Film Socialisme, dont JLG vient parait-il de finir le montage, doit sortir dans un peu plus d’un mois. Depuis un peu moins d’un an, une première bande-annonce est disponible sur la toile. Godard s’est toujours plu à réaliser lui-même les bandes-annonces de ses long-métrages, à transformer ironiquement les objets de son film en instruments de publicité. A la fois vrais courts-métrages et outils d’interprétation, ces films-annonces présentent moins le film à venir qu’ils n’en distribuent à l’avance les clés. Curieuse relation du petit au grand dont Godard vient de livrer le paradigme : aux bandes-annonces considérées comme des films à part entière viennent maintenant s’ajouter des bandes-annonces contenant le film entier. Fin mars, quatre nouvelles vidéos de Film Socialisme sont en effet apparues. Ce sont de véritables compressions du film qui font défiler, en quelques minutes, l’intégralité de la bande-image en accéléré. Ces quatre états du film diffèrent par leur durée (donc leur vitesse de défilement des images), leur bande-son, et le nombre de cartons venus s’afficher à l’écran. Deux formes de bande-annonce donc, qui répondent en deux temps à la curiosité suscitée par le nouvel opus godardien.
FILM SOCIALISME / JLG / FILM ANNONCE 1 from Lieutenant D. on Vimeo.
toutes les histoires qu’il y aurait
Quel est le sujet de Film Socialisme ? Godard répond comme il l’a toujours fait : son film n’en a pas un mais plusieurs. Les histoire(s) s’écrivent au pluriel et la parenthèse met en doute l’unité du sujet. Dès la bande-annonce d’A bout de souffle, la voix off d’Anne Colette annonçait dans un effet de surenchère publicitaire « la jolie fille », « le vilain garçon », « le revolver », etc. Le cinéaste substituait ainsi au modèle narratif canonique de la bande-annonce un inventaire des personnages, objets, archétypes ou références du film. Les cartons promettent à nouveau monts et merveilles : des choses ; de l’or ; des salauds ; des histoires ; Égypte ; Palestine ; Odessa ; Hell as ; Napoli ; Barcelona ; des paroles ; des animaux ; des enfants ; des légendes. L’article indéfini peut se lire comme le « de » latin (à propos de…), et la bande-annonce comme une énumération de sujets possibles.
Au cours d’une séquence du chapitre 1A des Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard s’emploie à raconter « toutes les histoires des films qui ne se sont jamais faits ». A l’image, un halo de lumière blanche éclaire des morceaux de pellicule du Pré de Béjine – Antoine de Baecque rappelle dans Godard (Grasset, 2010) que JLG et JPG eurent le projet de reconstituer photogramme par photogramme le film censuré et interdit d’Eisenstein. Sur la bande-son se déploient les premières mesures du deuxième mouvement de la sonate n°21 de Beethoven, « L’Absence ». L’absence, c’est bien sûr celle des œuvres mutilées (Le Pré de Béjine), disparues dans quelque incendie de cinémathèque (Mariage de Prince de Stroheim), bloquées pour d’obscures raisons juridiques (King Lear, inédit jusqu’en 2002), ou laissées tout simplement inachevées (It’s all true de Welles). C’est aussi et surtout celle des projets que Godard n’a pu mener à leur terme. Parmi la multitude des scénarii non tournés, « Les Animaux », absent des Histoire(s) du cinéma, trouve un écho singulier dans la bande-annonce de Film Socialisme. Le synopsis, développé sur une vingtaine de lignes et consigné dans le second volume des textes et entretiens du cinéaste, décrit à la manière d’un récit d’anticipation quatre époques gouvernées successivement par les socialistes, les femmes, les enfants et les animaux. Si les socialistes et les femmes ne sont pas mentionnés dans les cartons de la bande-annonce, l’enchaînement des deux derniers groupes se retrouve tel quel. Si l’on en croit Alain Badiou, la partie centrale du film poserait en outre la question de l’obtention du droit de vote par les enfants. Enfants qui, dans le scénario abandonné, prenait le pouvoir aux femmes et aux socialistes avant de s’allier avec eux contre les animaux…
Une autre histoire fait retour dans cette bande-annonce, celle du producteur Ludovic Brecher, plus connu sous le nom de Louis Dolivet. Originaire de Roumanie, Dolivet fut à ses débuts l’assistant du célèbre Willi Münzenberg, chef de la propagande du Komintern en Occident pendant l’entre-deux guerre. A la fin des années quarante, il se retira de la scène politique et se lança dans la carrière cinématographique. Producteur, entre autre, de Mr. Arkadin (1956), il demeura l’ami et le mentor politique d’Orson Welles durant les années cinquante. Dolivet apparaît du reste dans un plan d’Arkadin, repris cinquante-cinq ans plus tard dans le trailer de Film Socialisme. Nous sommes à la deuxième minute de la bande-annonce et le visage de Dolivet, filmé en contre-plongée wellesienne une cigarette à la bouche, succède immédiatement à un plan de corrida extrait de Méditerranée (1963) de Jean-Daniel Pollet. Dans le coin inférieur droit du cadre s’affiche le nom de Barcelone en lettres capitales blanches. Or, quiconque se souvient avec précision du film de Welles sait bien que la scène ne se déroule pas en Espagne, mais à Paris, sur le pont Alexandre III. Godard opère ici un rapprochement entre le texte et l’image dont les historiens du cinéma s’empresseront de dévoiler la clé. Financé en grande partie par Filmorsa, la compagnie de Dolivet installée à Tanger, Mr. Arkadin fut également co-produit par deux sociétés madrilènes, la Hispano Film puis la Cervantes Film ; ainsi plusieurs séquences du film furent tournées dans le pays, dont certaines à Barcelone. Il existe aussi un lien plus profond qui relie Louis Dolivet à l’Espagne, un lien secret et romanesque qui gagne en poésie ce qu’il perd très certainement en vérité historique, et sur lequel Godard s’est exprimé quelques mois avant la diffusion des Histoire(s) du cinéma. Dans cet entretien [note 1], le cinéaste soutient que Dolivet aurait hérité, via Willi Münzenberg, « d’un peu de l’argent de la banque d’Espagne que Staline avait pris pour le mettre à l’abri ». Pour Godard, qui tient cette anecdote de Jacques Tati rencontré peu avant sa mort, « Staline avait soutenu la guerre d’Espagne pour s’approprier cet argent » qui, transmis en partie à Dolivet, aurait permis le financement de Mr. Arkadin et Playtime. Le cinéaste conclut : « C’est une histoire que j’aurais bien aimé montrer : quel est le vrai rapport entre Mr. Arkadin et Playtime ? C’est l’or de la banque d’Espagne et des républicains espagnols volé par Staline […] J’aurais pu mettre cette histoire dans le premier épisode [des Histoire(s)] où je parle de « toutes les histoires » du cinéma. » Dans la bande-annonce n°1, l’image de Dolivet précède de quelques secondes le plan d’une pièce d’or posée sur la première page du quotidien espagnol El Mundo. Alain Badiou l’annonçait il y a quelques mois dans une interview : Film Socialisme est un film sur l’or.
La question n’est donc pas tant de prendre cette anecdote au sérieux, mais plutôt d’entrevoir à travers elle les prémices d’une cartographie de l’imaginaire qui appartiendrait en propre au cinéaste. Les films cités dans la bande annonce appellent les lieux d’escale de la croisière. L’avion de Gregory Arkadin s’écrase près de Barcelone. Le Cuirassé Potemkine évoque inévitablement le célèbre escalier d’Odessa auquel il a donné son nom. Méditerranée sert de guide à travers les paysages de Grèce et d’Egypte tandis que les images de Quattro giornate di Napoli de Nanni Loy illustrent le carton inscrivant la ville italienne au programme de ce voyage en Méditerranée. Dès la bande-annonce, les villes et les pays où fait escale le paquebot se présentent tout à la fois comme des lieux d’Histoire et de cinéma.
FILM SOCIALISME / JLG / FILM ANNONCE 2 from Lieutenant D. on Vimeo.
et vogue le navire
A qui s’interrogeait sur le propos de Film Socialisme, Godard répondait par une longue liste de sujets. A qui se demanderait à quoi le film ressemble, le réalisateur en dévoile désormais tous les plans. Dans cette bande-annonce qui n’en est plus une, l’intégralité des images de Film Socialisme se trouve compressée sur quatre minutes et vingt-huit secondes. Les vidéos trois, quatre et cinq procèdent de même, à des vitesses variées. Godard rend ici un hommage indirect à Gérard Courant, l’auteur des Cinématons, qui réalisa en 1995 une Compression d’Alphaville, réduction des quatre-vingt dix-neuf minutes du film à quatre. Une construction en trois parties est ainsi dévoilée : à la croisière proprement dite succède une mystérieuse partie centrale, puis une reprise des six lieux d’escales à travers un montage d’extraits de films et d’images d’archive. Notre Musique (2004) proposait déjà une composition tripartite, - sur le modèle de la Divine Comédie - mais c’était le premier segment, « L’Enfer », qui se présentait sous la forme d’un collage de films, appendice direct aux Histoire(s) du cinéma.
Redistribuer les éléments d’une histoire du cinéma au fil d’une traversée de la Méditerranée, telle semble être l’entreprise du nouveau Godard. Quel rapport peut-il y avoir entre la croisière philosophique avec invités de marque et escales touristiques de Film Socialisme et la descente solitaire aux Enfers que constituaient les Histoire(s) du cinéma ? Un jeu de mots trilingue d’abord, présent dans les cinq bandes-annonces, « Hell as », évoquant à la fois le mot « hélas » en français, l’enfer en anglais (« hell »), et « Hellas », la Grèce. Une comparaison godardienne ensuite, le cinéaste rapprochant dans un article l’auteur de Méditerranée de l’amant d’Eurydice (« Pollet, plus courageux qu’Orphée » [note 2]). Enfin, dans une interview de 1986 pour Microfilms, Godard expliquait à Serge Daney que « l’histoire du cinéma qu’il fait pour lui-même » devrait être enseignée à des étudiants, le cinéaste leur témoignant de sa philosophie comme Christophe Colomb ou le capitaine Cook revenus de leurs expéditions. Le projet d’un film de croisière est donc intimement lié à celui des Histoire(s) du cinéma, et c’est sous l’égide des images de Méditerranée et de Mr. Arkadin que JLG entreprend son voyage.