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37ème Cinéma du Réel 2015

#1 Un refuge dans le réel

Et nous jetterons la mer derrière vous de Noémi Aubry, Clément Juillard, Anouck Mangeat, Jeanne Gomas 2014, France, 72 min, Compétition Française

Futaba kara toku hanarete dainibu de Atsushi Funahashi 2014, Japon, 114 min, Compétition Internationale

“Le réel, c’est quand on se cogne” a dit Lacan. Voici deux films où on n’y cesse de s’y “cogner”. Tous les deux parlent des réfugiés : d’un côté, les victimes de l’accident de Fukushima, réfugiés dans leur propre pays dans Futaba kara toku hanarete dainibu de Atsushi Funahashi (en anglais Nuclear Nation II, un titre de blockbuster, suite de l’épisode 1 daté de 2012) ; de l’autre les migrants du Moyen et Proche-Orient vers la Turquie, la Grèce et l’Italie dans Et nous jetterons la mer derrière vous, un film collectif de Noémi Aubry, Clément Juillard, Anouck Mangeat, et Jeanne Gomas.

La vaste entreprise de Funahashi, sur plusieurs années, a le mérite de se tenir à un ou deux principes simples : le premier est de donner la parole aux institutions qui doivent prendre en charge les victimes de la catastrophe du 11 mars 2011 à Fukushima. La ville de Futaba a vu la plupart de ses habitants être relogés dans un lycée de la province de Saitama, réquisitionné indéfiniment. Le film fait ainsi se succéder la parole des politiques locaux et des déclassés, et opère un va-et-vient enregistré avec une certaine rigueur. Le procédé pourrait ainsi durer beaucoup plus longtemps tant certains témoignages passionnent, intriguent ou émeuvent - Funahashi a par ailleurs la délicatesse de couper avant que les entretiens ne deviennent gênants ou obscènes. L’un d’eux détonne dans le déroulé du film : un agriculteur est ordonné d’abattre son troupeau de bœufs déjà condamnés. Il refuse et décide de continuer à les nourrir jusqu’au bout, mêmes malades, (et probablement à mourir avec elles). Ce renoncement s’inscrit dans une action non-rationnelle, qui tranche avec le pragmatisme des occupants du lycée et des habitants de Futaba. Comme si, après avoir vécu son économie florissante, le pays était à nouveau condamné à revivre des états de guerre et de catastrophe. Le thème signé du pianiste Ryuchi Sakamoto ressemble à une petite élégie qui donne une tonalité grave au film, en évitant à Funahashi de trop s’attarder sur le spectacle de la mort et de la destruction.

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à la sortie de la projection, j’échange brièvement avec C.B., critique et programmatrice.

TF : Je trouve que la séquence de l’agriculteur, qui s’entête à continuer à nourrir ses bêtes malades, est forte, mais elle détonne dans le déroulé du film. Cela ne lui ressemble pas. Cet homme semble glisser vers la folie, et tout le reste montre au contraire des gens qui s’accrochent à des problèmes extrêmement concrets, pragmatiques (scotcher les interstices des Futon entre eux pour ne pas tomber, évoquer la proximité entre voisins dans une caravane, etc.) .

CB : Ce que tu dis sur la folie me fait penser au cinéaste chinois Zhao Liang ? Est-ce que tu connais ?

TF : Non.

CB : C’est un cinéaste qui a réalisé notamment Crime & Châtiment en 2007. Il y montre des situations absurdes, administratives, ou de travail, où les protagonistes sont rendus fous par les démarches qu’ils ont à exécuter. Impossible de savoir si cette folie était déjà présente ou si le système les rend malades.

TF : En tout cas, ce glissement ne ressemble pas au film. Et c’est pour ça que cette scène est étonnante dans la mise en place systématique qui a précédé.

CB : C’est possible.

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Des migrants, des cartes, un voyage de la Turquie à la Grèce en passant par le Maroc : on croirait entendre le pitch d’un film de Tariq Teguia. Et nous jetterons la mer derrière vous est une polyphonie de voix de migrants ayant tenté leur “chance” à l’étranger. Le mot est bien ironique tant le parcours du combattant qui les attend au delà de leur frontière est un chaos que le film, lui même sans dessus-dessous, semble également prendre à son compte. L’un d’eux retrace durant tout le film, sur une carte dépliée au sol, son trajet depuis la Turquie jusqu’à la Grèce (qui interdit l’asile et accueille à titre temporaire les exilés). Entrechoquant plusieurs témoignages il échoue à rendre ces télescopages plus clairs et à trouver une forme juste. Les images et les cadres, parfois aléatoires, semblent trop redondants avec le désordre vécu et raconté par les migrants.

Pour les parisiens, le festival est à deux pas, dans le cadre ouaté du Centre Pompidou. Trouver refuge dans le cinéma, lorsque le réel devient trop difficile à supporter, est parfois confortable. Mais le cinéma doit pouvoir nous aider à mieux vivre, à nous éclairer sur l’état du monde. Independencia a souvent cherché des phares, des guides à travers les films. Mardi soir, au Jeu de Paume, Avi Mograbi a présenté son nouveau projet, en cours de réalisation et de montage, sur les migrations d’Afrique de l’Est (Soudan, Érythrée principalement) vers Israël. Loin de trouver une solution, l’état hébreu les parque dans des camps pendant des mois, des années, où ils passent leur temps à ne rien faire. Avec l’aide d’un metteur en scène de théâtre, le cinéaste israélien est allé à leur rencontre, créer des groupes de travail, où la mise en scène des deux artistes permet de leur donner à nouveau la parole pour la libérer. Les rôles qu’ils endossent, partant de leur expérience, relèvent d’une action à la fois symbolique et émancipatrice. La précision des premiers rushes revenait en tête face à ces hésitations, et a déjà donné très envie de voir la suite.

par Thomas Fioretti
samedi 21 mars 2015

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