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Au Paradis des contes, le bilan est globalement positif

6.9 / 7.7

Ce texte a été d’abord publié sous sa forme originale dans la rubrique Cannes 2015.

Admettons que ni la fin personnelle ni la fin sociale ne puissent justifier les moyens. Il faudrait alors chercher d’autres critériums en dehors de la société telle que l’histoire l’a faite et des fins suscitées par son développement. Où ? Au ciel si ce n’est sur la terre.

Léon Trotsky, Leur morale et la nôtre (1938)

Cette année, deux beaux films cannois étaient des contes. Ils l’étaient pleinement, à part entière puisqu’aucun des deux n’adaptait un conte en particulier, préexistant. Miguel Gomes prend soin de rappeler dans un carton au début de chaque épisode de son triptyque que ses Mille et Une Nuits ne sont pas une adaptation du recueil de contes arabes, mais que la structure du film en est librement inspirée. Quant au Trésor, il ne fait que voisiner avec les aventures de Robin des Bois, héros légendaire des récits populaires du Moyen-âge anglais.

La troisième partie des Mille et Une Nuits (lire sur les deux premiers volumes ICI et ICI) est à son tour composée de trois récits différents : deux principaux, l’un où Schéhérazade se demande si elle peut encore raconter des histoires, et où elle décide de s’évader et de parcourir son pays ; l’autre, constitué d’un documentaire sur des éleveurs de pinsons au Portugal. Un troisième, plus court, intitulé “Forêt chaude”, intercalé entre les deux autres, filme les manifestations du 25 avril, date anniversaire de la Révolution des Oeillets. Le Trésor de Corneliu Porumboiu est en revanche composé d’un seul bloc : un père de famille accepte d’aider son voisin de palier endetté à chercher un trésor dans le jardin d’une maison familiale. L’homme qui vient en aide à son ami est persuadé que ce trésor est un héritage de riches boyards qui ont participé à la Révolution de 1848. La laborieuse recherche de l’objet aboutit à la découverte de titres d’actions Mercedes datant des années 1960, prenant à contrepied les croyances des personnages qui pensaient ressusciter un vestige de la grandeur nationale pré-communiste.

Chacun garde en tête le goût de Miguel Gomes pour les chansons pop, et notamment la version chantée de Be My Baby entendue dans Tabou. Dans ce troisième volet des Mille et Une Nuits, ce sont au moins deux versions différentes du tube psychédélique Calling Occupants of Interplanetary Craft que l’on entend, au milieu et à la toute fin de film, lors du dernier plan, un long travelling qui suit un éleveur de pinsons. Ici plus que dans le précédent, l’aspect pop des films de Gomes se dédouble : c’est un signe supplémentaire qu’on regarde un film réellement populaire, et une confusion de plus. La première heure du film montre qu’un angle de caméra vaut pour tel autre, que telle ou telle perspective sur une scène, montée en split-screen, ne change pas grand-chose. Les vessies peuvent passer pour des lanternes, quelques mots être soudain remplacés, contre toute attente, par une mise en images. De même, contrairement aux deux premiers volets du triptyque, un conséquent volume de texte remplace cette fois-ci la voix off. Ces interversions permanentes surprennent vite, tant ce film qui prend pour sujet les ravages causés par l’austérité au Portugal aurait pu être une critique frontale des jeux langagiers qui ont présidé à l’établissement de politiques anti-sociales. Il préfère suivre une autre voie et montrer le confusionnisme dans toute sa nudité heureuse. La confusion des mots et des images n’en est pas moins un symptôme : c’est parce que ses histoires s’épuisent et que l’aigreur les guette que Shéhérazade se décide à fuir la demeure de son père, à voir du pays pour en tirer de nouveaux récits, mimant ici la démarche de Miguel Gomes lui-même.

Alors qu’elle n’est chez Gomes qu’une donnée de départ, c’est à une confusion aussi qu’aboutit finalement Le Trésor, mais au terme d’une patiente hiérarchisation des histoires. La grande nation roumaine n’est finalement que sa version communiste méprisée par les héros, le trésor patriotique n’est qu’un reliquat de la grandeur automobile allemande. Il s’agit en réalité d’abord de distinguer les histoires, de savoir choisir celles auxquelles on peut croire et se fier. Les protagonistes exercent un scepticisme plus que légitime à l’égard des fables du communisme officiel, mais se demandent aussitôt par quelles autres histoires ils pourraient se laisser guider. Puisqu’ils ne savent jamais où ils vont, ils peuvent toujours retenir la leçon : il faut savoir d’où l’on vient, et la seule chose valable que le communisme leur aura apprise, c’est qu’ils sont à jamais des prolétaires, toujours en retard d’un héritage.

Gomes plonge plus rapidement les mains dans le cambouis, bien avant que les amis roumains mettent les leurs dans la terre d’un jardin. Chacun est pourtant touché au fond, depuis toujours, par le même mal. La nostalgie du cinéaste portugais est connue : les goûts rétro, la pop, les montages enfantins voire infantiles. Comme elle est ici un problème d’entrée de jeu, la première partie en fait son affaire, et produit pour une fois une vraie marche en avant. D’une imagerie un peu attendue (costumes orientaux et chansons psychédéliques) naît une histoire pour enfants, d’un film surgit une scène de théâtre, une chanson enfante un souvenir. Rien ne se perd, tout se transforme.

La position de l’enfant nostalgique pourrait être un vestige de Rédemption : un Sarkozy coupable, joué par Jean-Pierre Rehm, disait alors son regret de ne pas avoir été un bon père pour son fils. A cet enfant, rien n’est ici impossible : il peut jouer tant qu’il veut. Aux prolétaires tout n’est pas permis. Leur monde n’est pas infini, la fantaisie du conte en est justement la limite, sinon la cruelle ironie. Le livre se referme lorsqu’il s’agit de revenir à la réalité et parer en catastrophe au délire de l’enfant, qui croit encore qu’une boîte aux dimensions ridicules peut contenir le trésor d’une nation plus que centenaire. La force comique du film surgit alors presque involontairement, tant les deux chasseurs de trésor n’ont ni le sérieux requis par la tâche ni l’innocence du petit garçon, nécessaire à la poursuite des recherches. L’héritage marxiste revient alors, et les personnages n’en sont plus à une contradiction près. Ce qui les rebute dans le socialisme n’est pas tant l’idéologie que son aspiration historique à la scientificité - via le personnage qui les aide, à l’aide d’un appareil de mesure sophistiqué, à évaluer où pourrait se trouver le trésor, mot là encore très enfantin. Ce n’est pas une carte qu’ils dresseront, mais une série de courbes et de graphiques. Clairement, aucun des membres du trio ne semble plus compétent que l’autre, c’est là encore une affaire de propriété, celui qui possède la machine dicte les résultats. C’est par peur du doute qu’ils se méfient de la science, mais l’aspect répétitif de la méthode scientifique, qui exige toujours la possibilité de répliquer ses résultats, demeure un formidable carburant comique.

On attend dès lors en vain que les fils de la fiction et des faits soient démêlés. Leur identité est la matière même des Mille et Une Nuits, mais Gomes n’en fait pas un étendard. Tout du long, il garde la dignité de l’enfant révolté, notamment lorsqu’il filme les cortèges du 25 avril entonnant à l’unisson l’hymne national. Peut-être est-ce un piètre monteur, sans doute n’invente-t-il pas de nouveaux rapports, mais il est encore capable, après six heures d’une expérience inédite et un long détour par une fiction délirante, où Marseille devient un avatar de Bagdad, d’enregistrer ce qui a pu entre temps bouger au coeur des relations sociales, et quels liens nouveaux un peuple a pu nouer pour se retrouver uni, bien que méprisé et affamé.

Le Trésor opère quant à lui une conversion. Le terme est évidemment à double face. D’un côté, on trouve la religion, la foi ; de l’autre, il y a l’argent, la valeur économique. Quand bien même ces deux aspects auraient une importance égale, il n’est jamais question de religion dans le film de Porumboiu. Les protagonistes du Trésor lisent des contes et se racontent des histoires pour essayer de se hisser à leur hauteur et s’élever un instant au rang des héros mythiques, dont il sont les (lointains) héritiers. Cruel, le film déçoit toujours leurs attentes. Leur morale, est évidemment entendue : la propriété n’existe que pour les exploiteurs, pas pour les exploités. Lorsqu’ils en prennent conscience, la conversion est immédiate. Quelques onéreux bijoux - qui font plus trésor que des bouts de papier - sont achetés alors que le sort des actions Mercedes n’a pas encore été fixé : leur espoir est à crédit. Le regard se tourne alors vers l’astre brillant de mille et un feux : la justification des fins personnelles se trouve peut-être du côté du ciel, à condition qu’on le voie non plus comme un paradis perdu, mais comme une promesse bien terrestre.

par Aleksander Jousselin
jeudi 27 août 2015

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