Samedi 2 avril, cercles mensongers
Sem Companhia de Joao Trabulo.
4.3
Très belle photo mais film qui ne sait pas où il va. Statut batard, combinaison de documentaire et de semi-fiction. Les personnages sont de vrais prisonniers, filmés dans leurs activités quotidiennes (cantine, confection de chaussures et de jeans, tatouages). Pourtant, suivant les scènes, Trabulo leur donne des indications de jeu. Et cela se sent, dès ce tout premier dialogue où les deux protagonistes, en plan fixe, échangent autour d’un poème sur les anguilles, possibles métaphores d’eux-même.
Quelque chose de pas honnête là-dedans, sur lequel on peine à mettre le doigt. Peut-être ces improvisations qui n’en sont plus vraiment, jouées face à un oeil qui contourne l’objectif pour devenir une voix, une voix impérieuse. Peut-être ces plans trop jolis, ces plans trop longs. Peut-être cette conviction sous-jacente que si l’on éloigne un criminel de son univers et lui donne du temps pour se pencher sur autrui et sur ses fautes, il deviendra poète. Tout n’est pas si facile : contrairement à ce qu’invite à penser le catalogue, se réinscrire dans un avenir n’est simple que pour celui dont le frère est second dans la Marine et pourra lui retrouver un travail. On ne sait rien de l’autre prisonnier-acteur. Au fond, on ne sait rien de rien : tout est biaisé. Renoncer à la vérité ? Pourquoi pas ? Mais entre deux belles photos, Sem Companhia semble égaré au coeur de ténèbres ennuyeuses. Ténèbres, même sous le soleil, car les prisonniers souffrent peut-être, mais il est décidément trop tard pour la vérité. N.L.
Bouvard et Pécuchet font des claquettes
Exercices de disparition de Claudio Pazienza.
6.0
Une petite fatrasie philosophique non dépourvue d’élégance, et qui pose d’amusantes questions : comment faire usage des mots face au réel ? Comment, avec un même mot, repousser le réel, ou au contraire, saisir le réel qu’il désigne sans toucher ? Quel est le statut de l’image dans un film sur les mots ? Aimez-vous le mot “impromptu” ? Aimez-vous les dates ? Comment appliquer Nietzsche au music-hall d’une formule latine bien choisie ? Quel chapeau pour sortir ?
Il serait aussi vain que réducteur de vouloir trouver un objectif unique à un film comme celui-là, où toutes les tentatives se valent : discussions philosophiques autour du mot “deuil”, confection d’un t-shirt anti-ronflements à l’aide de balles de tennis, cours de claquettes ou d’idéogrammes, capture de pluie en flacons. Un film-collage, joliment non-construit, centré sur un tandem haut en couleurs et leur aventure quotidienne, faites de gestes incongrus et de mots partagés. N.L.
Parcelles de réminiscences
Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu, de Mehdi Benallal.
3.4
L’expérience aurait pu être unique : attraper, dans la léthargie grandissante du festivalier qui fatigue, des bribes de récits de rêve, entre deux assoupissements. Il aurait fallu pour cela avoir envie de croire à ces récits, et les longs plans fixes pris à Arcueil ne suffisent pas à étouffer, par l’hypnose, le scepticisme du spectateur. Benallal aurait voulu filmer quatre dormeurs à leur réveil, et enregistrer la façon dont ils raconteraient leurs rêves - variante sur la loi du cinéma documentaire qui veut que l’on interroge jamais que des témoins sans jamais pouvoir documenter le fait réel, au moment où il se déroule. On a pourtant l’un des rares exemples de caméra qui n’a pas su trouver sa place, se faire oublier ou assumer sa présence. Benallal évite le trip surréaliste en atténuant toute possible « fièvre narratrice », mais le récit des phobies et fantasmes d’individus dont on ignore tout ne saurait avoir d’intérêt que dans le cadre d’un trip surréaliste, précisément. Et l’ensemble sent le procédé. « Paola, tiens toujours ton appareil sur toi parce que c’est une très belle manière pour nous faire voler », « Paris est une ville parsemée de petits lacs, il faudra bien pouvoir les traverser pour aller au cinéma » : les phrases qui précèdent le cut sont peut-être belles, mais le sont trop pour être vraies. On ne peut pas s’empêcher de douter de ces oeillades qui fouillent la mémoire, et l’ensemble achève de tomber à l’eau quand un personnage fait le récit d’un rêve effectué plusieurs mois auparavant.
Camille Brunel.
Bonjour,
Je regrette que vous n’aimiez pas mon film, mais ne discute bien évidemment pas votre sentiment.
Cependant, je voudrais apporter une précision : « filmer quatre dormeurs à leur réveil » n’a jamais été mon intention, et à aucun moment le film ne prétend faire cela. Je les ai laissés choisir un rêve et le raconter comme ils le voulaient. Comme l’écrit un ami, « la spécificité du rêve appelle un dire toujours à mi-chemin entre la remémoration et la reformulation ». C’est cela que j’ai voulu filmer, qui a été filmé. Si les phrases qui concluent ces récits de rêves sont belles, c’est aux rêveurs seuls qu’on le doit. Il importe peu qu’on y croit ou pas, c’est ce qu’ils disent avoir rêvé, et pour ma part je ne me suis jamais posé la question de la véracité de ces rêves.
Il n’y a donc pas, à l’origine de ce film, d’intention de faire « croire » à quoi que ce soit. Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu est beaucoup plus simple et délié que ça.
Bonne continuation,
Mehdi Benallal
[par mail, 4 avril 2011]
Poussières d’intelligibilité
Stardust, de Nicolas Provost.
5.2
Présenté à la dernière Mostra de Venise, Stardust est le second volet d’une trilogie tournée en caméra cachée, dans laquelle Nicolas Provost, à la limite du cinéma expérimental, fabrique de la fiction à partir d’images glanées dans le réel. Le texte suivant a été écrit en direct, pendant la projection, manière de rendre la pareille au réalisateur avec ce texte entre réel et fiction, entre le présent du visionnage et l’après-coup de la reconstitution critique.
La remise des prix est passée. Le dernier cycle débute. Stardust. Une voiture blanche garée sur le trottoir. C’est l’Amérique. New York est un néon. Les gens hurlent parce qu’ils s’amusent. On parle anglais.
Ce n’est pas sous-titré. Les gens sont riches. Zooms. Gros plans, je ne sais pas où nous sommes. N.L. : « Ils rejouent le fantôme de l’opéra ».
Musique angoissante et raccord. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? Des parapluies. Lumineux comme sur les Champs Elysées. Zoom. Une grosse femme. What’s happening ? Jon Voight. Je ne comprends pas. Don’t you get it ? Non, toujours pas. Des hommes aux téléphones. C’est définitivement une fiction. Mais pourquoi ? On est à Las Vegas, comme à la fin d’American Passages.
Des phares. De l’américain. Des néons. Un 4x4 noir de méchants. Combien de films commencent ou finissent à Las Vegas ? Musique. Phares. Je ne comprends pas. Lumière rouge à la 2001. Ha ! Ils ont rajouté les voix par dessus les prises de personnages réels : j’ai compris ! Ce sont des prises de vue volées, et Provost en a fait une fiction. D’accord. Dennis Hopper au fast-food. Il est en réalité en train de manigancer quelque chose. Ou encore : Dennis Hopper en train de manigancer quelque chose. Il est en réalité au fast-food. Ce genre d’ambiguïté est précisément celle que vise le film. Pas mal.
C’est encore une manière, l’ultime manière, de fictifier le documentaire ; typique, le bouquet final, évidemment, la meilleure manière de fictifier le réel : rajouter des voix dessus, le doubler. C’est la limite de tout documentaire, ne proposer qu’un double du réel.
Something artificial about it.
Dénonciation des journaux people aussi, pourquoi pas... La vie des stars systématiquement fictifiée. Ici, elle l’est à l’extrême.
Jack Nicholson entre en scène. Comme dans les documentaires, c’est le détail réel qui donne son prix à la scène. La différence entre fiction et documentaire : le documentaire se nourrit de détails.
C’est déjà fini. C.B.
Flaques d’hommes
Foreign Parts, de Verena Paravel et J.P. Sniadecki.
6.1
Que salue-t-on ici ? L’audace de la réalisatrice qui a osé s’aventurer là où personne (ou presque, cf. Chop Shop de Ramin Bahrani) ne s’aventure ? Le documentaire achevé, sa beauté, sa sensibilité, son impact ? Ou simplement le sujet, parce que, là encore, la réalité documentée est passionnante en soi ? Au débat, après la projection, Verena Paravel, est sûre d’elle, sans fierté mal placée. Elle a beaucoup à dire, des choses intéressantes, plus constructives que les réflexions alambiquées de Joao Trabulo (Sem Companhia) sur les mêmes thèmes. A une question portant sur la part de jeu dans le comportement des hommes que la caméra rencontre, elle répond fermement « On ne fait pas semblant qu’il n’y a personne derrière la caméra. Nous ne croyons pas en cette loi que l’on retrouve souvent dans le cinéma documentaire, celle du réalisateur caché derrière l’objectif, like a fly on the wall. Même un réalisateur qui cherche à s’effacer structure le film par son absence. »
On n’a pas, à regarder Foreign parts, ce même sentiment d’artificialité qui gênait jusqu’à l’exaspération dans Sem Companhia. On ne souffre pas d’ignorer où va le film, s’il va quelque part. On apprend juste au cours du débat (mais l’on s’en doutait) que Paravel et Sniadecki se sont refusés à faire « un autre film politique », à « pousser la caméra dans la violence ». Tout le film est à l’image de cette première entrée de Verena Paravel, seule avec une caméra, dans les marges périlleuses de Willets Point : nous sommes ici pour capturer des images, sans porter de jugement. Nous ne sommes pas ici pour capturer des hommes. Ce sont les hommes qui s’invitent parfois dans les images, traversent l’écran et les flaques pour demeurer à nouveau, à leur fantaisie, dans l’angle mort. Parfois les flaques capturent pour nous, à leur insu, ces reflets d’hommes.
CB & NL
Palmarès
GRAND PRIX CINÉMA DU RÉEL
Palazzo delle Aquile, de Stefano Savona, Alessia Porto, Ester Sparatore (France, 2011)
Doté de 8 000 euros par la Bpi avec le soutien de la Procirep
PRIX INTERNATIONAL DE LA SCAM
Distinguished Flying Cross, de Travis Wilkerson (Etats-Unis, 2011)
doté de 4 600 euros
PRIX JORIS IVENS DU PREMIER FILM
Il Futuro del mondo passa qui, de Andrea Deaglio (Italie, 2010)
Mention spéciale Mention spéciale : Eine ruhige Jacke, de Ramón Giger (Suisse, 2010)
PRIX DU COURT MÉTRAGE
Extraño Rumor de la tierra cuando se atraviesa un surco (secuencia 75, huerto de Juana López, Toma 01), de Juan Manuel Sepulveda (Mexique, 2011). Doté de 2 500 euros par la Bpi et par Vectracom (deux Betanum avec incrustation du sous-titrage).