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Cannes 2015

L'ombre des femmes  de Philippe Garrel

Quinzaine #1

5.8

La projection de L’Ombre des femmes est précédée par un court métrage de Garrel tourné pendant mai 68, perdu et retrouvé récemment : Actua 1. Des images des pavés deterrés, des grilles délogées et des CRS filmés de près se succèdent dans des plans courts, avec une voix-off scandant tantôt des sentences poétiques, tantôt des slogans révolutionnaires. Le court est en fait conçu comme une anti-séquence d’actualité de l’époque gaullienne (il devait ensuite y avoir Actua 2, Actua 3, etc.), mais le paradoxe veut que, rétrospectivement, les plans et la voix-off donnent l’impression de s’enfermer dans la même solennité nasillarde reprochée aux gaullistes de l’époque. Et c’est dans cette mesure que le court éclaire d’une lumière inattendue le long métrage projeté juste après. L’Ombre des femmes entretient un rapport ambivalent aux images d’archives et aux mythologies de Garrel de manière générale - cette fois-ci la résistance et l’idylle parisienne. Le film met en scène Pierre (Stanislas Merhar) et sa femme Manon (Clotilde Courau), qui en plus de leurs métiers alimentaires, travaillent l’un comme réalisateur et l’autre comme monteuse sur un documentaire consacré à un ancien résistant. Dans son style comme dans son intrigue, le film est hanté par des images passées : l’histoire d’amour à Paris, et en noir et blanc, de deux personnes qui se trompent pour “vivre la vie plus intensément”.

Dans la première scène, Clotilde Courau est surprise au sortir de sa douche par son propriétaire qui lui réclame son loyer, non sans lui avoir reproché sa vie de bohémienne, avec ses murs en lambeaux et son réchaud sur la cuisinière. Le romantisme de cette scène sonne tellement faux, avec sa princesse grimmée en travailleuse précaire, qu’on soupçonne Garrel de se moquer un peu du monde avec son film de crise. Mais ce décorum a priori étouffant gagne en intérêt à mesure qu’il devient le sujet du film. Les histoires d’amour de Pierre ont à voir avec le cinéma : il est avec une monteuse qui, selon la voix-off, est “l’ombre de lui-même”, et en rencontre une autre qui s’affaire autour de bobines. S’il est question de l’ombre des femmes, on se demande d’où vient la lumière : de Pierre ou de l’image elle-même ? Après s’être séparés, Pierre et Manon se retrouvent à l’enterrement d’Henri, l’ancien résistant de leur film. On y apprend que le résistant n’en était pas un, et qu’Henri était en réalité un traître… Morale de l’histoire, de la bouche de Garrel lui-même : “l’histoire disait faux, mais l’amour disait vrai”. En dernière instance, et paradoxalement, cette distance du regard vis-à-vis des mythologies en tout genre font qu’on est prêt à le croire.

par Timothée Gérardin
vendredi 15 mai 2015