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Berlinale 2010 #3

Bois, montagnes, routes et autres lieux isolés

Akademia der Kunst

Il y a peu de chance que James Benning reproduise un jour, dans une quelconque forêt américaine, la luxueuse demeure suisse où Roman Polanski vit, en résidence surveillée, dans l’attente de connaître son issue judiciaire, à l’abri des clameurs berlinoises de ces des derniers jours. Contrairement à ce que Serge Toubiana laisse entendre dans son blog, le sort infligé à Polanski ne fait nullement penser : « à ces temps archaïques où l’homme était la proie de sa propre liberté, enfermé dehors. » A la lecture de Toubiana, nous devrions nous représenter la maison suisse du réalisateur polonais semblable à la cabane isolée où David Thoreau écrivit Walden, ou à celle de Ted Kaczinsky qui y fabriquait ses engins postaux.
Ceci dit, entre Benning et Polanski il y a bien quelque chose de commun. Aujourd’hui, ils m’ont eu tous les deux comme spectateur. Peu de chose, j’en conviens. Ajoutons, alors, que dans les deux cas, il s’agit d’une histoire de fantôme.

Tulare Road

La journée commence avec une grande virée vers le nord-ouest de Berlin, pour aller voir le film/installation de James Benning : Tulare Road. Je passe par la station Friederichstrasse. La S(uburbian) Bahnhof y enjambe la Sprée, presque totalement gelée, elle-même traversée par des grandes vedettes qui soulèvent des vagues denses de granita au citron.
Je m’arrête à Bellevue, au nord du parc Tiergarten, tout près du célèbre château 18ème construit par Auguste Ferdinand de Prusse.
À cet endroit, Ausgang de la S bahn 7, le paysage n’a rien de néoclassique. Une petite forêt de bouleaux entoure un complexe de maison de style populaire. Et c’est dans ce lieu qui rappelle la périphérie moscovite que se trouve la moderne Akademie der Künste.

Durant le trajet, quelques courtes cogitations. Le Forum Expanded fête ses cinq ans. Émanation du Forum, il comprend deux types d’œuvres. Films qui vont chercher du côté de l’expérimental. Et des œuvres d’art qui s’approchent des temps et des modes d’une projection cinématographique. Les premières sont projetées dans la salle à côté de Potsdamerplatz. Les secondes sont exposées dans différents lieux artistiques et galeries dispersés dans la ville. Je n’ai pas encore décidé si ce haut niveau de schématisation et de catégorisation aristotélicienne de la production audio-visuelle sert à insuffler une nouvelle vie au Forum, exigeant, mais depuis quelques années en voie de Quinzainisation (un peu de tout, et beaucoup de fictions) ou si au contraire c’est une manière pour tenir à distance les impuretés de la fiction ou du documentaire traditionnels.

Quand j’arrive, le paysage est couvert de neige. Ces jours-ci, j’ai souvent eu la sensation de me retrouver en classe de neige. En plus de celle-ci, mais aussi des gestes, rites et sensations, je me souviens du train-train. Le moment de l’accréditation (l’achat du forfait). Le trépignement qui précède la première projection (la première descente). La pause entre deux films (le chocolat dans un refuge de montagne). Surtout, il y a ce quelque chose d’athlétique à voir entre trois et quatre films par jour (quand j’écrivais pour la Revue, comme je n’avais pas de compte-rendu à écrire tout les jours, j’arrivais à six ou sept séances). La visite à l’Académie est une pause. Une interruption du flux. Comme quand, à la moitié des vacances hivernales, on s’octroie une journée à la piscine ou une visite touristique.

Je pense à tout ça à l’entrée de l’Académie, avec son sol en terre cuite et ses boiseries qui me rappellent le style, élégant et moderne du téléphérique du mont Terminillo à Rieti. En rentrant, je retrouve le geste que je faisais, il y a vingt ans, à chaque fois que, avec Jimmy, j’arrivais dans la station de Pian di Valli : je tape bien fort mes chaussures contre le gratte-pieds pour faire tomber la glace cumulée sous les semelles. Et avec ça, les mêmes odeurs de neige fondue, de radiateurs en fonte bouillants, de vapeur s’échappant des tee-shirts synthétiques. En levant les yeux, je n’aurais pas été surpris alors de retrouver dans cette Akademie les élégantes silhouettes des descendeurs, dessinées comme des discoboles antiques, par je ne sais quel artiste de craie sur tableau noir, qui décoraient ce haut lieu mussolinien fréquenté dans mon enfance.

L’académie est déserte. Quelques âmes seulement. Des ombres qui se meuvent au fond de longs couloirs peu éclairés. L’espace réservé au Forum Expanded est au premier étage. Les artistes exposés sont au nombre de trois. Mais, et je l’admets, j’ai traversé rapidement les deux premières salles jusqu’à arriver à celle de Benning. M’arrêtant juste un instant, à regarder les dispositifs de projection. Tous les films sont répétés en boucle. Pour certains, il s’agit de vidéo, d’autres sont en pellicule. Ceux en pellicule ont le droit à une projection en continue grâce à un dispositif dont j’aurais aimé, la lumière aidant, percer le mystère. Mais tout l’espace d’exposition est plongé dans la pénombre. Il est difficile de repérer le cartel sur le mur avec le nom de l’œuvre et de l’artiste. Pas très grave. Pour celui qui a vu ne serait-ce qu’un film de Benning, Tulare Road se reconnaît au premier coup d’œil.

La salle a une ouverture unique qui sert d’entrée et de sortie. Toutes les mesures qui suivent sont des approximations faites à l’œil nu. Le pan majeur, celui sur lequel est projeté le film mesure environ douze pas ; celui plus petit, huit. Le sol, en tomettes cirées, reflète légèrement la luminosité provenant de la projection. Le plafond haut de presque trois mètres est composé de caissons en bois tous égaux. On entre du côté du mur où est projeté le film et on s’assoit au fond ou bien on s’allonge par terre, en s’appuyant contre le mur opposé à celui de la projection.

Le dispositif comprend trois écrans d’environ deux mètres et demi de base. En supposant que le format vidéo soit de 1.85:1 le calcul est vite fait. L’angle de vision permet de les contempler tous les trois ensemble. Mais si on tient compte de la limite du champ de la vue fovéale est de 3 ou 4 degrés sur les 180 totales de la vision périphérique, l’attention est tour à tour happée par un point précis d’une seule de ces trois images.

Les trois tableaux de Tulare Road sont en plan fixe et représentent trois vues différentes d’une route nationale de la Central Valley ; celle-ci traverse un paysage désertique et elle pointe tout droit vers le point de fuite, celui-ci légèrement décentré à gauche par rapport au centre de l’image, posté sur un horizon qui découpe le tableau exactement à la moitié de l’écran, soulignant la limite entre ciel et terre.

Dans les trois cas, la caméra, posée sur un pied se trouve à droite de la route, à quelques mètres de la chaussée, occupant le centre du bas côté terreux traversé de traces de pneus. La position, à quelques micro différences près toujours la même, est telle que le bord de la route le plus près par rapport au positionnement de l’observateur sort du cadre à proximité de l’angle gauche à la base de l’écran, alors que celui qui est plus loin croise le côté de l’écran à un tiers de lui-même, en proximité de l’horizon.
Autre chose notable, les lignes des pneus butent droit vers le point de fuite, redoublant ainsi la route de façon spectaculaire. Ces lignes dessinent donc une contre-road, une copie négative de la route, parfaitement spéculaire à l’originel. La caméra (et l’opérateur avec elle) se retrouve au milieu de cet espace « négatif », irréel, photographique et pictural à la fois.
Il est impossible de ne pas penser au premier plan de Ruhr.

A travers ce plan, le réalisateur met en scène sa propre position dans le monde. La vie passe à ses côtés. De temps en temps, les lumières des phares apparaissent à l’horizon, et annoncent l’arrivée d’une voiture ou d’un camion. Parfois, le bruit d’un moteur précède l’entrée d’autres voitures. La mort est une possibilité immanente (la route est célèbre pour ses accidents causés par le brouillard).

Le point de vue de la route est, on l’a dit, toujours le même. En revanche le moment où a lieu la prise change. Et donc les conditions météo du jour où elles ont été faites. De gauche à droite : brumeux, nuageux, ciel de plomb. Trois différents spectres chromatiques pour une toute aussi inquiétante ambiance spectrale. Trois modes de ciel pour voiler et dévoiler les signes de la présence de l’homme et de la nature sur la terre.

Le film dure environ huit minutes. Et il est répété en boucle. Des cartons (de début ou de fin ?) annoncent la fin et le début de l’éternel retour. Retour du non-identique. Je suis resté plus ou moins une heure. De l’impression que j’ai eu, les différents moments se recombinent à chaque nouvelle projection. Ce qui veut dire qu’à chaque fois les fantômes viennent à la rencontre du spectateur de façon toujours inattendue ; s’entrecroisant entre eux, avec toujours, de nouvelles combinaisons. Enfin, moi j’ai eu cette impression… Un des plaisirs de ce cinéma structurel c’est celui de sentir la forme mathématique qui le construit, et dans le même temps de se perdre complètement en soi-même, comme s’il s’agissait d’un chaos.

Inutile de dire que la position du spectateur compte, dans le jeu de mise à plat et de perspective, au moins autant que celle de la caméra. Si cette dernière est fixe, le spectateur a, en revanche, le droit de bouger continuellement ; puisqu’il n’y a pas de chaise ou de poste assigné. Nous sommes sur un mode littéralement déstructuré, donc libre de tout schéma préconçu. Ce qui revient à dire que d’un point de vue théorique, il existe une infinité de modalités pour pénétrer l’abysse du triptyque.

Avec tout ça, je n’ai pas du tout parlé de Ghost Writer, le nouveau Roman Polanski.

Ah bon ?

par Eugenio Renzi
samedi 13 février 2010

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