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Béla Tarr, le temps d'après  de Jacques Rancière

Après l’histoire, le temps

A l’occasion de la sortie du Cheval de Turin et de la rétrospective Béla Tarr à Beaubourg, Jacques Rancière a consacré une monographie au cinéaste hongrois. Rencontre qui permet au philosophe de donner, en creux, à travers l’analyse des singularités, une certaine définition du cinéma, de ses moyens et des tâches qui en découlent.

Jacques Rancière écrit depuis longtemps sur le cinéma, sous la forme d’articles épars, centrés sur un cinéaste particulier ou une sur une série de films dont la constellation forme un problème. Ces textes ont parfois été réunis en recueils tels que La fable cinématographique ou les récents Ecarts du cinéma, sans entamer le privilège de la forme fragmentaire : ces écrits monadiques ont toujours eu tendance à se soustraire à toute forme de totalisation. Cette pratique théorique représente l’antithèse du projet deleuzien : Deleuze rassemble le quasi-ensemble de l’histoire du cinéma et l’anime par un même mouvement de fond dans une grande somme, Rancière accumule les extractions locales, son regard n’embrasse jamais que des pans singuliers. La monographie consacrée à Tarr donne, malgré sa brièveté, une nouvelle dimension à cette recherche : c’est le premier texte aussi conséquent que le philosophe consacre à un unique cinéaste dont il approche le style de manière totalisante.

Que ce cinéaste soit Béla Tarr n’est pas lié au seul souci de l’actualité critique : le problème du réalisateur n’est pas loin de celui qui a travaillé le philosophe depuis sa rupture avec Althusser. Béla Tarr est, dit Rancière, le cinéaste qui rompt avec toute vision officielle, téléologique ou eschatologique, du temps. A l’époque soviétique, il a connu la spectacularisation de l’histoire, le langage des promesses et le volontarisme de l’action ; il a vu l’histoire échouer dans la boue, la déception de l’avenir et l’impossibilité du changement. Rancière, lui, raconte souvent dans ses magnifiques préfaces l’écart qu’il a peu à peu tracé avec la dramatisation du temps propre à une certaine pensée marxiste, son éloignement face à l’horizon indépassable du communisme, ses doutes face à certains partages bien établis comme celui entre l’intellectuel et le manuel. Une même question anime le philosophe et le cinéaste : sur quel temps reposer, dès lors que celui orienté vers une fin est rendu caduc ? Quels nouveaux partages instruire, alors que toutes les grandes antinomies se sont affaissées ? Et surtout, comment sortir d’un dogme avarié sans renoncer au matérialisme lui-même. Dans son premier texte sur Béla Tarr (« Béla Tarr : le travail du temps », Cahiers du cinéma n° 591), Rancière montrait déjà que si chez Tarkovski ou Sokourov la sortie du temps de l’histoire revenait à une entrée dans le royaume spirituel, à une virée idéaliste, Satantango était « le dernier des grands films matérialistes historiques ». Béla Tarr n’a qu’un souci : constituer un monde sensible, faire se lever des blocs de sensations.

Cette thèse centrale du livre permet à Rancière d’établir, dans un geste anti-aristotélicien, une opposition entre une compréhension matéraliste du cinéma, reposant sur l’idée de situation, et une autre idéaliste, qui croit encore aux histoires. Elle formule la tension des films de Tarr, entre la répétition du temps, le retour incessant des mêmes situations, et la croyance illusoire en la possibilité d’un changement, d’une histoire. L’efficacité narrative, encore présente dans les premiers films, tend à s’étioler pour laisser place au pur travail du temps, « le temps des événements matériels purs » et des corps opaques, temps de la pure circulation des affects, temps sans horizon rédempteur. Le réalisme, explique Rancière, est ce qui met à l’écart la logique de causalité des histoires pour s’approcher d’un continuum sensoriel qui enrobe, imprègne et détermine les êtres. Les plans-séquence, les lents mouvements de caméra, la partition expressionniste de l’espace, le laconisme des personnages et la léthargie de leurs mouvements n’ont d’autres fonctions que de faire sentir les infimes variations travaillant le monde sensible. Que le visible produise son propre effet au lieu d’être aliéné dans la logique des actions. La monographie permet ainsi à Rancière d’égréner quelques notations servant à une définition du cinéma : « La tâche propre du cinéma est de construire le mouvement selon lequel ces affects se produisent et circulent, dont ils se modulent selon les deux régimes sensibles fondamentaux de la répétition et du saut dans l’inconnu. » et « Les événements qui font un film sont des moments sensibles, des découpes de la durée », non les hauts faits des personnages. Les seuls affects cinématographiques sont des affects temporels, l’histoire n’y a aucune part.

Ces propositions étonnent de la part de Rancière. Parmi toutes les oppositions surannées qu’il a cherché à défaire dans ses précédents livres, la cible principale fut l’idée d’une distinction entre image pure et image fonctionnelle, entre narrativité et a-narrativité. La fable cinématographique avait pour argument fondamental le fait que le cinéma, héritier du roman classique, se nourrissait de sa dialectique entre la logique des actions et sa suspension ; ce qui amenait l’idée que toute image est double, qu’elle s’inscrit toujours dans l’économie narrative tout en en sortant pour devenir instant figé, figure sensible extraite de la continuité actantielle. Un texte canonique de ce recueil s’attaquait à la partition deleuzienne entre image-mouvement et image-temps, entre art représentatif et art de la présentation du temps à l’état pur. Rancière voyait dans Deleuze l’apothéose de la logique propre à ce qu’il appelle régime esthétique, qui prétend valoriser les formes pures au détriment des contenus qu’elles informent. Or, cette monographie ressemble souvent à du Deleuze, du moins dans les concepts qu’elle convoque. L’idiot et le voyant, le cristal de temps et le temps pur, le visage et la situation, tous ces outils ont servi à Deleuze à définir le cinéma moderne. Inversement, les grandes notions de Rancière – le partage du sensible, le régime esthétique, la part et l’écart – se sont un peu estompées ici, même si elles signalent parfois leur présence spectrale. Des récents concepts rancièriens, seuls ceux de dignité et de monde sensible, utilisés dans des textes sur Pedro Costa et Straub, font un retour insistant. La question du rapport à la littérature, si présente dans les textes précédents, apparaît seulement dans de succinctes comparaisons avec les romans de Krasznahorkai dont la plupart des films de Tarr sont adaptés. Ce livre représente un certain rééquilibrage des concepts du système rancièrien. Si ceux de Deleuze sont repris ici, ce n’est pas que Rancière opère, après avoir marqué son écart, un retour vers le père fondateur ; peut-être plutôt que, la distance ayant été accusée, il est possible d’accueillir ces outils en les fondant dans un autre moule. Ce qui fait de Béla Tarr, sous la plume de Rancière, le plus grand cinéaste de l’image-temps, celui-là même qui manque à L’image-temps. Mais le philosophe apporte une compréhension plus riche des différentes ententes du temps, lorsque, par exemple, il distingue dans Le Cheval de Turin le temps du déclin, celui du changement et celui de la répétition. Le temps restait chez Deleuze un concept général, il se subdivise ici et oppose sans cesse ses différentes facettes les unes aux autres, rapporte chacune d’elle à ses figures propres – idiots voyants, « prophètes du désastre » et « trafiquants de promesses », faisant du style du cinéaste la circulation entre ces différents aspects, et leur recollection dans un monde sensible où les aventures ne sont jamais que des visions. Le temps n’est plus révélation métaphysique de l’être même, mais constitue un drame qui transcende toutes les histoires. S’il s’agit du livre le plus deleuzien de Rancière, c’est aussi un des livres dans lesquels les concepts deleuziens connaissent la plus grande reprise créatrice.

Le philosophe parvient à nouer, dans ses analyses contenus narratifs, récurrences formelles et trajectoires générales des films, équilibre difficile à tenir et qui reste bien souvent branlant chez Deleuze. Le style si particulier de Rancière – donnant toujours l’impression de fuir en avant tout en étant pris dans un mouvement de retenue, de suspension, comme s’il fallait lever les certitudes pour suivre un mouvement fait de déplacements constants et n’aboutissant à aucune vérité définitive – s’y prête bien, tant son dynamisme permet de mêler ce qui dans bien des écrits demeure tragiquement séparé. Le plan choisi – une suite chronologique de l’œuvre de Tarr – permet de marquer les jalons, les glissements et les renversements, rend possible des mouvements rétrospectifs et des analyses de l’entièreté de l’œuvre à partir d’un seul de ses pans. Les principes de clôture et de totalité à la base de toute monographie n’empêchent alors pas l’animation de l’œuvre, la dramatisation de son devenir, ce qui donne le sentiment de lire, plutôt qu’une triste recension des motifs, une véritable histoire.

par Gabriel Bortzmeyer
lundi 5 décembre 2011

Béla Tarr, le temps d'après Jacques Rancière

Broché : 96 pages.

Editeur : Capricci.

Collection : Actualité critique.

Langue : Français.

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