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INTERVENTION #8

apichatpong et la Thaïlande

Regarder un film ou une vidéo d’Apichaptong Weerasethakul, c’est entrer dans un espace rituel, ni tout à fait sacré, ni tout à fait profane ; célébrer l’impermanence des choses ; rechercher collectivement les traces d’un ancien temps afin d’en porter le souvenir ; en goûter de nouveau, avec un humour tendre et nostalgique, les saveurs imaginaires. Dans cet univers, la notion de réincarnation est une clé pour se détacher paisiblement du passé et penser son propre devenir. L’ensemble des dispositifs que Weerasethakul a conçus ces dernières années a continuellement réuni les individus pour convoquer le passé. Les adolescents de Nabua se sont prêtés à une série de simulations pour se remémorer l’histoire de leurs ancêtres, insurgés communistes réprimés par l’armée thaïe entre 1960 et 1980 (Primitive, 2009). Simulation d’un exercice de tirs militaires, où la vision d’une cible s’effondrant au loin est remontée en boucle, comme une tentative sans cesse renouvelée de faire raccord avec le passé. Construction d’un vaisseau spatio-temporel où sont rassemblés les adolescents, dans un sommeil rouge peuplé de réminiscences. Deux ans plus tôt, quelques habitants de la petite ville de Nong Khai, située près du Mékong, se sont joints à Weerasethakul et son équipe pour disperser dans le fleuve les cendres de son père défunt. A bord du bateau où se déroulait la cérémonie, chacun semblait ramené au souvenir de ses deuils personnels. Mais cette traversée était aussi un pas collectif vers le détachement, promesse de lendemains où s’accorderaient souvenir des morts et paix de l’esprit (Luminous People, 2007). Aucune volonté de reconstitution, jamais de recours au flash-back : chaque fois, les éléments du passé ressurgissent dans le présent de façon anachronique, entre mystique et trivial, plus présents que jamais. Un fantôme errant sur les rivages de l’île de Ko Samet, après le tsunami de 2004, s’agite au gré de l’imaginaire de trois enfants invités à diriger l’acteur qui l’incarne, Sakda Kaewbuadee – ou juste Tong – (Ghost of Asia, 2005, co-réalisé avec Christelle Lheureux). La silhouette vague d’un homme-singe s’enfonce dans la végétation de la jungle, à l’instar des villageois communistes ayant fui Nabua au temps de la répression militaire (A Letter to Uncle Boonmee, 2009). Les êtres et les événements migrent d’un film à l’autre, au fil d’une transmutation permanente qui ressuscite la mémoire d’une Thaïlande profonde.

A Letter to Uncle Boonmee

Bien plus : un spectateur thaïlandais né, disons, au moins dans les années 1970, pour peu qu’il puisse visionner cette oeuvre, retrouvera un univers culturel à la fois familier et aussi lointain qu’une vie antérieure. Un univers culturel encore empreint de superstitions et de traditions narratives populaires. Kong Rithdee, critique de cinéma thaïlandais, a décrit le premier cette sensation : « une vibration existentielle, à la fois proche et lointaine, comme le souvenir d’une vie antérieure ». La Thaïlande qu’évoque l’oeuvre de Weerasethakul n’est pourtant plus si familière au public local actuel : « Il peuple son cinéma de campagnards parlant le langage des vieux drames radiophoniques. » Le jeu de ses acteurs rappelle parfois le caractère franc et naïf des vieux films thaïlandais vus dans sa jeunesse, dans la province de Khon Kaen. Des films dont le charme apparaît désuet aujourd’hui, à mesure que le nombre des multiplexes augmente dans le pays. À la différence de Wisit Sasanatieng recréant le style coloré des films autrefois tournés en 16mm, pour retrouver les sensations cinématographiques d’antan (Les Larmes du Tigre Noir, 2000), Weerasethakul retourne aux sources de la culture populaire thaïlandaise de façon plus elliptique. Comme dans le premier plan de Mysterious Object at Noon (2000), long travelling à bord d’un véhicule où le récit d’un soap opera, « Demain je t’aimerai », est conté à la radio par une voix que beaucoup de Thaïlandais ont connue dans leur enfance. Comme dans cette séquence de Tropical Malady (2004) où, sur un belvédère, une femme âgée, malicieuse, rejoint Tong et Keng et veut leur vendre des fleurs : « Pour avoir un bon karma, il faut investir ». Elle leur raconte bientôt une fable sur la cupidité, dont l’un des personnages est un moine aux pouvoirs magiques. Dans ce même film, la jungle que le soldat traverse en deuxième partie est hantée par un tigre Saming, une figure légendaire à peu près équivalente, compte tenu de la peur qu’elle a longtemps inspirée dans les campagnes thaïlandaises, à notre loup-garou. L’atmosphère créée est celle d’une jungle n’ayant pas encore reculé sous les coups de la modernisation, encore enveloppée de mystère, comme dans ces vieux romans d’aventures contant le parcours de chasseurs solitaires au coeur de ce lieu menaçant. Jungle Terrible et familière où le monde retenait parfois son souffle comme dans Une histoire vieille comme la pluie (Djao Kârakét) de Saneh Sangsuk : « Quand un tigre se montrait où que ce soit, tous les autres animaux se lançaient des avertissements urgents, fébriles, et l’instant d’après la jungle alentour était d’un silence de mort, un silence terrifié. » La bande sonore de Tropical Malady reproduit ce même effet au coeur de la nuit.

Si Weerasethakul crée des lieux pour se souvenir de cette Thaïlande lointaine et en exhumer les traumatismes, la grande majorité du public thaïlandais ignore encore son nom. Le pays où il ne cesse de retourner est profondément conservateur. Ses films n’y sont pas distribués, réalisés en marge de l’industrie cinématographique locale, visés continuellement par la censure. L’un de ses derniers courts-métrages, The Anthem (2006), donne pourtant idée de l’expérience à laquelle il voudrait convier le public thaïlandais. Il y rend hommage au processus de création cinémathographique, tout en se réappropriant avec humour un rituel ancré depuis longtemps dans la société thaïlandaise : la diffusion de l’hymne royal au début de chaque séance de cinéma, et dans toute autre forme de manifestation publique. Se lever à ce moment-là est une règle tacite que chacun doit respecter, au risque d’encourir une peine de trois à quinze ans de prison pour crime de lèse-majesté. C’est un tout autre rituel que The Anthem invite à partager. Une première partie associe gaiement le sacré au profane. Deux femmes d’une soixantaine d’années parlent ensemble, attablées à côté d’une rivière (la femme que Tong et Keng suivent jusqu’au temple dans Tropical Malady, et l’une des personnes conviées à la cérémonie de Luminous People). L’une propose à l’autre d’écouter un air de musique pop, intitulé « The Anthem » (L’Hymne). Elle veut diffuser cette musique dynamique dans le cinéma où elle travaille, comme un rituel marquant le début de chaque séance pour transmettre une énergie régénératrice aux spectateurs. Une troisième femme (Jenjira Jansuda) se joint à elles, puis la deuxième partie commence. La même séquence semble alors se rejouer sous une autre forme : les trois femmes sont maintenant attablées au milieu d’un terrain de badminton, manipulant des fleurs jaunes comme pour préparer un rituel. Autour d’elles, des joueurs disputent une partie, tandis qu’aux abords du terrain une équipe de tournage observe la scène. Le morceau pop diffusé dans la première partie est maintenant audible à plein volume, et provoque une envie irrésistible de se mouvoir. La caméra décrit un double cercle autour du terrain. Deux projecteurs tournés vers l’objectif emplissent l’écran de lumière. A l’hymne royal est substitué un hymne célébrant le cinéma et ses vertus potentiellement thérapeutiques. Bientôt, les crédits apparaissent, pour signaler au spectateur, avec humour : « Certified for all theaters. Preceding Audio-Visual Purification Service ». Ainsi s’accomplit le rituel annoncé au tout début, dans une salle de cinéma : celle où nous nous trouvons.

Uncle Boonmee (Who Can Recall His Past Lives)

Un homme malade, atteint d’une insuffisance rénale, se préparant calmement à disparaître. Sa maison, peuplée de fantômes graves et familiers. Le murmure intemporel de la jungle où il s’enfonce une nuit, haletant, en route vers la grotte où il est né dans sa première vie antérieure. Ses proches, qui l’accompagnent silencieusement dans la mort. Le nouveau film d’Apichaptong Weerasethakul aurait pu être une lente mise au tombeau. Oncle Boonmee est la trace vivante et précaire d’un ancien temps ; son corps fatigué, autour duquel les autres personnages se fédèrent, une source de mémoire vouée à se tarir. Il a mené une vie humble sur les terres du Nord-Est de la Thaïlande. Il se rappelle péniblement avoir participé à la répression anticommuniste exercée par le gouvernement militaire des années 1960 à 1980. Au fil de ses incarnations successives, homme ou femme, être animal ou végétal, il a traversé les siècles, entendu les mythes et légendes populaires, habité la jungle. Sa voix est d’une grande douceur, rassurante, chaleureuse. Au moment de sa mort, le spectre de sa femme Huay ouvre le tube par lequel s’effectue sa dialyse. En un plan, sa vie et ses souvenirs s’écoulent lentement, sous le regard perdu de tante Jen (Jenjira Pongpas) et de Tong (Sakda Kaewbuadee), figures rescapées des oeuvres précédentes de Weerasethakul. Plutôt que de consister entièrement en un récit des vies antérieures de Boonmee (ses réminiscences adviennent seulement au cours de séquences fugitives), Uncle Boonmee (Who Can Recall His Past Lives pose le constat d’une perte progressive de vision. Après ses funérailles, tante Jen, Tong et Roong (Kanokporn Tongaram, apparue dans Blissfully Yours) se rassemblent dans une petite chambre d’hôtel aux murs blancs et sordides, le regard capturé par un écran de télévision en hors-champ. Pour la première fois dans l’oeuvre de Weerasethakul, un contrechamp donne à voir au spectateur les images diffusées sur la surface de l’écran, images du journal télévisé où se succèdent les événements violents ayant actuellement lieu en Thaïlande. Dans son installation Primitive, les adolescents du village de Nabua avaient dû se prêter à une série de simulations pour essayer de se remémorer l’histoire de leurs ancêtres communistes réprimés par l’armée thaïlandaise. Les différentes performances enregistrées constituaient autant de possibles fictions, matrices d’images venant suppléer l’inconscience politique des habitants de Nabua et sollicitant l’imaginaire du spectateur. Ici, trois personnages forts de l’oeuvre de Weerasethakul se retrouvent immobiles et impuissants face à des images sans profondeur. Plus tôt dans le film, le fils de Boonmee et de Huay, Boonsong, disparu quelques années auparavant, émerge d’un pas lourd de l’obscurité pour s’attabler aux côtés de sa famille. Comme ceux des esprits errant dans la jungle, ses yeux sont injectés de rouge, marque d’un devenir fantôme imminent. Son corps a l’apparence d’un singe. Il relate la quête éperdue qui l’a conduit dans la jungle, appareil photo en main, pour saisir la vision d’un singe sautant de branche en branche. Keng égaré dans le même lieu avait cette vision dans Tropical malady.

Comment ne pas reconnaître en ce singe les communistes du Nord-Est ayant fui la répression militaire, quittant leur village pour se réfugier dans la jungle plusieurs décennies auparavant ? Boonsong se cramponne à cette période de l’histoire thaïlandaise avec toute la force de son imaginaire, sans parvenir à s’en faire une représentation précise. Son corps n’a que les attributs factices d’un singe. Juste avant sa mort, Boonmee se rappelle avoir rêvé du futur, au cours d’une séquence montée par succession d’images fixes. Sur l’une d’entre elles, un adolescent en tenue de militaire, tout droit sorti de Primitive, tire derrière lui un homme-singe au cou lié par une corde. Sur une autre image, c’est tout un groupe de soldats juvéniles et souriants qui pose avec un même homme-singe, bras dessus, bras dessous, comme sur une photo de propagande. Ni bourreaux, ni victimes, la suprématie du cliché devant la mémoire des exécutions passées. Les soldats de la séquence d’ouverture de Tropical malady jouaient déjà avec un cadavre d’homme trouvé en lisière de la forêt, posant autour de lui pour se prendre en photo. « Qu’arrive-t-il à mes yeux ? Ils sont ouverts, mais je ne vois rien » : les derniers mots prononcés par Boonmee abandonnent ses proches à l’angoisse d’une plongée définitive dans l’obscurité.

Mais tant que les vivants pourront voir les fantômes et les reconnaître, comme ils peuvent croire au cinéma ? Plus que dans les précédents films de Weerasethakul, ces figures erratiques du passé ressurgissent dans le présent de façon anachronique, dans une conception non linéaire de la vie mémorielle. L’impermanence des êtres et des choses ne les voue pas à disparaître, mais à revenir au monde sous une autre forme, au fil d’une transmutation permanente. Au cours d’une discussion nocturne sous la lampe d’une terrasse, la silhouette de la femme défunte de Boonmee s’imprime progressivement dans le plan aux côtés des autres personnages, de même que l’énergie lumineuse peut révéler le contenu d’une pellicule. Les esprits peuplant l’obscurité sont autant de sentinelles aux yeux rouges dressées comme des totems, observant la mort de Boonmee comme pour accompagner son passage d’une forme de vie à une autre. Boonmee prépare sereinement sa disparition. Il demande à tante Jen de prendre sa succession à la ferme qu’il possède, et lui fait goûter, un jour ensoleillé, la saveur du miel que ses abeilles produisent. Uncle Boonmee clôt le projet Primitive en célébrant la capacité du cinéma à raviver les souvenirs et à donner accès à des vies parallèles. Film somme, il convoque plusieurs éléments récurrents de l’oeuvre de Weerasethakul pour organiser leur rencontre, au delà de toute segmentation du temps, dans un même espace narratif. De la ferme de Boonmee, il est possible de s’absenter un moment pour suivre le cortège ancestral d’une princesse voilée traversant la jungle dans la nuit. Sa main couverte de bijoux s’échappe des rideaux qui la dissimulent pour caresser les cheveux de l’un de ses porteurs, son amant secret. Son visage est comme marqué par des traces de brulûres. Arrivée devant une cascade, penchée sur l’eau, elle cherche le reflet de sa jeunesse perdue. Résurgence, sous forme d’hommage, du vieux cinéma thaïlandais que Weerasethakul a connu dans son enfance, cette triste romance au coeur de la jungle opère un doux retour aux sources de la culture populaire locale. Cet entrelacement sans heurts des séquences et des histoires est une alternative mystique à tout découpage artificiel du temps, à toute réécriture du passé. Le poisson-chat que la princesse défigurée questionne et rejoint dans l’eau s’introduit puissamment entre ses jambes, plongée vertigineuse au coeur de la vie même. La présence muette des esprits qui escortent Boonmee jusqu’au lieu de sa première naissance et de sa prochaine mort ravive le souvenir des anciennes luttes populaires. Et le buffle attaché à un arbre dans la première séquence du film, possible incarnation passée de Boonmee, rompt la corde qui le retenait captif.

par Aliosha Herrera
vendredi 10 septembre 2010

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