INTERVENTION #2

la nécessité de la fiction

27 janvier 2010 La polémique engagée ces derniers jours entre Claude Lanzmann et Yannick Haenel à propos du roman de ce dernier, Jan Karski , excède les limites du champ littéraire. Elle pose la question de la fiction et de ses puissances au regard de l’Histoire.

Résumé des épisodes précédents. En septembre 2009 paraît chez Gallimard, dans la collection « L’Infini », le livre Jan Karski, de Yannick Haenel. Ce « roman », comme il est écrit en couverture, se compose de trois parties. La première relate la découverte par l’auteur de Jan Karski dans Shoah de Claude Lanzmann ; Haenel y décrit, analyse, commente les vingt minutes d’entretien avec Karski sur lesquelles s’achève le film. La seconde partie est une réécriture condensée, à la troisième personne, de l’autobiographie de Jan Karski, parue en 1944, dans laquelle il raconte sa vie de résistant polonais pendant la Seconde Guerre mondiale. La troisième partie fait le saut dans la fiction, à la première personne. Inventé par l’auteur, c’est un long monologue de Karski devenu citoyen des Etats-Unis dans l’après-guerre. L’ancien résistant, messager chargé en 1943 d’alerter les Alliés de l’extermination en cours des Juifs d’Europe et de les inciter à intervenir, raconte son entretien avec Roosevelt, médite son destin de témoin porteur d’une parole qui n’a pas été entendue.
Le roman rencontre succès critique et public, reçoit des prix (FNAC, Interallié). Six mois après sa sortie, Claude Lanzmann fait paraître dans Marianne daté du samedi 23 janvier un article [1] de six pages, au titre étrange (« Jan Karski, un faux roman »), dans lequel il fait part de sa fureur à l’égard de ce qu’il juge être une « falsification de l’histoire et de ses protagonistes ». Les arguments sont connus, ils ont déjà servi sous d’autres formes contre, entre autres, Jean-Luc Godard et Georges Didi-Huberman – il faut lire la réponse magistrale de Didi-Huberman à Lanzmann et ses lieutenants dans Images malgré tout (Minuit, 2005). Ils reviennent à affirmer, en une intenable parodie d’Adorno, qu’après Shoah (le film), aucune œuvre d’art n’est possible à propos de l’extermination des Juifs d’Europe – si ce n’est, bien sûr, d’autres films de Claude Lanzmann. Celui-ci, d’ailleurs, annonce dans l’article de Marianne la prochaine diffusion sur Arte de son nouveau film, Le Rapport Karski, réalisé à partir des rushes de son entretien avec Karski non utilisés dans Shoah.
Yannick Haenel a fait paraître dans Le Monde daté du lundi 25 janvier une réponse [2] à Claude Lanzmann. Réponse et contre-attaque qui met en doute l’honnêteté du cinéaste, mais surtout défend la position de la littérature et de la fiction face à l’Histoire.
Le même jour, Haenel développe ses arguments dans un entretien vidéo publié sur Mediapart. L’écrivain y affirme la nécessité contemporaine de la fiction comme expérience productrice d’hypothèses, présente son roman comme le prototype d’une nouvelle alliance du document et de la fiction, à une époque qui n’est plus celle de Shoah, qui réclame de nouvelles formes, requiert de nouvelles puissances pour l’art et la pensée.
 
« De quelle histoire voulons-nous ? », demande Godard dans l’épisode 3A d’ Histoire(s) du cinéma. Le chantier est vaste, piégé, urgent, primordial pour l’avenir de la pensée historique, des arts, et de leurs relations. Nous l’ouvrons en publiant cet entretien vidéo, nous y reviendrons...

YANNICK HAENEL À CLAUDE LANZMANN

YANNICK HAENEL, JAN KARSKI

par Cyril Neyrat
mercredi 27 janvier 2010

Accueil > interventions > la nécessité de la fiction