Je suis dans le Paris-Cannes. Cette ligne qu’Antoine et moi prenions il y a un an avec, en valise, deux accréditations de la « Revue » et un site internet. Un site ? Un logo tracé au trackpad et une page blanche pleine de carreaux vides.
Peu de choses. Tout en puissance. En acte en revanche, et c’était la première fois, une bonne raison d’être à Cannes. Pas pour les films. Pas pour les rencontres, qui sont nécessaires mais insuffisantes. Pour lancer une revue. C’est à dire pour nous donner les moyens de faire de la critique du cinéma, qui n’est pas une activité seulement pratique (le journalisme) ou théorique (l’histoire du cinéma), mais une pratique théorique susceptible de faire cohabiter l’urgence de l’un et la spéculation de l’autre. Celle-ci nécessite évidemment des films, des rencontres, des entretiens, de l’écriture. Mais sa condition préalable et incontournable est unique : l’indépendance.
Cela peut paraitre paradoxal d’affirmer l’indépendance à Cannes - lieu où la prose et la poésie du cinéma avancent unies, où les différences de classes entre films sont affichées jusque dans la dispositions spatiale des théâtres et des sélections : la Compétition officielle et Un certain regard côte à côte ; la Quinzaine des réalisateurs, plus loin sur la Croisette ; et le reste (manifestations, séances associatives, projections privés plus au moins confidentielles) disséminé ici et là. Rien n’est laissé au hasard. Ici, la Nouvelle vague a gagné sa bataille économique, l’art et essai a fait sécession contre le cinéma du milieu.
Plus que n’importe quel autre festival (y compris celui de Venise, où il arrive souvent de voir des films bien plus importants) Cannes cristallise l’économie du cinéma dans une bulle esthétique. C’est dans cette bulle, et pas à l’extérieur, qu’une revue peut faire jouer sa propre indépendance.
Le reste, comme on dit, c’est de l’histoire. Dans le sens où on peut la reconstruire : la page aux cases vides s’est transformée en une nappe de vignettes où le festival s’est raconté en même temps que la genèse d’une revue. Un an est passé et toute l’énergie en puissance est passée en acte. Ce qui, comme dans n’importe quel dispositif, veut dire qu’une partie est devenue force, travail, choses (textes, vidéos, images...) et une autre partie a été perdue dans le processus. Beaucoup de ce que l’on souhaité faire ne s’est pas réalisé. Ce n’est pas dramatique, ni fondamental.
Importe en revanche de trouver à nouveau une vraie raison d’être là – au-delà de la chronique, du soleil, des films et du plaisir. Ce n’est pas (descendre) Assayas. Ni (saluer) Godard ou Apichatpong. Aucun film n’est important en soi. Tout le monde le sait. Ceux qui s’intéressent à la critique le savent. On ne va pas vers d’un film sans avoir une idée qui le précède et le rend intelligible. C’est la plus importante leçon de Daney : avoir dit qu’il y avait une image (une idée au sens littéral) qui précédait toutes les autres et permettait de comprendre le cinéma de son époque (une image géopolitique, la carte mondiale de Yalta)
L’indépendance n’est pas une image comme avait pu l’être Yalta. On peut avoir l’impression d’avoir tout dit, et simplement crier : terre ! Il s’agit pas de la fin mais du début.
Il ne faut pas laisser ce passage au hasard. Repartir à zéro. Retrouver l’image. La regarder attentivement.
La veille de notre départ, un couple de cinéastes grecs répondait à un notre souhait d’engager une réflexion sur la situation de leur pays. Dans cette réponse, ils disaient avoir longuement réfléchi. Et plusieurs fois tenté, de leur propre initiative, de filmer, lors des manifestations et des conflits entre police et manifestants. Images qu’ils trouvaient fausses, surplombantes, abstraites.
Je reproduis la fin de leur mail :
« In December 2008 when the police murdered the 16-year old boy (about 300 meters from where we live),
we did not film at all. One day, we tried to film some burnt cars, but suddenly, we felt uncomfortable,
we shot only half meter, so we went back home and we filmed what we usually film :
eggs, a window, shoes, my bed : common things.
And how could it happen differently ?
Otherwise, we would be fake, phony.
These are some first thoughts.
Besides all that, it would be a pleasure for us to do
something for INDEPENDENCIA, we appreciate much your work
From a dependent country,
Yours,
KINE | Constantinos & Phaedra (Athens, Greece) »
Inutile dire que la proximité entre « faire quelque chose pour Independencia » et « d’un pays dépendent » fait réfléchir. Initialement, c’est l’opposition qui frappe. Et puis, c’est l’inverse. Car la véritable question de l’indépendance est toujours celle de la dépendance des choses. De sa forme esthétique jusqu’à son récit, le film de Raya Martin ne cesse de le dire.
Notre travail cette année sera donc regarder la dépendance. Ne pas penser les films comme un simple résultat. Mais comme un devenir. Comme des animaux dans un environnement, avec une histoire qui les précède et une société autour d’eux. Arpenter cette société. La regarder de près.
Certes, ce sera plus facile à la Quinzaine ou à la Semaine de la critique, où l’on pourra rencontrer les cinéastes plus calmement qu’ailleurs. Mais c’est déjà comprendre la dépendance, le bain dans lequel nous sommes tous, les conditions de possibilité de productions des choses – des films, des critiques... –, y compris Independencia. Surtout Independencia. Dont la liberté, si elle en a, ne consiste pas à être un Robinson sur une ile, mais à raconter son histoire dans l’Histoire du cinéma.