spip_tete

Berlinale 2010 #1

Sali und Tabacchi

Forum et Check point

La salle CinemaxX 5, où ont lieu les projections du Forum, est à deux pas du palais de la Berlinale, sur Potsdamerplatz. Le restaurant italien « Sale e tabacchi » se trouve tout près du « Check Point Charley ». Entre les deux, il y a une petite Sibérie d’un kilomètre que l’on parcourt en commençant, interrompant, entrecroisant diverses discussions qui reprennent ensuite pendant le diner : la pente molle prise par un pourtant glorieux quotidien communiste ; le virage pop d’un réalisateur lituanien ; l’augmentation du prix de l’accréditation presse ; le nouveau mixage du dernier film de Polanski (en compétition, il sera projeté le lendemain).

A table, on est cinq. Paco est ingénieur minier et (l’unique) critique portugais de cinéma (que je connaisse). Antonio a été (un grand) directeur d’un festival italien (que j’aimais beaucoup). Chiara écrit dans quotidien communiste, mais elle n’est pas communiste. John parle français et défend depuis des années Jean-Marie Straub et Pedro Costa dans un célèbre et populaire magazine américain. Quant à moi, je voudrais savoir s’il est vrai que tous les critiques américains ont adoré, sans exception aucune, Summer Hour (L’Heure d’été en véeffe).

John : Everybody loves it ! Pour les critiques américains c’est le meilleur film étranger de l’année.

ER : Pourquoi ?

John : Ils le trouvent intéressant, surtout dans ses dialogues. L’exemple parfait d’une certaine façon de jouer.

ER : Et toi aussi tu es d’accord avec ça ?

John : Pour moi c’est un film mineur.

Antonio : De quoi parlent-ils ?

Chiara : Je ne sais pas.... D’Assayas, je crois.

Antonio : Eugenio parle toujours d’Assayas.

Chiara : Je pourrais avoir de l’eau ?

ER : Je cherche à comprendre ce que les américains trouvent à son cinéma. J’ai l’impression qu’ils l’aiment par perversion, qu’ils aiment son travail parce qu’il colle à leur idée du cinéma européen : un truc de musée. Olivier Assayas comme l’ultime tableau de l’école du cinéma d’auteurs. Et en un sens ils ont raison car lui il se pense exactement comme ça. L’Heure d’été est un film qui parle d’héritage. Le personnage principal se complique la vie parce qu’il doit gérer l’héritage artistique d’un de ses parents. À la fin, le bureau de l’artiste se retrouve au Musée d’Orsay. Et le personnage principal, qui visite l’exposition en compagnie de sa femme, ne peut faire autrement que de remarquer que chaque visiteur passant devant l’objet ne comprend absolument pas ce que ce dernier symbolise. Il y a une veine nostalgique, élitiste et rétrograde chez lui. Et ça s’arrête pas là. Le pire est à venir. Le commentaire final c’est, en gros : nous pardonnons ce public idiot de ne rien comprendre à l’art. La posture d’Assayas est toute entière contenue dans la fin de ce film. Sous un vernis de modestie, il est doublement hautain. Le personnage (porte-voix d’Assayas) ne se sent plus capable de prolonger l’œuvre. Mais il a un avantage sur le reste du monde : lui, au moins, a conscience de cette incapacité. Il peut donc pardonner les pauvres cons qui passent devant le bureau sans en saisir la grandeur. C’est comme s’il disait (à lui même en fait, parce qu’à part sa femme, personne ne peut comprendre) : no soucy. Tout est pardonné, comme le titrait Mia Hansen-Love dans son premier film, laquelle, malgré sa jeunesse et son manque complet de talent (et d’ailleurs, exactement à cause de la combinaison de ces deux éléments) est encore plus suffisante et rétrograde qu’Assayas.

John : Aux Etats-Unis, personne ne remarque tout cela. Les critiques se moquent que le sous-texte du film soit l’art et que derrière cette histoire d’héritage et de musée, c’est une projection du cinéma qui nous est proposée et la place qu’Assayas s’attribue dans l’histoire du 7ème art et dans l’institutionnalisation du cinéma d’auteur français. Pour les américains, il s’agit d’une histoire de famille. Ce qui n’est d’ailleurs pas faux. Mais cette histoire de famille est à entendre à l’intérieur du discours que tu tiens, qui est un discours sur l’héritage de la Nouvelle Vague. Mais il est également possible qu’à un niveau plus ou moins inconscient quelque chose de l’idéologie d’Assayas soit perçue. Si je comprends bien ce que tu dis, pour toi l’Amérique voit en Assayas la confirmation d’un discours sur le cinéma d’auteur qu’on pourrait résumer en disant : le cinéma est mort. Il le voit et en jouit.

ER : Le succès d’Assayas, ou plutôt sa notoriété, est le fruit d’une opération politique. Au début des années 80, il y a une intervention politique, soutenue par quelques puissances de la critique, je pense à Toubiana, pour ériger le Dernier Métro de Truffaut en système. L’exploit du Dernier Métro a convaincu qu’on pouvait vendre l’idée d’un cinema français éternel : le cinéma d’auteur qui vend (même à l’international). On a donc cherché à ériger cet exploit en système. Le fameux cinéma du milieu. Assayas est le produit parfait de cet essai de laboratoire.

Chiara : Selon moi, Sharunas Bartas est devenu un cinéaste du milieu.

J’ouvre une parenthèse. Aujourd’hui, la projection de 19h dans la salle du Forum au CinemaxX était bondée pour voir Indigène d’Eurasie du lituanien Sharunas Bartas (le fait que le festival vienne de commencer et qu’il n’y ait rien d’autre à voir à cette heure là a bien aidé). De Bartas, je n’ai quasiment rien vu. Uniquement un film, ça devait être en 1996 : Few of us. Dans mon souvenir il s’agit d’un cinéma radical et sobre. Ce qui m’avait marqué, c’est que partant d’une histoire qui se prêtait à un traitement folklorique (la fable d’un peuple perdu de Sibérie). Bartas avait au contraire fabriqué un film concentré uniquement sur ce que la caméra enregistre. Et ce ne sont jamais des notions sociologiques ou anthropologiques qui sont enregistrées, mais simplement des images. Du coup, si on m’avait demandé avant la projection de cet après-midi quel type de cinéma était celui de Bartas, j’aurais répondu Straubien, dans le sens où pour ces cinéastes n’existe uniquement que ce qui résiste (dans les images). Le film vu aujourd’hui, le second depuis mon arrivé à Berlin, m’a d’abord semblé éloigné de ce souvenir, presque comme si c’était un autre réalisateur qui l’avait réalisé. Et puis en y repensant :

ER : Vous le connaissez bien Bartas ?

Antonio : Oui. Il y a quelques années on a organisé une rétrospective autour de ses films. C’est un cinéaste important. On a commencé à en parler à partir de la moitié des années 90. Il faisait des documentaires intimistes. Avec une ambition poétique qui bouleversait le genre. Je me souviens de Trois Jours, l’histoire de deux couples qui se rencontrent durant un séjour à Kaliningrad. On sentait en lui une soif de formalisme... Probablement à cause du long été du réalisme soviétique. En les racontant, ses histoires semblent des artifices, mais c’est seulement parce qu’on reconstruisant l’intrigue, par la force des choses, on met en évidence leur aspect narratif, alors qu’il s’agit ici de subtilité, d’évanescence. Je me souviens d’un autre film, Corridor, qui est encore plus radical que Trois Jours. Plus qu’une histoire, c’est une galerie de visages, de gestes, d’images mentales. Je dois admettre que par rapport à ces standards, Indigène d’Eurasie m’a un peu déçu.

Chiara : Même s’il est moins radical, je l’ai trouvé plutôt bon. Il y a cette idée de mafia internationale, avec ce personnage qui voyage partout en Europe et qui est traité de façon surprenante. Très axé sur le personnage masculin. Tu en dis quoi toi Paco ?

Paco : Pour moi c’est le meilleur des cinq films que j’ai vus aujourd’hui. Et c’est sur lui que j’écrirai ce soir.

ER : Pour dire ?

Paco : J’ai une idée. Mais là tout de suite, je suis fatigué. Un de ces jours, on aura une conversation que tu pourras retranscrire sur ton site...

Chiara : Pourquoi ils n’apportent pas l’eau ? (au serveur) J’ai demandé de l’eau.

Serveur : Elle est déjà sur la table.

ER : En réfléchissant bien, je ne pense pas qu’il ait tant changé. En écoutant Chiara, je me dis qu’au fond le film te dit, si tu le lui demandes, la même chose que disaient déjà ses documentaires des années 90, c’est à dire que seul ce qu’il y a dans les images existe. Ca me semble un aspect important, surtout pour le public occidental. Normalement c’est le cinéaste typique à qui nous, de l’ouest, demandons : « aller, raconte-nous la Lituanie ». Ce n’est d’ailleurs pas une question déshonorante. Une des raisons pour lesquelles on continue d’aller au cinéma c’est parce que c’est le lieu où le monde nous est donné. Surtout à Berlin. Ce festival a toujours été le l’endroit où on vient lorgner au-delà du Check Point, au-delà du rideau de fer. Mais c’est plutôt sain qu’à notre voyeurisme politique, sociologique etc... quelqu’un réponde par un pur voyeurisme cinématographique ; qui consiste à montrer des visages, des corps. Indigène d’Eurasie se meut d’une ville à l’autre. Même Jason Bourne ne voyage pas autant : Moscou, Kalinigrad, Paris, et beaucoup de villages russes dont j’ignore le nom. Je ne les connais d’ailleurs pas parce que Bartas ne nous les dit jamais. Tous les plans sont serrés sur les personnages. Sur leur mode d’être, leur langage, leur façon de marcher, de s’habiller, de parler.

Paco : C’est valable pour l’Est. Quand les personnages se retrouvent à l’Ouest, à Paris, il ne fait plus que des plans de cartes postales. Il s’agit bien évidemment d’une manière, littérale et plutôt intelligente, de répondre de façon ironiques aux co-producteurs européens, et en particulier à ces antennes régionales qui financent le film, mais qui demandent en contre-partie qu’on reconnaisse bien Paris, la Bretagne...

Chiara : On demande l’addition ?

Paco : Ou alors on fait comme Paulo.

Chiara : Ah, oui, Paulo... L’année dernière, il a invité l’équipe de son film au grand complet. Tous les soirs il disait : mettez sur ma note. A la fin, il est parti sans payer.

Paco : Pour partir sans payer il faut dépenser beaucoup, donner l’impression qu’on est des grands seigneurs. Nous, on a pris de l’eau minérale et le vin de la maison. Ils vont tout de suite nous arrêter.

ER : Ce serait dommage, demain matin il y a le Polanski.

John : Il parait qu’il a profité de son assignation à résidence pour refaire la post-production de son film. Finalement la prison aide le cinéma.

ER : Si je rencontre Toubiana, je lui dirai.

par Eugenio Renzi
mardi 9 février 2010

Accueil > évènements > festivals > Berlinale 2010 > Sali und Tabacchi