Le dernier Straubfilm ne fait pas l’unanimité. Deux ou trois réserves lues ici et là le confirment. Réserves dont je partage le constat – le film n’est pas très réussi – mais pas les arguments qui le soutiennent, et qui oublient aussi de dire en quoi ce ratage est beau et émouvant. Je ne suis pas d’accord avec Cyril Béghin – par ailleurs excellent critique – pour qui le problème du cinéma récent de Straub est dans la « dispersion » de son énergie. Le Streghe était extraordinaire ; tout comme L’inconsolable, le prochain Straub, programmé en avant-première le 10 décembre dernier à la Fémis, lors d’une séance qui comprenait aussi Lothringen (1994) et sa suite, L’Héritier (2010).
O Somma luce comporte deux volets non identiques. Notons l’écran noir (déjà vu dans Le streghe) en entame. Cet écran noir, qui d’ailleurs n’est jamais complètement noir, est occupé par le Désert, concert de Varèse enregistré aux Champs-Elysées en 1954. Désert est une composition mixte, moitié acoustique, moitié électronique. Le public, ce soir là, n’apprécia pas cette nouvelle forme et n’hésita pas à signifier sa contrariété en criant au beau milieu du concert. La séance se transforma en bagarre, dont l’enregistrement a recueilli la violence. Straub, qu’un des musiciens avait invité au spectacle, était également présent. Mais lui, pour une fois, ne criait pas. Le lendemain, il rencontra Varèse, fort éprouvé par l’incident de la veille.
Tout comme Désert, O Somma luce est une sorte d’expérience. À l’intérieur du cinéma de Straub, il s’agit même d’une révolution : le décor, le texte, les acteurs, et surtout le format HD de l’image, tout est nouveau. Dès lors, il n’est pas impossible d’imaginer que Straub, en inscrivant le son de la bagarre des Champs-Elysées, ait eu envie de donner des idées à son propre public, de le provoquer un peu et de vérifier si ses fans allaient se révolter contre ces images en 16/9, comme les inconditionnels de Bob Dylan lors de son passage à la guitare électrique. C’était trop demander à cette Internationale Straubienne, un peu endormie, un peu vieillissante, trop obséquieuse pour manifester son désaccord. Pourtant, il y avait de quoi.
Encore une fois, il faut partir du son : la voix de Giorgio Passerone (philosophe, chercheur à l’Université de Lille 3). Elle n’a ni le ton, ni la musicalité, et encore moins la sensualité auxquels les acteurs straubiens nous ont habitués. Sensualité qui est toujours le signe, sinon la preuve, d’une résistance des hommes et des femmes au texte qu’ils s’approprient, non sans effort, non sans fatigue. On peut admirer ou non la prose de Pavese, Vittorini, Fortini, on peut adhérer ou non à ce que leur littérature affirme. Sans nier l’importance de ce qui se dit dans un film, cela n’a jamais vraiment été l’essence du cinéma, de celui de Straub pas plus que d’aucun autre cinéaste. Une autre chose est de se pencher sur ce que ces textes deviennent dans son cinéma : du son. Le bruit effrayant d’une voix violant la chair. On ne retrouve rien de cette violence, de cet effort, de ce travail dans la voix de Passerone. Elle témoigne à tout moment de l’aisance de l’homme qui lit face au texte et à ce qui s’y dit. Aisance de l’intellect, mais faiblesse de la matière, qui pour une fois n’aliène pas des poumons mais émane de la tête, et, d’une certaine manière, y reste. Cela possède, entre autre, l’avantage de montrer une chose qu’on oublie ou qu’on ne sait tout bêtement pas : combien le cinéma de Straub, en apparence si simple et si pur, indestructible comme un diamant, est en réalité fragile.
L’image alors : l’homme qui lit Dante est installé sur un engin rouillé au milieu d’une clairière (Lichtung en heideggerien), filmée comme on l’a dit plus haut en 16/9 ; c’est-à-dire aux antipodes des espaces ombragés, réparés et enrobés par les lignes étroites du 4/3, que les ouvriers et les paysans partagent avec les dieux.
Jadis, ces paysans et ces ouvriers, ces hommes et ces femmes, racontaient sans gêne, avec l’insolence d’un Prométhée, comment ils avaient combattu et vaincu les dieux. C’étaient des voleurs de feux. C’étaient des esclaves que le travail avait doté du droit de nommer les choses et de maîtriser le temps. Ils étaient des Grecs. Nous sommes ici dans un tout autre univers. L’homme qui lit Dante est un juif et un chrétien. Sa révolte a visiblement échoué, son champion Lucifer est tombé, et l’a laissé seul à invoquer, comme une grâce ou un miracle, une lumière qui le surplombe. Cette lumière, il ne la possède pas ; et d’ailleurs elle ne l’éclaire guère. O somma luce est un film étrangement sombre. Sans doute le plus sombre que Straub ait jamais réalisé.