1. Rencontre et premières fois
Il y a quelque chose de particulier, lorsque que l’on se trouve face à un parfait inconnu, et que soudain, le courant passe, qu’une confiance s’intaure avec presque rien. Ce fut le cas avec Vimukthi Jayasundara au moment de faire La Terre abandonnée (2005). Au cours de notre premier rendez-vous, nous évoquons son enfance et son rapport au cinéma, ses obsessions de jeune réalisateur. Je sens alors que Vimukthi est un cinéaste en puissance, même si il ne savait pas de quoi serait fait son film. J’avais vu son premier court-métrage Land of Silence, et je m’étais débrouillé pour voir le film qu’il avait réalisé lorsqu’il étudiait au Fresnoy, Empty for Love (2003). Tout cela se passe avant sa résidence à la Cinéfondation. C’était une telle rencontre qu’on s’est mis d’accord pour lancer la production de La Terre abandonnée, même si le film était difficile à faire. Nous n’avions pas vingt jours de tournage utiles et beaucoup de moments dans le scénario étaient prévus à l’aube. Or, au Sri Lanka, on passe de l’aube au plein soleil en 3 minutes, ce qui implique une différence de 4 à 5 diaph’ dans le même plan-séquence. Il a fallu le gérer en post-production. J’avais confiance en la capacité de Vimukthi à vraiment faire du cinéma, et lui de son côté du fait que j’étais partant pour lui faire confiance. Le film voit le jour, et je l’aime, je le trouve beau. Même si j’essaie de conserver un peu de distance, je suis évidemment de son côté. Nous nous préparons pour Cannes, et il est accepté pour Un Certain Regard. Le président du jury est cette année Abbas Kiarostami, qui lui donne la Caméra D’Or. Je pense toujours qu’un prix décerné dépend d’un jury, et c’était une chance que Kiarostami le préside cette année-là. Les choses s’enchaînent alors assez bien.
2. Points de départ
L’origine de Chatrak part d’une rencontre et d’une invitation. Vimukthi était convié au Bengale, où on lui proposait de faire un film. Il n’avait pas d’idée de scénario, mais l’actrice Paoli Dam (une star en Inde) était partante pour tourner avec lui. Lorsqu’il m’a envoyé la photo d’elle et lui prenant la pose, j’ai un peu bêtement demandé s’il ne s’agissait pas d’une nouvelle conquête – Vimukthi aime les femmes, ce n’est pas un secret.
Ensuite, quand le taxi l’a conduit de l’aéroport au centre ville de Calcutta, voir défiler sous ses yeux les immenses chantiers qu’on voit dans le film l’a terriblement impressionné. Lorsqu’il a commencé à tourner la partie en ville, il a été envahi par ces images. Il a été impressionné par les hauteurs des bâtiments, de toutes ces hautes tours en construction. Quelque chose le frappait dans cette volonté de produire des choses similaires, des constructions qui perdent l’identité, et la culture d’un pays. De Dubai à L.A. à Tokyo, toutes ces tours qui se ressemblent, et Vimukthi craignait peut-être de voir arriver la même chose dans son Sri Lanka natal. Ce sentiment l’envahissait et on le ressent fortement dans toute la courte partie documentaire, où des paysans locaux s’insurgent contre l’expropriation de leurs terres. Ces images volontairement tournées en D.V. créent le sentiment qu’on est dépossedé de soi – l’un des thèmes les plus importants pour Vimukthi. Il développe par ailleurs dans Chatrak quelque chose de plus narratif que dans ses films précédents. Bien que ce soit une narration bizarre, à rebondissements et sur différents niveaux. Il joue sur le temps de manière peut-être plus subtile que dans Entre Deux Mondes.
3. Stabilisateur
Même si il a été réalisé dans des circonstances rapides, voire improvisées, Chatrak est un saut dans sa filmographie. Nous étions dans une économie d’urgence et d’adaptation. Il fallait que j’aie une confiance aveugle pour suivre ce qu’il faisait. Je ne connaissais pas le producteur indien avec qui je travaillais sur place – ce qui était théoriquement impensable pour moi. Par exemple, il payait les gens sur le tournage, il a donc fallu s’adapter, etc. Je fais avec Vimukthi ce que je ne devrais jamais faire. Ce n’est pas une méthode que je vante, mais il y a une forte solidarité. C’est la première chose qu’il a dit à son producteur indien « j’ai déjà un producteur français ». Comme s’il avait un agent.
Quelque chose commence à s’accomplir dans son oeuvre, une forme de maturité. En tant qu’accompagnateur, cela me réjouit. Déjà parce que c’est un jeune cinéaste, et que tout cela va encore bouger et évoluer. Il a progressé, notamment dans sa manière d’écrire. Pour préparer ses films, Vimukthi dessine toutes sortes de croquis. Il me parle de certaines choses, avec telle disposition dans l’espace, la manière de faire vivre le plan. Il pense ainsi dans son imaginaire à la totalité du film. Puis, vient le moment douloureux mais nécessaire de la rédaction. On n’est pas comme avec Nobuhiro Suwa, dans une possibilité de tourner le film sans scénario. C’est aujourd’hui un peu plus simple qu’avant. Pour son premier film, il n’avait rien écrit avant fin novembre, et il y avait un dépôt au Fonds Sud le 17 décembre 2003. Et il a tout écrit et tout traduit en 3 semaines.
Il y a une connivence entre lui et moi. Je peux lui dire certaines choses. Je ne fais pas que le produire. Le rapport que j’entretiens avec lui va au-delà de ça, et n’est pas uniquement d’amitié. Je suis une sorte de référent, de stabilisateur. Ça pourrait s’arrêter demain – le plus tard possible, pas avant le dixième film... Dès qu’il aura fait un succès public, de gros matous roderont autour de lui avec du cash. Cette idée ne m’a jamais effrayé car il y a toujours eu des danses du ventre autour de lui. De mon côté, je découvre, je défriche. Un cinéaste n’a qu’une seule vie. Il va là où on lui permet d’aller dans un temps assez court. Ça conduit parfois à des incompréhensions, parfois à des erreurs graves, mais on ne peut pas empêcher l’envie d’un artiste. Le producteur doit rester très modeste, il doit trouver des complicités, des alliances. Tout cela prend du temps.
4. Cinéaste instinctif
Il y a chez lui un rapport à la présence. Le cinéma de Vimukthi ne discourt pas. Au contraire, on peut dire qu’il est complètement instinctif. Cela est aussi dû à la révolution qui s’est opérée chez lui dans son approche du son. Avant de faire son premier long-métrage, il considérait, culturellemment, non pas que le son était moins important que l’image, du moins qu’il venait après ou à part. La Terre Abandonnée est l’un des premiers films sri-lankais tournés en son direct. Cette approche a changé sa méthode. On lui a trouvé des complices avec lesquels il peut être incroyablement créatif. Il a cette façon de sentir l’image par le son, de capter une immense présence. Un travail très fort et intuitif amène le premier dialogue. Le film a été tourné au Bengale, dans une forêt située au bord d’une route avec une énorme circulation. La prise de son a fait disparaître tout ça, il donne une sensation d’immédiateté.
Cela renvoie à quelque chose qu’il m’avait fait remarquer lors du sous-titrage de La Terre Abandonnée. Il y a un moment, dans la partie du conte, où l’actrice Kaushi disparaît dans le lointain. Ce passage était très difficile à retranscrire, car il y a trois niveaux de langues simultanés. C’est un peu à l’image du cinéma de Vimukthi, où il y a l’image immédiate, et une autre signification qui sédimente cette même image.
5. Guerre et paix
Vimukthi est né avec la guerre civile. Son travail suit les évolutions historiques du Sri Lanka. Avec une vieille pellicule N&B soviétique, il était parti visiter un hôpital et filmer les dégâts de cette guerre dans Land Of Silence (2002). La Terre Abandonnée montrait autre chose, une irrésolution dans le passage entre la guerre civile et la paix. Dans Entre Deux Mondes, le conflit devient plus lointain : il y a des rumeurs de guerres, mais le récit commence à s’en détacher. Et pour la première fois dans Chatrak, on sent qu’il y a un abandon de cette situation de guerre – le Sri Lanka n’est plus en guerre et les troupes tamul ont été disloquées.
Dans Chatrak, le soldat vient d’un pays insoupçonnable – on ne peut pas savoir si l’acteur Tomas Lemarquis est islandais, sauf si on comprend ou si on parle sa langue. Cette image agit comme un vieux souvenir qui persiste. Et pour la première fois dans son cinéma, il y a une surimpression, comme si le soldat était un fantôme. Il le fait exister de manière extraordinaire, par la comédie. Le réfugié et le soldat deviennent comme deux gamins. Ces changements de ton permettent curieusement de tenir l’attention. Ils donnent la vie et l’oxygène et la vie au film, par la surprise qu’elles procurent. Difficile d’y chercher une structure, puisque son cinéma ne repose pas sur un modèle rationnel, mais un mode fragmentaire, du temps et de l’espace. Quand on voit le soldat tomber et disparaître, on assiste à un saut temporel, on est à moitié dans l’hallucination et dans le temps réel. La force de son cinéma repose sur cette poésie et ces effets qui n’en sont pas. Si on voulait théoriser, on pourrait écrire un article qui aurait pour titre « Le cinéma de Vimukthi ou la chute des corps ».