Forum de Berlin 2011

Check-point

Crée vingt ans après le premier festival, la section Forum de la Berlinale a pour but d’accueillir les films moins conventionnels du festival, et aussi les plus éloigné de pures formes fictionnelles, ceux où la part documentaire est la plus prononcée. Son directeur, Christoph Terhechte, indique dans le catalogue qu’« un nombre stupéfiant de films (…) a pour sujet la famille, les relations, l’identité. La psyché humaine est le sujet numéro un pour les réalisateurs indépendants venus du monde entier. Cependant, la plupart de leurs œuvres peut également trouver une interprétation politique dans un contexte de changements sociaux et de bouleversement politique. » Sans bien entendu réduire les œuvres des réalisateurs à des documents sociologiques sur leurs pays, on peut analyser rapidement ici, à travers quatre films, de quelle manière leurs réalisateurs choisissent de nous montrer parmi tout le « réel » qui se trouvait à portée de leur caméra, ce qui selon eux méritait d’être filmé.

15/02/11 : De Engel van Doel (An angel in Doel) de Tom Fassaert

De Engel van Doel est le premier long-métrage de Tom Fassaert. A soixante-quinze ans Émilienne refuse de quitter le village de Doel, en Belgique flamande, qui doit être démoli pour élargir le port d’Anvers, à quelques kilomètres de là. Peu à peu tous quittent le village, sauf Émilienne, d’après le réalisateur toujours là-bas au moment où il présentait le film à Berlin. Fruit d’un travail de terrain de six ans, ce documentaire enregistre des moments de la vie de deux personnages durant ces évènements : le curé, qui décède au cours du film, et que le réalisateur confesse avoir d’abord voulu choisir comme figure principale avant d’avoir rencontré Émilienne, « centre caché » du village de Doel, car bien qu’elle ne sorte que très rarement, sa petite cuisine est le lieu où s’échangent tous les potins du village.

Le film rappelle beaucoup Wiseman, d’abord par le travail de terrain de longue haleine qui précède le tournage lui-même, pour pouvoir faire oublier (ou du moins éviter le plus possible qu’elles déterminent leur comportement par sa présence) la caméra aux personnes filmées, ensuite par le choix de ne superposer aux images aucun commentaire. C’est donc petit à petit que le spectateur prend ses repères dans le petit univers de Doel, apprend à reconnaître les personnages récurrents, ceux qui viennent régulièrement visiter Émilienne. Cette exploration d’un univers mourant, hanté de personnes portant avec elles un passé (en gros : une certaine culture rurale d’Europe de l’Ouest) voué à disparaître fait également quelque peu penser au travail d’un Raymond Depardon, certes sans l’inscription dans le film du sujet-réalisateur soulignant par ses questions à la fois sa complicité et son extériorité au monde qu’il filme (comme ce dernier le faisait dans son dernier Profil paysan)
Le montage traduit aussi bien la régularité de la vie d’Émilienne, avec ses rituels inamovibles, qu’il parvient à rassembler tous les « bouts » de communauté du village qui se croisent lors des visites chez les uns et les autres ou des rassemblements collectifs comme la messe et, en même temps, il fait avancer la lente, mais inéluctable, ville-fantômisation du lieu que doit affronter Émilienne. Fassaert offre ainsi au spectateur un temps singulier, fait de tout cela ; régularités, croisements, dévitalisation, portant avec lui à la fois un sentiment de mélancolie un peu vague, et d’acceptation paisible de la vie qui s’écoule.

16/02/11 : Made in Poland de Przemyslaw Wojcieszek

Le section Forum de la Berlinale est aussi l’occasion de lorgner au-delà de l’ancien check-point. Quels services lance-ton ici, du court Est au court Ouest, à travers le filet berlinois ? Comme pour mieux souligner cette ambition de « destiné à l’exportation », un film s’intitule justement Made in Poland.
Bogus, un jeune Polonais, se fait tatouer « Fuck off » sur le front et se révolte contre tout ce qui l’entoure. Après avoir renié le prêtre de la paroisse et se cherchant un nouveau mentor, il va voir son ancien instituteur qui lui propose la voie de la poésie. Déçu, Bogus poursuit ses saccages. Un de ceux-ci lui vaut des ennuis sérieux avec les parrains locaux, gangsters mélomanes et décalés inspirés de Tarantino. Au terme d’un accommodement avec le prêtre qui leur avance l’argent, Bogus s’en tire sain et sauf. Il semble désormais accepter les contraintes d’une vie sociale et professionnelle plus normée. Mais le dernier plan le montre à nouveau prêchant la révolte au pied des barres d’immeubles, comme au début. Cependant cette fois-ci il n’est plus seul : un handicapé qu’il avait malmené auparavant, s’est finalement rallié à lui, et se joint à ses exhortations et à ses insultes.
Formellement, on pourrait décrire ce film comme un film « punk ». La caméra à l’épaule, le changement brutal de couleurs et de lumières des plans, prédominent, comme s’il s’agissait à la fois d’un film amateur et d’un patchwork artistique élaboré à la hâte. Des riffs de guitares agressifs et des petites animations minimales représentant des têtes de morts ou des monstres ponctuent les différentes scènes. Le film est également entrecoupé d’extraits sonores d’une radio ultra-catholique où les auditeurs témoignant à l’antenne rivalisent de bigoterie et d’obscurantisme (« Il n’y avait pas de sexe dans la sainte famille, le sexe, c’est le diable », « J’ai combattu le diable pendant un mois, maintenant je me sens mieux », « Si on donnait un cerveau chrétien aux juifs, deviendraient-ils bons ? ») Quels liens faire entre ces extraits radiophoniques et la révolte de Bogus ? On est d’abord tenté d’y voir le symbole du contexte qui fait naître et où se durcit cette-dernière. Le réalisateur a précisé cette hypothèse durant la discussion qui suivait la séance en décrivant les voix de la radio comme celles qui « répondent peut-être à Bogus derrière les murs des immeubles ». Le film scande ainsi régulièrement le décalage radical entre le révolté et un pan rétrograde de la société polonaise.

A la question que pose ce récit d’initiation circulaire (de la révolte nihiliste à une adaptation apparente puis au retour, mais à deux, vers la rage du début), qui pourrait être « quelle genre de révolte est aujourd’hui possible pour un jeune polonais ? », les pistes de réponses semblent cependant cousues de fil blanc : balance tenue en équilibre entre le catholicisme (incarné par le personnage du prêtre auquel, pour lui donner plus de consistance, le récit prête une expérience de missionnaire au Rwanda pendant le génocide, et où il a failli mourir) et la poésie socialiste (incarnée par l’instituteur admirateur du poète Broniewski), rencontre amoureuse avec une jeune ouvrière qui sermonne le héros sur l’absence de fondement de sa révolte (« tu ne sais pas ce que c’est que lutter »), et retour vers la mère prolétaire. La société polonaise décrite comme naviguant entre intégrisme religieux, magouilles locales, difficultés quotidiennes, et nostalgie d’une culture littéraire désormais incomprise, semble ainsi davantage se manifester pour assouvir le désir de révolte du personnage (par les outrances que le réalisateur a choisi de mettre en avant, et qui appellent évidemment en retour une réaction des plus violentes) et, à la fois, faire son éducation (comme un terrain de jeu éducatif, où on explorerait, en partant du « pétage de plomb », les différentes manières de se révolter) que constituer un tout contre lequel celui-ci se brise. Pour le dire vite, c’est comme si Wojcieszek faisait le choix de tailler dans la réalité de Pologne actuelle, un manteau soigneusement trop serré pour son personnage, et que celui-ci s’empresse de faire craquer de tous les côtés avant d’essayer de l’adapter à sa taille (qui ne sera jamais la bonne)

17/02/11 : Twenty Cigarettes de James Benning

Participant l’année dernière au Forum Expanded avec Tulare Road (cf. Berlinale 2011), et également cette année avec Milwaukee/Duisburg (projection sur deux écrans côte à côte d’extraits de son film Time & a half tourné en noir et blanc à Milwaukee en 1971 et de Pig Iron tourné en couleur à Duisburg en 2010), James Benning présente cette année son nouveau film, Twenty cigarettes, dans la section Forum. Le réalisateur y est un habitué puisque sa première contribution à celle-ci remonte à 1987 avec Landscape suicide. Après la séance, le réalisateur commente avec humour les départs échelonnés de plusieurs spectateurs durant le film, le dernier ayant quitté la salle après la onze ou douzième cigarette : « Ils savaient pourtant qu’ils allaient voir vingt personnes qui fumaient une cigarette, on comprend vite qu’on va voir cela non ? »

Apparemment loin de l’ambition de peindre les conflits d’une société en crise qui habitait Made in Poland, Twenty cigarettes, est, plus proche en cela du film de Fassaert, basé sur une volonté d’enregistrer, de traquer, le réel offert à l’œil de la caméra avec une durée propre à révéler ce qui, sans cela, nous demeurerait caché.
Vingts personnes (dix hommes et dix femmes) fument chacune une cigarette, le plus souvent en silence, devant la caméra de James Benning. A l’évidence c’est une série de portraits. Le réalisateur le confesse : la cigarette était un prétexte pour filmer les gens, et leur laisser le temps de dévoiler, sans parler, leur personnalité, leur donner l’occasion de faire s’évanouir la mise en scène de soi que chacun adopte spontanément lorsqu’il est filmé. Afin que la personne se sente moins regardée par lui, Benning, que par la caméra, il s’est à chaque fois éloigné de quelques pas. La seule direction d’acteur était de rester dans le champ ; les personnes pouvaient regarder là où elles voulaient, faire ce qu’elles voulaient. Le spectateur, à travers les traits de visage, les expressions qu’il a tout le loisir de contempler, se surprend toujours à leur raccrocher un passé, une histoire, à construire autour de ce seul corps, sacrifiant pendant quelques dizaine de secondes aux gestes rituels qui accompagnent la cigarette, tout le hors-champ de sa vie (inévitable pouvoir métonymique du cinéma)
Série de portraits individuels donc mais aussi (même s’il n’y a pas uniquement des Américains) d’une certaine manière évocation de la société américaine, bien que le dispositif du film préserve forcément à chacun sa part d’individualité, son irréductible non-représentativité. Il y a dans le film l’attention d’un Richard Avedon pour toutes les facettes du peuple américain et Benning revendique l’intérêt que revêt pour lui cette galerie de portraits rassemblant individus jeunes ou vieux, pauvres ou riches, asiatiques, arabes, afro-américains, blancs, dont les corps nous adressent chacun, le temps d’une cigarette, un discours silencieux.

20/02/12 : Sleepless nights stories de Jonas Mekas

Le dernière oeuvre du Forum vue dimanche était Sleepless nights stories de Jonas Mekas. Le film s’ouvre sur un gros plan du visage de Mekas (caméra à la main comme d’habitude) qui se filme lui-même, et nous confesse qu’il n’arrive pas à dormir. Comme chez Proust, on va donc d’une insomnie pour aller chercher les souvenirs, raconter des histoires d’autres personnes croisées au cours de la vie. Mais dans l’immédiat c’est vers un bar que se dirige le réalisateur pour tromper l’incapacité à dormir. Il y rencontre une noctambule (une « demoiselle en détresse » comme l’indique avec humour le carton qui précède la scène) qui lui raconte son histoire. Puis à nouveau un carton : « Ton histoire est bien triste, lui dis-je, mais pas aussi affreuse que celle arrivée à Marie à Reykjavik » On passe alors à l’histoire suivante. Le film est ainsi une sorte de tissage picaresque qui voit Mekas multiplier les rencontres,en Europe et en Amérique, avec des gens connus (Harmony Korine, Louis Garrel, Patti Smith) et inconnus, le plus souvent accompagné d’un groupe d’amis. C’est l’occasion à chaque fois de raconter ou de se faire raconter une histoire. A plusieurs reprises Mekas fait tenir aux plantes (un arbre) ou aux animaux (un lézard, un opposum), d’une voix à laquelle il donne il un ton plus saccadé et plus lointain, le discours que ceux-ci pourraient tenir.
Le patchwork ainsi constitué enchaîne les conversations anecdotiques ou existentielles, les souvenirs personnels, et l’attention particulière portée à des objets happés par la caméra. Tous ces niveaux ne sont d’ailleurs pas clairement séparables, mais s’entremêlent le plus souvent lorsque, par exemple, le réalisateur se mettant un peu en retrait d’une discussion ou d’une ballade avec un groupe d’amis, Mekas se concentre sur un objet dans la pièce ou sur le chemin qui a frappé son attention. Dans une des dernières scènes, il arpente un parc, probablement américain, et filme tout ce qu’il peut de feuillage comme pour s’étourdir dans leurs feuilles. En voix-off, il évoque les forêts lituaniennes de son enfance, et le temps qu’il voudrait retrouver, où il avait vraiment l’impression de faire partie de la nature. Les souvenirs, récents ou anciens, restitués sous formes filmée ou en voix-off, et les voyages, les expériences présentes, sont pris dans un sorte de Maëlstrom narratif où la relance serait toujours le « raconte moi une histoire » qui court d’un personnage à l’autre.
Mekas était là après la séance. Visiblement blessé par le grand nombre de spectateurs, à peu près un quart de la salle, partis pendant son film (« Thank you for having stayed till the end of the movie » sont ses premiers mots), il explique avoir eu en tête pour modèle, Les Mille et une nuits : partir de la nuit pour raconter une succession d’histoire, arrivées en des temps et des lieux très différents. Après quelques minutes, la discussion est terminée, le public se lève. James Benning est dans la salle, il rejoint Mekas qu’il semble bien connaître. On aurait eu envie de lui demander comment il avait trouvé le film, comment il voyait le travail de Mekas par rapport au sien, et si en fait, sous des formes assez différentes, ils ne cherchaient pas un peu la même chose, : plutôt dans une forme dispersée, dans une attention au monde perpétuellement en mouvement pour Mekas, et, au contraire, me semble-t-il, dans une concentration, dans une attention persistante sur un lieu vu d’un certain angle pour Benning.. Mais ce dernier a déjà rejoint Mekas et tous deux disparaissent vers une sortie réservée. La question restera en suspens.

Entre le prisme poétique d’un lieu, à horizon (non dénué d’une certaine distance amusée) astérixien (seule contre tous, elle résiste encore et toujours !) de Tom Fassaert, l’appétit de critique sociétale et de formes « underground » du film de Wojcieszek, la série straubienne des portraits de Benning, et le patchwork picaresque de Mekas, ces quatre films issus de la sélection du Forum berlinois offrent ainsi un (petit) panorama des différentes formes -impures, forcément- choisies par les cinéastes pour explorer les bouts de monde croisés par leurs caméras.

par Pierre Commault
jeudi 10 février 2011

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