spip_tete

IndieLisboa. 8e édition.

IndieLisboa #8

Pics à glace et talons aiguilles

Depuis une décennie, l’un des meilleurs festivals internationaux se tient à Lisbonne, quelques jours avant la ruée vers Cannes. Grâce à son importante fréquentation et la qualité de la sélection de ses trois directeurs Miguel Valverde, Nuno Sena et Rui Pereira, l’évènement subsiste dans l’adversité des crises financières.

IndieLisboa sait profiter de Lisbonne et du printemps. Des rétrospectives originales d’oeuvres de "héros indépendants" animent la Cinémathèque mythique de feu Joao Benard da Costa : on espère revoir bientôt en France celle de Julio Bressane et l’excellent Cleopatra. Les programmes compétitifs ou parallèles prennent place au cinéma Sao Jorge, l’une des plus belles salles européennes ; les journées se terminent tard sur les pentes de la capitale portugaise.

On ne saurait dire si le festival pousse ou est poussé par l’inventivité du jeune cinéma portugais - mais la concomitance des deux témoigne de la solidité du travail qui les génèrent et de l’effervescence enviable de la ville. Encore manifestent-ils tous deux trop de lucidité modeste. Je laisse ici les films qui ont composé le palmarès, déjà vus ailleurs – The Ballad of Genesis and Lady Jane de Marie Losier et La BM du Seigneur de Jean-Charles Hue – pour évoquer deux courts-métrages nationaux : Alvorada Vermelha de Joao Pedro Rodrigues et Joao Rui Guerra de Mata ; Liberdade de Gabriel Abrantes et Benjamin Crotty.

L’Aube rouge

Alvorada Vermelha se déroule pour l’essentiel à l’intérieur du marché couvert de Macao, en compagnie des bouchers, des poissonniers et de leurs abats. Nécessairement coupant, le montage assure l’illusion d’une durée d’une matinée semblable à toutes les autres, depuis l’heure où la crudité de l’aube chasse les créatures de la nuit, jusqu’à celle du zénith où tous les corps sont cuits.

Le titre – "L’Aube Rouge" – n’est évidemment pas repris à John Milius. L’image d’un escarpin renversé sur la route ouvre le film, comme le naufrage consécutif d’une nuit de fête. Ce n’est qu’une chaussure, mais contourné par les phares agressifs des véhicules de livraison, elle évoque le cheval tétanisé qu’Anri Sala a filmé entre les deux voies d’une autoroute (Time after time, 2003). Il n’est pas courant de frémir pour un talon. AV est un film de noctambule qui connaît la dissolution de la conscience embrumée dans la lumière crue du matin. Règne de la cruauté : JPR et JRGDM se souviennent du Sang des bêtes. C’est le programme d’un documentaire. Mais ils pensent à autre chose. À force de fixer la boucherie, le spectateur fait l’expérience d’une dissociation. Les yeux fixent le sang et les tripes, mais la pensée s’évade dans un beau rouge vermillon ; ils transforment les pics à glace en talons aiguilles.

Rodrigues n’a cessé de chercher ces moments de co-existence du fard et du nu, du cuit et du cru, et la forme où nul ne réprime l’autre. C’est un programme sexuel et cinématographique, fétichiste et documentaire, objectif et sentimental. Peu à peu, les beautés nocturnes rejaillissent. C’est une queue de sirène sur des étals de glace. L’hologramme de Jane Russell qui barbote dans l’eau où les poissons attendent d’être hachés. Le film est dédié à l’actrice récemment décédée. La note finale suspend la question de savoir si les cinéastes portugais sont revenus dans l’ancienne colonie asiatique du pays avec le film de Sternberg, Ray et Hugues en tête ; ou si le glamour cinéphile est revenu inconsciemment en contrepoint de l’obscénité de la boucherie. Si demeure la tendance du cinéma de Rodrigues à trouver sa forme naturelle dans l’hommage, ce n’est plus tout à fait comme dans Odete : la cinéphilie n’est ici qu’une image toute faite, un hologramme du passé, digéré par les pixels contemporains, qui ressurgit sans souci de médium ou de nation.

La Liberté

Gabriel Abrantes suscite beaucoup d’intérêt dans le circuit international depuis la tournée d’un court-métrage au beau titre, A History of Mutual Respect. Léopard d’or au festival de Locarno l’an dernier, il a ensuite fait le tour du monde. Abrantes y incarnait l’un des trois acteurs d’un triangle amoureux, rencontrant dans la conquête d’une jeune fille des bois le plus terrible adversaire, son meilleur ami. La question du respect mutuel frappait à trois endroits : dans la relation d’amitié, dans le rapport amoureux, et dans l’arrière-gout colonial d’un rapt amoureux par deux hipsters occidentaux ensorcelés par l’image d’une jeune fille fraîche et pure comme les femmes de Malick. Survolé par ces trois interrogations, innocence, perversité, désir, culpabilité, jeunesse, héritage, histoire et sensualité assombrissaient le ciel d’une atmosphère singulièrement béate.

Liberdade reprend ces caractères mais réduit l’intrigue à un couple sino-angolais vite pris pour modernes Roméo et Juliette. Abrantes et Crotty utilisent l’image comme lieu de croisement des récits conventionnels et des préjugés contemporains, de sorte que la pureté des premiers se heurtent aux vicissitudes des seconds. Geste simple qui aimante la complexité, soulignant le caractère toujours problématique d’une image moins internationale que la vie qu’elle prétend raconter. Les moyens quasi hollywoodiens déployés dans le film cognent de la même manière contre des villes en ruine, quand un plan d’ensemble en hélicoptère découvre le couple traqué sur le toit d’un immeuble aussi délabré que la ville qu’il domine.

Moins réussi que Mutual Respect, Liberdade cherche à maintenir la tension entre un l’enchantement romanesque et le désenchantement documentaire, d’une manière évoquant une tendance actuelle du court-métrage que poursuit notamment Jean-Sébastien Chauvin en France. Tous sont marqués par les oeuvres de Joao Pedro Rodrigues, Miguel Gomes ou Tsai Ming-liang, fondant leurs espoirs sur un regard qui combinerait le respect des réalités contemporaines et la nécessité de l’illusion pour le moment présent, de sorte que le problème n’est plus pour le cinéma de favoriser la croyance romanesque mais la conviction qu’il faut s’abandonner de nouveau sans crainte à l’enchantement cinéphile. Beau projet, mais trop incertain sur la durée d’un court-métrage, et trop laborieux pour les bras de jeunes réalisateurs. Affaire de pur décret, qui est celui du critique épuisé par l’exercice critique, du spectateur avisé qui décide arbitrairement de se vouer tout entier à l’accueil des beautés présentes.

par Antoine Thirion
mardi 10 mai 2011

Accueil > évènements > festivals > IndieLisboa #8