1.
Autour de John Cage
TWO TIMES
Manon de Boer. Belgique/Allemagne, 2008. 10mn.
Le film de Manon de Boer est un diptyque, épuré comme l’impose la composition silencieuse de John Cage 4’33. Dans un premier temps, un travelling part d’un piano. S’y installe le musicien Jean-Luc Fafchamps : il active le bouton du minuteur, tourne la page, ne joue rien. Il se concentre sur la partition. Plusieurs fois, il active le bouton du minuteur, tourne les pages de la partition, puis se lève et salue l’audience. Des applaudissements retentissent.
John Cage, faisant l’expérience du silence total dans une chambre anéchoïque (chambre sourde, absorbant les ondes sonores), s’aperçoit que le silence ne peut pas exister « car deux sons persistent : les battements de son cœur et le son aigu de son système nerveux. » 4’33 vient de ce constat : les bruits environnants sont tout aussi intéressants pour l’oreille ; le silence est alors le réceptacle des éléments sonores surgissant de façon imprévue dans une situation de concert.
Second temps : le même travelling partant du piano. Le pianiste s’installe à nouveau et lit la partition. On découvre les spectateurs un à un. Visage après visage, tous dans cette sorte de concentration qu’exige le temps suspendu d’un silence, et peut-être aussi par peur d’émettre l’un de ces bruits que recherchait justement Cage. Fin du travelling, une fenêtre : au-dehors, le vent agite les arbres. A l’intérieur de ce silence et dans la durée de ce moment, nous devenons spectateurs ou plutôt retrouvons notre conscience de spectateur. Le silence est alors cet instant pur imposé non plus par le compositeur Cage mais par la cinéaste, qui a coupé tous les sons, à l’exception du clic du métronome.
Manon de Boer donne à voir le temps invisible. Elle invite à vivre cet instant instauré parmi les spectateurs de son film et à côté de ceux présents pendant la projection. Elle déplace la pièce de John Cage de cet écran à la salle de cinéma qui y assiste. Alors pris dans ce dispositif en forme de mise en abîme, le moindre bruit dans la salle – respiration, éternuement, bâillement, froissement – fait partie intégrante du spectacle.
Nous devenons ces spectateurs, les auditeurs de ce silence et de nous-mêmes que le cinéma impose dans la salle. La simple expérience d’un concert de John Cage transposée dans ce lieu où nous sommes tous est émouvante – au sens de l’agitation du coeur, du mouvement intérieur qu’il fait naître et reconnaître, tout comme Cage le reconnaissait.
JOHN CAGE
Klaus Wildenhahn. Allemagne, 1966. 58mn.
John Cage est le portrait en cinéma direct de la troupe de danse menée par le couple Cage / Cunningham. Cage y apparaît tout sourire en industriel habile. Le documentaire de Wildenhahn est aussi un film concret sur les conditions du travail artistique.
Wildenhahn défend un cinéma « qui n’intéresse plus tellement les cinéastes, parce qu’on le considère comme un « style » qui appartient au passé, tandis que moi je lui trouve quelque chose de vivant et de merveilleux, qui ouvre un nombre incroyable de possibilités d’expérimentation ».
En suivant la tournée de la troupe Merce Cunnigham / John Cage, se dégage un portrait de groupe vivace, avec ses “mots vides” et ses moments creux dans lesquels s’engagent souvent des discussions concrètes sur l’économie. Souvent drôle, John Cage est filmé caméra au poing, toujours en mouvement. Le son direct de Herbert Selk saisit l’aléatoire : il semble faire parler chaque geste et laisser entendre chaque bribe de la multitude de conversations qui se croisent et s’entrechoquent.
John Cage parle avec malice de la volonté de créer le malentendu « pour découvrir des concordances qui nous font sourire de contentement. » « Créer une situation vivante est plus important que créer une œuvre d’art », dit Cage. En effet, créer une situation vivante conduit à faire des choses imprévues, ce qui rend toute situation vivante. Le film de Wildenhahn est en adéquation avec cette philosophie ; la caméra est comme un réceptacle de la vie, le son direct comme un témoin qui ne peut pas mentir. Les plans semblent aussi vivants que son sujet. John Cage n’a pas vraiment l’austérité minimale qu’on pourrait lui imaginer. Voici un homme blagueur, souriant, farfelu. Un homme au sourire radieux, lumineux. La très joyeuse énergie de l’émulation de l’époque.
Quelqu’un parle de l’Histoire de l’art comme d’une ligne filant depuis la Renaissance et liant Michelangelo à Cage. Le musicien rétorque : “Non il n’y a pas de ligne. Il y a seulement un champ et nous sommes tous dans ce champ. Moi j’ai tout fait, lavé des voitures, fait de la pub… Je suis dans la vie, comme toi, on est pareils.”
Jusqu’à 50 ans, Cage était pauvre. Il gagne sa vie à partir de cet âge seulement, et c’est en parlant de musique, en la pensant, et non en la faisant. Encore à l’époque, des peintres vendent leurs tableaux pour faire tourner la troupe Cunningham/ Cage. Miro par exemple donne à la troupe l’un de ses tableaux pour qu’ils le revendent et puissent continuer de tourner. Politiquement, quelque chose d’incorrect fait sens avec ce que proposait l’époque : les riches et les gens de pouvoir s’intéressaient à l’art ou bien est-ce l’inverse ?
Pour lui dire au revoir, Cage dit au ministre Malraux et dans un très bon français : « Nous sommes dans le même monde ».
Les derniers plans du film montrent cette drôle de troupe à la cueillette aux champignons lorsque de riches industriels français leur paient quelques vacances à la campagne. Nous assistons à des tableaux surréalistes et beaux. Lumineux, vivants, comme le rire malicieux de Cage.
2.
SMITH, JAMES O. – ORGANIST, USA, 1965-66, 16mm, 102’
Klaus Wildenhahn. RFA, Danemark, Suède, Islande, Angleterre, États-Unis, 1966. 1h42mn.
Autre splendeur du même réalisateur, Klaus Wildenhahn. Il filme Jimmy Smith, incroyable pianiste jazz jouant de l’orgue Hamond B3 comme personne. C’est un portrait, mais aussi l’un des premiers films de cinéma direct à suivre un artiste dans sa vie quotidienne ; à montrer la musique comme un travail à l’intérieur de l’industrie culturelle.
La prise de son directe et la mise au point improvisée font de ce film un joyau en symbiose parfaite avec son sujet, l’improvisation jazz. La caméra de Rudolf Körösi fait danser le regard au rythme effréné des vagues mélodiques folles du pianiste. La simplicité du filmage semble nécessaire pour montrer ce débordement d’énergie. On y retrouve la frénésie de la troupe de Cage-Cunnigham.
Les plans s’allongent sur les mains du pianiste qui se découpent et s’agitent dans la lumière, voltigent sur l’orgue, semblent vouloir ne jamais s’arrêter. Les plans s’étendent sur le visage du musicien tout entier à son orgue : les yeux tendus vers un ailleurs, le visage plongé dans la lumière. Jimmy O. est possédé par la joie.
Jimmy O., le rire et les larmes mêlés : c’est l’expression de quelque chose qui le dépasse, l’expression nue du ravissement de l’instant, le plaisir du son qui se meut entre deux corps, celui de l’orgue et celui du musicien. La main droite joue les aigus sur le clavier d’en haut, la main gauche les accords du clavier du bas, le pied actionne les grandes pédales de la basse ; c’est le corps entier de Jimmy qui danse sur le clavier, devient l’orgue, matérialisation du son, du souffle.
Le cinéma direct de Wildenhahn est la position parfaite pour capter avec acuité ce que Jimmy vit en tant que musicien. Le cinéaste toujours à l’affût de la dimension quotidienne, économique, du système ; avec un peu de cynisme, il capte les discussions de requins, les stratégies à adopter, dépossédant un peu de son auréole le prodigieux musicien. La musique est aussi une économie de l’industrie culturelle.
Le cinéaste totalement immergé à l’intérieur du monde, devient invisible aux choses afin de les rendre visibles. N’intervenant jamais, il adopte un dispositif qui se fond parmi les personnages : des cadres forts le plus souvent en plans séquences. La discrétion du montage, les plans fixes laissent vivre la troupe et son agitation débordante. Au plus près des personnages et plus encore : Wildenhahn est au coeur d’un système dirigé plus par un ensemble de gens qui le font tourner que par une entité invisible. Le film montre l’humanité du système : c’est le tourbillon des personnalités ou des hommes de l’ombre qui tournent autour de l’organiste. Focalisant sur l’un ou l’autre, le cinéaste revient toujours en son centre : le radieux musicien.
Dans le studio d’enregistrement, Jimmy chante par-dessus le son de l’orgue avec cette voix folle éraillée. On ne voit que lui, son visage tendu vers le rire. On découvre alors qu’il n’est pas seul : un producteur est à son bureau et un ingénieur du son à ses manettes, tous les deux blancs, avec un air d’enterrement et des costumes noirs. Le rire de Jimmy, lui, déborde ; il agit comme une force vive.
Le corps se désarticulant, fantastique danse de l’organiste lié à son instrument : l’orgue est organe. Le corps de Jimmy concrétise à travers ses frémissements, ses désarticulations, celles de la musique. Il rend matériel ce qui ne peut l’être et donne à voir parce qu’il en est la continuité parfaite l’âme de sa musique dans et par son corps.
C’est dans un tel moment que le musicien filmé de profil assis à son clavier, nous regarde, ou semble nous regarder. Le regard qu’il nous donne est un non- regard. Pris par le jeu, il ne peut pas nous être totalement adressé. Pourtant, ses yeux brillants nous jettent ce pouvoir, une joie.
Les spectateurs dans l’enceinte du chapiteau où est projeté le film battent la mesure, si elle existe, de ce groove fascinant : orgue hurlant, puis revenant doux comme une cascade de notes. Devant un film, l’agitation est souvent signe d’agacement, ici elle est positive et salvatrice. L’état de grâce de Jimmy nous est transmise telle quelle par Klaus Wildenhahn aussi clairement que si nous assistions à l’un de ces concerts. Il n’est question que de sensation.
4.
ENTRÉE DU PERSONNEL
Manuela Frésil. France, 2011. 59mn.
Le documentaire de Manuela Frésil a été tourné clandestinement dans plusieurs abattoirs industriels français. La réalisatrice explique qu’elle ment pour pouvoir entrer dans chacun de ces lieux, donne des rendez-vous secrets aux travailleurs pour que la vérité ne soit pas perdue. Mais sa façon de dire est particulière et questionne les formes du documentaire : sa transparence, ce soi-disant langage-vérité.
Le mot personnel est à entendre dans son double sens. Collectif : l’ensemble des travailleurs d’une usine. Individuel : l’intimité de tout et chacun. Ici, il s’agit de faire entrer ce qu’il y a de personnel dans la parole commune des ouvriers de ces usines d’abattoir. L’ouvrier est souvent filmé dans l’action, réduit à un métier qui le dépasse et le rend machine.
Décoller de la fascination de la répétition du geste et des corps morts est le premier pas du film. A la question du trauma psychologique de la mort de l’animal, l’homme répond : « la bête je ne la vois pas, je lui coupe juste le tendon ». Même celui qui tue la vache fait des rêves d’animaux vivants. La conscience de la mort est abolie par la division du travail, annulée par la compartimentation des gestes. Le découpage de la bête en fait autant partie que l’étiquetage ou le ficelage ; ce sont autant d’actions qui amènent à l’abstraction, à la dépossession totale de la conscience de ce geste. Cela se traduit dans le film par une mise en scène minimale et chorégraphique des ouvriers : chacun mime dans le vide et dans un autre lieu que l’usine son action. A la plage, dehors, chacun refait le geste qu’il répète toute la journée sans cesse. Précis, complexe, abstraits, les gestes s’habillent d’une absurdité criante. Le geste devient parole, révolte silencieuse des ouvriers, résignés après tout. « On s’habitue » dit l’un d’eux.
La réalisatrice décale au montage les paroles des travailleurs sur d’autres images que la leur. Il s’agit de brouiller les pistes pour protéger les ouvriers du licenciement. Mais ce décalage de la parole laisse aussi une place au spectateur, un espace d’imagination. La cinéaste explique qu’elle a tiré seulement quelques phrases des longues conversations qu’elle a pu avoir en aparté avec chacun des ouvriers. Elle procède à un montage du texte. Les témoignages multiples deviennent témoin unique, la parole unité. Cette première interprétation est doublée d’une seconde : la voix ne peut pas être la leur, ce sont donc des comédiens qui interprètent les textes comme un seul monologue. Le film se fait porte-parole et tentative de donner à voir la densité d’une pensée ouvrière par la recomposition de celle-ci.
Personne ne peut aller voir ce qui se passe dans les usines. Et même si c’est le cas, personne n’y va. Le cinéma transmet et transcrit. Aussi, nous avons cette impression d’avoir incarné un instant le corps, la sensation de l’ouvrier et la complexité de sa relation à l’usine.
Une responsable explique : quand on veut augmenter un peu la rentabilité, c’est simple : on accélère légèrement le tapis roulant sur lequel défilent les bêtes, l’ouvrier accélère son geste imperceptiblement, il se dit qu’aujourd’hui il est fatigué, qu’il a du mal à suivre. Mais il n’a pas le temps de douter car le lendemain, on remet le tapis à sa vitesse habituelle, l’ouvrier reprend le rythme en se disant qu’aujourd’hui ça va mieux. La perversité des méthodes n’étonne qu’à moitié.
La froideur du lieu, des machines, même de l’animal ensanglanté, n’est rien en comparaison de la souffrance physique. Celui qui fait chaque jour le même geste des centaines ou des milliers de fois à une cadence infernale s’abîme le poignet, le bras, l’épaule ou la nuque ; chacun a sa blessure future, qu’il porte en son corps comme un destin implacable. Plusieurs personnes dans la salle demandent si la vitesse du film n’est pas accélérée, tant le rythme des hommes semble fou.
En rassemblant les morceaux, c’est comme si Manuela Frésil recomposait le décomposé : à l’image des morceaux de viandes, les gestes compartimentés forment une chaîne, les pensées viennent d’un corps. Relier les mots des ouvriers à leurs corps oubliés, c’est leur redonner une certaine parole et donner corps à cette parole.
5.
CADENZA D’INGANNO. Récit d’une rencontre interrompue
Leonardo di Costanzo. France/Italie 2011. 55mn.
Les enfants ici à Naples traînent jour et nuit dans la rue. Antonio est un de ceux-là mais dans une solitude profonde, il se laisse parfois accompagné d’un compagnon de fortune. Cela ne change rien à ses rêves, qui sont de véritables cauchemars.
C’est un diptyque. Dans la première partie, nous suivons un jeune adolescent dans les rues de Naples, déambulant ou racontant sa vie. Il y a quelques moments de grâce. Mais tout y est conduit par Antonio, qui décide si le film continue ou non. Un jour, le réalisateur part à la recherche d’Antonio, sans le trouver. Il va sur une place où il imagine que le jeune garçon pourrait être : il y trouve autre chose : deux garçons du même âge se battent violemment. Un peu plus tard, nous apprenons qu’Antonio ne veut plus voir le réalisateur.
Cadenza d’Inganno est un film sur le désir du réalisateur : cette façon de chercher le sujet, d’en dépendre comme de sa vie, de se forger un désir est une façon de raconter ce qui est derrière un film, les enjeux qui font d’un désir initial l’objet d’un film. Antonio décide de tout, tandis que le réalisateur Leonardo di Costanzo tente de cadrer, attraper sans cesse le jeune garçon. Dans la seconde partie du film, beaucoup plus courte, tout se renverse.
Dix ans plus tard, Antonio contacte le réalisateur et lui demande de venir filmer son mariage. Alors, le réalisateur se trouve confronté à un bloc de réel qu’il ne dirige plus ni lui ni son personnage fétiche : un ami ou frère d’Antonio se charge de la mise en scène en filmant tous ses faits et gestes. Les photographes du mariage, le filmeur se retrouvent tous à donner les indications à Antonio pourtant devenu grand : « tiens-toi là, mets ton bras comme ça, les cheveux c’est bien », etc. Le jeune homme se laisse guider, et sa résignation est le signal de la fin du film. Le réalisateur retrouve à la fois son impuissance et sa force.
Antonio décide pourtant de la fin du film mais c’est une fin ratée, sur un mariage dont on sent bien que le réalisateur ne veut pas. S’il le filme à reculons, c’est seulement pour Antonio, sujet libre à jamais qui ne se laisse pas enfermé dans la case du film, cet enfant dont le réalisateur semble être tombé amoureux. Cadenza d’Inganno est un film sur le désir et la relation à son sujet, qui est une relation d’amour, de mépris ; à peu près à l’opposé du cinéma direct, le film de Leonardo di Costanzo donne à voir le sentiment derrière la caméra, au-delà d’elle.