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INTERVENTION #35

L’entretien qui espère

Discussion avec Mehran Tamadon, auteur d’Iranien

Découvert l’an dernier dans la section Panorama du Festival de Berlin, revu au Cinéma du Réel, Iranien se bonifie avec le temps. Tamadon, Iranien vivant en France, invite quatre mollahs à le rejoindre dans une villa pour discuter de la possibilité d’un état laïc et tolérant en Iran. Le film devient alors une expérience particulière de vivre ensemble, ainsi que de mise en place d’une rhétorique, discours contre discours, qui laisse parfois le réalisateur sans réponse devant l’humour, l’intelligence, ou l’absolue mauvaise foi de ses interlocuteurs. Iranien rappelle ainsi un autre film-dispositif, d’un autre Iranien coincé par le système, Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi, où les contraintes de la mise en demeure du cinéaste bloquaient dans un premier temps les tentatives de réalisation du projet. Comme Panahi, Tamadon fabrique à partir de ces contraintes mêmes le coeur de son film, et cette patience participe à sa réussite. Il tire de tout cela quelque chose de remarquable, là où certains ne pourraient voir qu’un combat d’idées parfois absurdes entre progressistes et religieux, à l’adresse de tous ceux qui estiment qu’on devrait s’abstenir de toute discussion, sous prétexte que l’autre est désigné comme l’adversaire.

Cet entretien, réalisé il y a quasiment un an au Centre Pompidou, pourrait ne plus être d’actualité. Iranien est sorti il y a plus de deux mois à Paris, dans quelques salles. Mais le film a créé sa propre actualité, en invitant les spectateurs dans de nombreux débats avec son réalisateur un peu partout. L’actualité du mois de janvier s’est également chargée de donner une autre résonance au film de Mehran Tamadon. Une fois passés les messages unanimistes et les témoignages d’émotion, aussi sincères soient-ils, un semblant de dialogue peut se mettre en place et c’est ce qu’Iranien réussit sans doute de mieux.

Independencia : Après avoir découvert Iranien, nous sommes désormais très curieux de voir tes deux films précédents.

Mehran Tamadon : Ma démarche a évolué. Bassidji (2009), le second film, parle des milices du régime. Il se déroule à la frontière Iran-Irak. Je filme les vestiges de la guerre entre les deux pays. Le ton est aussi calme, même si j’y apparais plus insistant. Je me plonge davantage dans leur monde. Dans le précédent, Femmes de martyr, je filmais des cérémonies de deuils. Ce sont des balbutiements. J’ai beaucoup moins peur désormais.

Independencia : Dans Iranien, on a parfois l’impression que certaines répliques sont écrites. Au début du film, on constate que tu as rencontré beaucoup de gens. Tu as fait un "casting" ?

Mehran Tamadon : J’ai vu en tout une trentaine de personnes. Je n’ai pas vraiment fait un "casting", j’ai simplement filmé ceux qui ont accepté. Contrairement à une étude sociologique, ou à un film de fiction, un documentaire se fait avec ceux qui sont d’accord, surtout dans ce type de milieu et de contexte. J’avais déjà tenté cette expérience avec d’autres gens.

INDE : Après Bassidji ou avant ?

MT : Après Bassidji. Une première fois, en 2011, j’ai tenté de filmer dans une maison, mais pas celle-là, dans une autre ville, la ville religieuse de Qom, juste à côté de Téhéran. J’ai réuni quatre mollahs dans une maison que j’ai loué. J’ai essayé au fur à mesure de faire passer cette maison pour « la maison du vivre ensemble ». Aucun d’eux n’a joué le jeu. J’ai commencé à discuter de cette idée avec eux, jusqu’à ce qu’ils acceptent de parler un peu plus. Comme je n’arrivais pas à les convaincre, j’ai décidé de démarcher progressivement. Je me suis mis en tête que tout allait venir plus ou moins naturellement : qu’ils allaient s’asseoir, et qu’à un moment, ils allaient commencer à faire à manger, à faire la prière, que la maison allait finir par devenir le lieu du vivre ensemble. Or, les mollahs, quatre jeunes, ont refusé de faire quoi que ce soit. Ils s’asseyaient, pendant trois, quatre, voire même cinq ou six heures, et ne bougeaient pas. Je leur proposais du thé mais ils n’en buvaient pas. Je mettais une corbeille de fruits mais n’en mangeaient pas. Ils me disaient : « on va faire notre prière dans la mosquée. » Je leur répondais : « Vous ne voulez pas la faire ici ? » Et le reste du temps, ils restaient assis sans rien faire.

INDE : La discussion avançait-elle ?

MT : Elle était intéressante. Durant 9 jours, ils sont venus le matin, à 9-10h, parfois à même à 5-6h du matin, avant leur prière du matin ou avant d’aller au travail. On discutait pendant trois ou quatre heures chaque matin. En tout, nous avons filmé 30 heures de discussion, assez riches. Et au septième jour, l’un d’entre eux, que je connaissais par ailleurs, me dit : « tu as remarqué qu’ici, on ne mange pas, on ne boit pas. Qu’on ne fait pas la prière, qu’on ne fait rien. Tu es un impie. Les impies sont impurs. Tout ce que tu touches avec tes mains mouillées est sali. L’autre jour, tu as apporté un verre de thé, et avec les gouttes qui tombaient par terre, regarde tout ce que tu as sali. »

INDE : Un dialogue était possible, mais pas un film ?

MT : Il n’y avait pas de « vivre ensemble » possible. C’était vraiment compliqué. Quand je voulais aller aux toilettes, il fallait que je rince les poignées, l’évier, etc.

INDE : On te voit essuyer une poignée dans le film, y poser un mouchoir par dessus.

MT : C’est un hasard. L’eau transmet l’impureté, selon eux. L’impie salit avec l’eau tout ce qu’il touche. Si j’ai les mains sèches, je peux leur serrer la main.

INDE : Ce film non utilisé a servi de « brouillon ». Est-ce qu’il a été une base pour faire le film que l’on a vu ?

MT : En réalité, je pouvais déjà faire un film sur l’impossibilité du vivre ensemble.

INDE : Cela aurait été un film totalement différent.

MT : Dans ce film, mon propos aurait été le suivant : « j’ai tenté une expérience et ça n’a pas marché. » J’avais aussi subi des interrogatoires, lors desquels il m’avait clairement été dit que le vivre ensemble que je recherchais était impossible. On m’a asséné qu’un athée et un religieux ne pouvaient pas vivre sous le même toit. Comme le documentaire montre ce qui est possible et impossible, je me disais qu’il témoignerait de cette impossibilité. On m’a alors prévenu que montrer cette impossibilité serait encore pire.

INDE : On pense beaucoup au film de Jafar Panahi, Ceci n’est pas un film, qui a montré que le film qu’il voulait faire chez lui était une expérience impossible. On le voit lors d’une scène effectuer des marques au sol, à la Dogville. Il tente d’inventer une ébauche de mise en scène et des repérages, mais il se rend compte que tout ce qu’il pourra faire de chez lui n’a pas de sens, jusqu’à ce qu’un voisin frappe à sa porte pour descendre ses poubelles et soudain, le film se met à exister. Iranien marque la possibilité de tout de même faire du cinéma. Pourquoi ne pas avoir gardé cette impossibilité et avoir voulu la rejouer ? La conclusion montre que cela ne marche pas non plus.

MT : Il y a quand même plus d’ouverture que dans une situation où quatre personnes s’assoient et ne bougent pas.

INDE : Tu leur fais d’ailleurs remarquer qu’ils acceptent des choses que le système refuse, notamment au terme de la discussion que vous avez sur la musique, parce qu’on ne peut pas écouter de voix de femmes dans les rues, par exemple. Quelles sont ces choses qu’ils finissent par plus ou moins accepter ?

MT : Celui qui parle le mieux dit : « Moi j’accepte la musique ». Ensuite, ils tolèrent la photo de Mossadegh dans la maison. Ils le font pour moi. Le moins bavard n’aime pas la musique, mais consent à le faire pour moi. Mes films montrent une tentative de relation d’individu à individu. Au milieu d’eux, un système nous empêche d’avoir cette relation. A aucun moment il ne faut oublier qu’il existe ce système omniprésent. Je cherche malgré tout à leur parler comme à des individus. Il y a une tentative horizontale et une verticalité, ce système qui nous sépare. Si nous n’arrivons pas à nous parler, je suis persuadé que nous allons tout de même pouvoir régler certaines choses. Je trouve déjà très positif qu’ils aient accepté d’entendre quelqu’un qui ne pense pas comme eux.

INDE : On sent que tu ralentis ton débit à chaque fois que tu prends la parole. C’est intéressant d’entendre tes hésitations, lorsqu’ils te demandent si tu crois en Dieu, si tu as des doutes. Il te faut très longtemps pour répondre. Lorsque tu retraces rapidement l’histoire de la révolution islamique, tu pèses chacun de tes mots. Par rapport à la première expérience inaboutie, les personnes que tu as filmées dans Iranien étaient plus ouvertes. Est-ce pour cela que l’expérience s’est mieux passée ?

MT : Cela s’est mieux passé parce que j’ai beaucoup moins insisté avec eux, notamment avant qu’ils ne viennent dans la maison, sur le fait que je n’étais pas croyant. Avec les premiers, j’avais tellement répété que je ne croyais pas en Dieu qu’ils se sont persuadés qu’un échange était impossible. Avec les personnes que j’ai filmées dans Iranien, j’ai été plus évasif sur la question : « Je suis différent, je ne pense pas comme vous, j’ai vécu en France ».

INDE : Ils comprennent que tu es athée.

MT : Ils ne le réalisent réellement qu’une fois installés dans la maison et lorsque nous commençons à discuter. Ils n’y croient pas tellement. Ils m’avaient déjà posé la question avant, mais cela s’était limité à une simple question. Avec les autres mollahs, j’avais insisté non pas une fois, mais mille fois. Je voulais montrer que j’étais impie. J’ai envie de tordre le réel, qui représente quelque chose de rigide. Mais à vouloir trop le changer en disant : « Je suis extrêmement différent, venez avec moi dans la maison. », le piège s’est refermé sur moi. Mes premiers interlocuteurs n’ont pas accepté de jouer le jeu. Il a fallu modifier ma manière de communiquer. Avant cela, j’avais déjà connu cette expérience avec les bassidji, où je m’étais montré encore plus virulent. J’ai braqué tout le monde. Nous étions après les élections de 2009. Je n’étais pas dans mon assiette, et eux non plus. On s’énervait dès qu’on se parlait.

INDE : L’instant où ils comprennent que tu ne leur as pas tout dit est-il réellement dans le film ou as-tu choisi de montrer un moment plus intéressant ?

MT : La question de mon athéisme est toujours dans l’air. C’est lors de la séquence du petit déjeuner qu’on en parle vraiment pour la première fois.

INDE : Souvent, on sent que tu as mis le doigt sur quelque chose, et tu coupes. A la fin, quand joue la musique, la discussion se termine sur un “Allahou akbar”. Est-ce qu’ils l’ont fait à d’autres moments, pour couper court à la conversation ?

MT : Dire “Allahou Akbar” ou couper court à la discussion ? L’un comme l’autre, ils l’ont fait à d’autres moments. (rires)

INDE : On attend parfois que tu continues à argumenter.

MT : Soit ça tombe à l’eau, soit l’échange repart sur un vieux thème. On finit par se répéter.

INDE : Les rapports que tu entretiens avec eux, tout de même assez violents, se déroulent dans le plus grand calme. Tu estimes avoir eu de la chance de les avoir rencontrés ?

MT : J’aurais pu me décourager plusieurs fois après toutes les rencontres infructueuses de discussion avant de trouver ceux qui convenaient au film.

INDE : Au début, on voit une image où tu fais répéter un geste à quelqu’un (Camille mime le geste), la discussion a l’air intense.

MT : L’homme auquel tu fais référence est un bassidji. Le rapport avec eux est beaucoup plus frontal. La scène est tournée en 2010. Durant cette année, j’ai passé six mois en Iran, et je n’ai pu filmer que trois fois, pendant trois jours, à peu près cinq ou six heures de rushes, soit un nombre d’heures ridicule. Il y avait de quoi déprimer. Je voulais absolument réussir à trouver quelque chose et je n’ai pas lâché. Entre temps, j’ai subi des interrogatoires. En 2011 a eu lieu l’expérience impossible avec les mollahs. J’avais environ 30 heures d’images. En sachant que je n’avais filmé que trois jours un an auparavant, je me suis quand même dit qu’il fallait continuer. Je trouvais ce laboratoire intéressant malgré tout.

INDE : Au début du film, on a l’impression que tu as envie que les femmes participent à votre débat, puisque leur condition fait partie d’un des sujets les plus problématiques de vos discussions. Y ont-elles pris part ? Etaient-elles gênées d’être filmées ? Les hommes l’ont-ils interdit ?

MT : Elles étaient embarrassées d’être filmées, mais pas plus que quelqu’un de mal à l’aise devant une caméra. Les hommes ne les empêchaient pas d’apparaître dans le champ et il n’y a pas d’interdiction particulière pour filmer une femme. Je leur ai clairement proposé, plusieurs fois. Si tous ces gens sont dans le film, c’est parce que je les ai convaincus. Si je voulais que les femmes soient dans le film, il fallait que je fasse la même démarche pour les convaincre. C’était un obstacle supplémentaire, il aurait fallu, en plus de convaincre les hommes de participer au film, de les convaincre de laisser les femmes participer. Il aurait fallu que je trouve d’autres groupes. Cela aurait pu les faire fuir.

INDE : Une fois dans la maison, cela aurait pu se passer différemment. Ont-ils mis une pression supplémentaire ?

MT : Non. C’est quelque chose d’accepté et d’intériorisé. C’est une norme de leur société. Toute l’équipe -une dizaine de personnes- est masculine. Dans un milieu où femmes et hommes ne se mélangent pas, impliquer deux femmes avec une dizaine d’hommes était inconfortable.

INDE : Tu montres à l’une des femmes les images d’une crèche en France, où l’on voit une des salariées voilée au travail. Un des hommes regarde : il s’en va et finit par s’en moquer totalement. C’est une scène assez drôle mais aussi touchante, parce qu’ils s’ouvrent à ce moment-là à ce qui se passe en Occident, et que le film accorde une place aux femmes.

MT : On remarque bien sa curiosité à cet instant.

INDE : Est-ce qu’ils ont réussi à nouveau à te faire prier ou tu ne l’as fait qu’une seule fois ?

MT : Non, je n’ai prié qu’une seule fois.

INDE : On te dit que si tu ne le refais pas, tu risquerais d’avoir des problèmes.

MT : Il y a beaucoup de tension. J’accepte de le faire parce je suis dans une forme de tolérance et de générosité. Ils ne s’amusent pas du tout et estiment me convertir lors de cette prière. Quand tu pries, tu es selon eux dans une démarche de croyance.

INDE : Tu n’as jamais eu peur ? L’un d’eux dit qu’il va te casser la jambe : il plaisante ou pas ?

MT : C’est le type d’humour des gens élevés dans les quartiers populaires. J’imagine bien sa mère prendre une tong et BAM ! (il mime le geste), lui mettre une beigne. Dans certaines familles, on oublie parfois la pédagogie institutionnelle.

INDE : Pendant cette prière, tu te mets en danger en tant que personne mais aussi en tant que cinéaste, parce que tu acceptes de te faire diriger. Ce sont eux qui te mettent en scène. Le cinéma est aussi un rapport de pouvoir : ils peuvent utiliser certaines armes contre toi.

MT : Il existe plusieurs formes de distance, dont celle que j’ai en tant que personnage. Cela implique que le spectateur puisse comprendre ce qui est train de se passer. A aucun moment on ne pense que je suis en train de me convertir à l’islam parce que je fais la prière. Ils insistent, j’accepte. Tout est un jeu de distance, où je me situe par rapport à eux, et quel recul j’ai par rapport à moi-même. Ils n’ont pas toujours cette distance vis-à-vis d’eux-mêmes, ce qui est très intéressant. Par exemple quand l’un d’eux me dit : « est-ce que tu ne te sens pas différent maintenant que tu as fais la prière ? ». Là il n’a plus de distance, il est collé à lui-même. C’est le religieux qui parle.

INDE : Tu ne lui dis pas, pour lui faire plaisir, que ça t’a fait quelque chose de plus que de prendre une douche ?

MT : Je n’ai rien senti du tout.

INDE : Quels sont les retours de la communauté iranienne à Paris ? Te reproche t-on de ne pas assez te défendre ?

MT : Ceux qui font ce type de remarque ne sont pas du tout “politiques”, au sens concret et profond du terme. Ils ne se posent pas la question de ce qui se passe réellement entre eux et moi. Ils parlent de manière abstraite, en pensant qu’il faut que je bouscule ceux qui sont en face de moi. Faire l’accusation de complaisance, c’est oublier un peu vite qu’on aborde ensemble beaucoup de sujets très concrets sur l’Iran, mais aussi que mes interlocuteurs ont fait l’effort de venir chez moi pour en parler. Si j’avais été dans la confrontation directe, ils auraient vécu la situation comme comme un guet-apens : “Il nous a montré ses bons côtés pour ensuite nous cuisiner.” Je n’avais pas envie qu’ils pensent ça. Je souhaitais davantage avoir une relation avec eux, que le tournage avance et surtout qu’il aille jusqu’au bout. Je tiens à préciser dès maintenant que quand je parle des “Iraniens”, je ne généralise pas, c’est un raccourci pour parler de certains d’entre eux, qui auront du mal à prendre de la distance et à regarder ce film. Peut-être auront ils l’impression d’avoir une légitimité par rapport aux Français pour pouvoir juger les films iraniens - ce qui est à mon avis une illusion. Le film risque d’être plus difficile à supporter pour eux que pour un spectateur français, qui regarde ce film avec plus de recul.

INDE : Dans ton argumentation, on sent que tu veux t’accrocher à des concepts. Ils prennent des exemples extrêmes, comme celui de la “Barbie enceinte”, pour montrer l’état de dégénérescence des Occidentaux. Mais toi-même tu pourrais dire que certains Occidentaux trouvent aussi ces idées douteuses. Ce serait une façon de te rapprocher d’eux à peu de frais.

MT : Je botte en touche. L’un d’eux m’interroge sur la question du voile en France. J’esquive la question en lui disant : “peu importe “. Je lui demande si on est tous d’accord pour une société où eux et moi avons le droit de parler, de faire ou ne pas faire la prière. A chaque fois qu’il me parle de la société française, je le renvoie à ce qui est en train de se passer entre nous, si on peut déjà être d’accord dans notre cadre. Et la réponse est : “certainement pas”.

INDE : L’un d’eux te traite de dictateur.

MT : Je trouve génial qu’ils disent que je suis l’intolérant du groupe. J’arrive de France avec mes idées progressistes, et les rôles se renversent subitement.

INDE : Le plus fort d’entre eux avoue avec une totale transparence être un dictateur et agir en conséquence. Cela ressemble à un grand pas en avant. Est-ce qu’ils l’admettent aussi facilement d’habitude ? Ils se sont habitués ou adaptés à la caméra ? Cela ne les a-t-il pas gênés, même pendant la prière ?

MT : Non pas vraiment.

INDE : Tu décidais de tout ?

MT : Oui. Il ne faut pas oublier que je suis dans le cadre. Si j’avais été hors-cadre, je pense que les choses se seraient déroulées différemment. A partir du moment où je prends le risque d’être filmé, je ne filme pas de la même manière qu’en étant uniquement derrière la caméra.

INDE : Vous étiez à égalité. Combien avais-tu de caméras ?

MT : Je filmais avec deux caméras et cinq micros HF. Au mixage, on a vraiment travaillé la disposition et le placement des voix dans l’espace. Nous avons séparé les pistes et enlevé à chaque fois les sons du HF de ceux qui ne parlaient pas. Cela crée un espace sonore différent qui donne plus de relief à la voix de celui qui parle. D’un seul coup, on se rapproche de lui, comme pour un gros plan à l’image. On entend le moindre de ses gestes.

INDE : Cela fait partie du projet, de montrer au spectateur l’effet produit un face à face avec eux.

MT : On est en face d’eux à travers moi, vu qu’on s’identifie à moi. C’est pour cela que je ne peux pas être trop insistant, ni trop virulent face à eux, qui ont fait l’effort de venir jusqu’ici. J’agis comme j’agirais dans une relation de confiance.

INDE : Même symboliquement, ils sont dans le rapport de force, de pouvoir, alors que toi tu leur offres ta naïveté. Comme quand tu te tapes dans les mains en leur disant : « Ah, quelle réponse ! ».

MT : Là, je suis content. Ils pensent qu’on doit amener les gens vers le bas, vers la peur de la mort, la peur de l’enfer, pas vers le haut, grâce à la musique, les voix féminines.
 
INDE : Comment se sont-ils disposés dans la salle ? Tu t’adaptais à eux ou eux à toi ?

MT : Ils étaient libres de disposer de l’espace comme ils voulaient. Evidemment, le chef opérateur leur demandait parfois de se déplacer. Je n’imposais rien. Cela se faisait de manière assez simple.

INDE : Et la scène de la sieste ?

MT : L’un des deux opérateurs était parti pour faire un petit somme. Il n’y avait qu’une caméra, et nous commencions aussi à ressentir la fatigue. J’ai simplement dit au deuxième cadreur de laisser tourner. Le plus jeune des quatre mollahs, donc le plus conscient de son image, n’appréciait pas trop. Il était le plus réticent à être filmé.

INDE : Il semble parfois chercher l’approbation de son maître.

MT : Ce n’est pas tellement qu’il est indécis mais, même sur la question de la musique, qu’il semble apprécier, il hésite à livrer le fond de sa pensée, alors même que son maître l’incite à le faire.

INDE : Lui, au contraire semble beaucoup apprécier la musique. Il chante lorsqu’il fait griller des épis de maïs. On voit qu’il aime ça ; il a d’ailleurs une belle voix. Tu as dû être heureux d’avoir dans ton film une personnalité aussi intéressante et riche que lui. Il parle très bien.

MT : Dès que je l’ai rencontré à la mosquée où il travaillait, je me suis dit que ce serait génial qu’il accepte. C’est déjà une star.

INDE : Pourquoi a t-il accepté ?

MT : Une semaine avant le début du tournage, j’avais l’accord de quatre personnes. Or, une semaine avant les premières prises, deux des quatre me disent non. J’avais le choix entre le report du tournage, comme souvent jusqu’alors, ou de tenter de trouver deux personnes en une semaine - en sachant que personne ne prévoit rien environ trois mois à l’avance. On pouvait me dire oui ou non pour le lendemain. J’ai donc activé mes réseaux et demandé à quelqu’un que j’avais rencontré lors d’une cérémonie religieuse, s’il pouvait m’aider pour mon projet. Il m’a dit qu’il connaissait une personne plutôt drôle, avec pas mal d’expérience. Nous nous sommes rencontrés ; il m’a d’abord demandé les DVD de mes films et un projet écrit ; et surtout, les questions que je souhaitais aborder avec lui. J’ai été honnête en disant qu’il s’agissait d’un débat de société : des questions sur la musique, la liberté d’expression, le voile et les femmes. Une fois qu’il a examiné tous ces éléments, il a accepté.

INDE : Il est donc venu accompagné de son jeune élève.

MT : Oui. Il m’a même demandé si je voulais quatre personnes supplémentaires.

INDE : Pourquoi était-ce si important d’être transparent dans ce travail de préparation ?

MT : Il ne fallait surtout pas que je me présente comme un religieux. Déjà, cela se voit à des kilomètres que je n’en suis pas un ! C’est comme si toi (il désigne Camille) tu allais en Iran et que tu te présentais comme musulman, on verrait tout de suite que tu te fous de la gueule du monde !

INDE : Tu as volontairement accentué cette différence vestimentaire, avec le poncho que tu portes dans le film ?

MT : Il paraît que c’est très moche, mais j’adorais le porter à la maison. Je me sentais à l’aise avec.

INDE : Revenons sur le premier plan, où l’on voit des passants saluer quelque chose, marquer un temps d’arrêt pour porter la main à leur cœur. Le spectateur pourrait y voir un regard caméra, un salut qui lui est adressé, ou bien une marque de respect au metteur en scène.

MT : En réalité, ils saluent un mausolée, le grand sanctuaire de Fatima Ma’soumeh, à Qom. La caméra ne cadre pas le mausolée, parce qu’il est dans mon dos, hors champ. Du coup, lorsque les passants traversent le champ filmé, il s’arrêtent pour saluer le mausolée. C’est une manière d’ouvrir le film, effectivement comme pour saluer le spectateur.

INDE : La présence de la caméra ne les gênait pas ?

MT : Ils remarquaient la caméra mais sans y prêter d’attention particulière. C’est une bien petite chose dans un décor aussi grandiose.

INDE : On s’est posé une autre question pendant la projection. Lorsque vous décidez ensemble d’afficher au mur de la chambre vos bibliothèques personnelles, imprimées sur des toiles, figure parmi tes livres Le Livre de l’hospitalité. L’un des mollahs te demande de traduire ce titre. Tu le dis en français, mais est ce vraiment le livre qu’il a choisi ? On dirait que l’élément a été rajouté en post-synchro.

MT : Non, c’est un superbe hasard. C’est le passage en français qui change le ton et le son.

INDE : Pourquoi a t-il demandé ce livre en particulier ?

MT : Sûrement parce qu’il s’agit d’un gros livre, de 2000 pages, qui se remarque facilement.

INDE : Il s’est peut-être dit que c’était ton livre « religieux ».

MT : Il aurait pu choisir un autre livre, mais ce hasard est magnifique, comme d’autres dans le film. A propos des bibliothèques imprimées, je voulais à l’origine discuter de la liberté d’expression, et des livres que chacun possédait. Au final, comme ma bibliothèque était plus grande que les leurs, nous n’avons discuté que d’occupation de l’espace.

INDE : Tu n’imaginais pas qu’elle soit la plus la grande des quatre ?

MT : En fait, c’est un hasard si les leurs sont plus petites : elles ont été imprimées en plus petite taille. Je promets qu’il s’agit là d’un évènement totalement involontaire. C’est un accident d’impression !

INDE : Ils parlent de leurs psychologues, de psychanalystes.

MT : Oui, mais toujours avec une interprétation religieuse.

INDE : Est-ce qu’ils ont vu le film ? Tu vas leur montrer ?

MT : Ils n’ont pas encore vu le film mais je vais leur montrer, bien sûr.

INDE : Le film ne sera pas projeté en Iran ?

MT : Non. Ils le regarderont chez eux, en DVD. Mais il circulera, comme beaucoup de films interdits.

INDE : Tu as pensé aux Iraniens qui regarderaient le film et que tu pourrais choquer au moment de filmer ? Je pense au moment où tu parles d’un dessin de femme nue, mais qu’on ne voit pas. As-tu coupé des choses et pris en compte la censure ou une forme d’auto-censure ?

MT : Ce n’est pas dans le film, mais je fais référence à l’époque où je dessinais des modèles nus, à l’école d’architecture. Je leur disais que je ne ressentais rien et que j’étais concentré sur le travail du dessin, mais aussi que personne n’était tenté par quoi que ce soit. Ils ne me croyaient pas.

INDE : On a l’impression que le plus mou des quatre a un problème avec la sexualité. Il veut qu’on arrête de prononcer le mot "nu".

MT : C’est surtout lié à la présence des femmes dans la maison.

INDE : Il y avait des rapports de force entre eux ?

MT : Plutôt de la distance. Celui que vous trouvez "mou", le père de famille, par exemple, était plus dans la foi et moins dans la discussion avec moi. Il était là pour me convertir et non pour démonter mon système. A partir du moment où il y a un Dieu, une religion, un propriétaire unique, une loi, on doit obéir à cela et s’y tenir selon lui. Il parle pour lui et ferme toutes les portes. Le meilleur orateur des quatre est davantage dans le dialogue.

INDE : C’est pourtant le plus croyant qui se dit prêt à établir la société du vivre ensemble. Est-il engagé politiquement ?

MT : Ils le sont tous, d’une manière ou d’une autre, comme des militants.

INDE : Est-ce que tu penses que l’expérience les a changés ?

MT : Je n’ai pas encore eu de retours, mais je pense qu’ils ont été touchés par ces deux journées de discussion et de vie commune. J’imagine qu’ils trouvent tous injuste que je sois coincé en France.

INDE : Il faudrait prononcer à chaque fois le titre ainsi : « Iranien de Mehran Tamadon ». Ce titre est indissociable de son auteur.

MT : “Iranien”, c’est eux, mais aussi moi. Je revendique ce droit d’être iranien au même titre qu’eux.

INDE : Est-ce que c’est aussi pour représenter les Iraniens non-religieux ? On va peut être penser que les Iraniens ce sont eux, mais il ne faut pas perdre de vue que les Iraniens sont aussi des gens comme toi, pour qui la question religieuse et morale n’est pas centrale.

MT : Je ne prétends pas représenter les Iraniens. C’est une expérience personnelle, entamée il y a douze ans, lorsque je suis allé dans le cimetière de Téhéran et que j’ai filmé les mères de martyr. J’en avais assez de rester dans mon petit milieu bourgeois et intellectuel à Téhéran. J’avais envie de voir ce que d’autres gens pensaient. Dialoguer avec l’autre permet de mieux se connaître. C’est une initiative que certains de mes amis ne partagent pas, parce qu’ils me reprochent le dialogue.

INDE : C’est aussi une démarche de cinéaste.

MT : C’est lié à mon tempérament de curieux. Certains Iraniens athées pensent qu’il ne faut même pas aller parler avec les religieux. Je ne suis pas un symbole, je vis une expérience que je transmets aux autres. J’ai récemment dit à une radio iranienne que j’étais jusqu’alors persuadé qu’il fallait que je montre mes films aux Iraniens. J’ai arrêté de le penser. Je ne peux pas les forcer à regarder quelque chose qu’ils n’ont pas envie de voir. Beaucoup de mes amis m’ont dit de ne pas filmer les gens que je filme, qu’ils étaient dégueulasses et indignes d’intérêt.

INDE : On a entendu un peu n’importe quoi sur le film, qu’il était complaisant, voire pro-régime.

MT : Je ne suis pas complaisant avec eux. Je respecte ceux qui me disent que j’ai fait un film pro-régime, mais je préfèrerais qu’ils me le disent en face. Cette fourberie est dangereuse, elle sème quelque chose. Ceux-là ne cherchent pas à comprendre ce qui se passe, à échanger et évoluer comme moi.

INDE : Les mollahs témoignent d’une forme de cynisme. « On est pas sur terre pour sentir les fleurs, mais parce qu’on a peur de mourir ». Ils ne doivent pas rigoler souvent. Le plus à l’aise d’entre eux n’est pas sincère, on sent qu’il prend du plaisir dans certaines choses, quand il fait cuire son maïs notamment.

MT : Oui, bien sûr.

INDE : Pourquoi avoir évoqué auprès d’eux le nom de Jean-Luc Mélenchon ? Tu fais une tête qui semble dire : « Ne me tapez pas ! ». Est-ce qu’ils sont revenus sur le sujet des hommes politiques français ?

MT : Ce n’est pas dans le film, mais je leur ai montré des images de manifestations. En Iran, on répond aux rassemblements politiques par la répression. J’avais des vidéos très courtoises, des scènes calmes qui tranchaient avec ce qui se passe en Iran. Je ne l’ai pas montré dans le film parce qu’ils m’ont tout de suite dit que j’avais cadré, sélectionné ce que j’avais envie. A part la vidéo de la crèche, je ne leur montre pas d’images dans le documentaire. Ca n’était pas très concluant et intéressant. Peut-être le ferai-je dans une version longue.

INDE : Tu voudrais en faire une ? Est-ce que ton film pourrait intéresser la télévision par exemple ?

MT : Je pourrais faire une version de recherche de 6 heures. Arte ne voulait pas d’Iranien, alors encore moins une version de 6 heures.

INDE : Pourquoi ?

MT : Cela ne les intéresse pas. Ils ont arrêté au milieu, à la séquence où le mollah cuit son maïs. Je pense qu’Arte produit des films pour se cultiver. Il ne veulent pas d’un film polémique sur une expérience de pensée contradictoire. C’est une tendance qui se dessine de plus en plus, celle de produire des objets culturels, plus lisses et factuels.

INDE : Si demain, tu obtiens un prix [le lendemain de l’entretien, le film a remporté le Grand Prix du Cinéma du Réel, ndlr], certains vont s’y intéresser à nouveau. Le film va t-il sortir en France ?

MT : Il sortira, mais je n’ai pas de date, ni de distributeur [il est sorti le 3 décembre 2014, distribué par ZED].

INDE : Quel sera le prochain ?

MT : Je voudrais faire un film sur le parcours qui m’a amené à réaliser Iranien, m’arrêter sur ces trois années de tournage, sur ces 200 heures de rushes non utilisées. Il montrera l’envers du décor, celui qui a servi à la construction d’Iranien, les interrogatoires, les tentatives, les ratés…

INDE : Le film se clôture sur une note douloureuse : un plan dans une voiture, où l’on voit défiler des lumières du soir, floues, et un cadre qui bouge. Avec une mauvaise nouvelle : un délai de séjour supplémentaire de 30 jours en Iran, accompagné d’une interdiction d’y retourner à nouveau.Tu ne peux plus revenir en Iran. Il n’y a aucune chance qu’on lève la sanction ?

MT : Si je reviens, je ne repartirai pas.

Propos recueillis le 29 mars 2014 à Paris

par Camille Brunel, Thomas Fioretti
mercredi 11 février 2015

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