Les Hommes de la Baleine
M.R. France, 1956, 26 min
8.5
Vive la Baleine
M.R. France 1972, 17 min
7.2
Mario Ruspoli : prince des baleines
Florence Dauman, France, 76 min
(pas de note)
La plus grande mort du monde
Mario Ruspoli devient célèbre dans les années 60, aux côtés de Jean Rouch et de Richard Leacock (à qui le Réel consacrait une rétrospective l’année dernière). Il tourne jusqu’en 1984, deux ans avant sa mort, quand – bien avant Werner Herzog – il tente d’allier expérience cinématographique et contemplation de peintures rupestres. « Cinéma direct » : l’expression est de lui. En 1956, début de carrière, Ruspoli a 31 ans. C’est encore l’époque des caméras lourdes, bruyantes et asynchrones.
C’est aussi l’époque de la chasse au cachalot en chaloupes, et du harpon lancé à la force du bras. Les hommes de la baleine date de 1956, soit un an après Le monde du silence de Jacques-Yves Cousteau, et l’année même des Racines du ciel de Romain Gary. En cette période d’éclosion de la conscience écologique, Ruspoli filme longuement, sur une île des Açores, le dépeçage d’un cétacé. Les images sont éprouvantes, le cadavre est immense. Le grain de l’image confère pourtant une dimension onirique à la séquence, met à distance les litres de sang s’écoulant de la carcasse à la mer. Ce qui porte encore, en revanche, est le texte de la voix-off, signé Jacopo Berenzini, plus connu sous son autre pseudonyme, Chris Marker. Il transforme ce qui n’aurait pu être qu’un relevé documentaire du réel en scène mythologique. Sans porter de jugement sur le sadisme des pêcheurs, il se contente d’indiquer que la mise à mort d’un cachalot tué à coups de harpons prend vingt heures et raconte l’affrontement entre l’homme et la nature, qui se fait au fil des minutes affrontement entre l’homme et le sacré. Après avoir longuement filmé un cachalot mort, puis les pêcheurs guettant les jets de vapeur à l’horizon, Ruspoli embarque sur une chaloupe. Rien de plus beau que le moment où l’animal charge l’embarcation du cinéaste : le décadrage dure à peine une seconde, et le plan suivant, nageoire noire s’élevant au-dessus des flots, intervient rapidement. Belle rencontre de la caméra et de la mort. Le sacré couché sur pellicule. Moby Dick tout entier, en une seconde à peine. Ruspoli, on l’apprend plus tard, resta tétanisé après l’assaut.
La pellicule est vieille, change de couleur inopinément. Tantôt jaune, tantôt verte, tantôt blanche, mais le rouge des vagues est toujours aussi vif. Ruspoli filme « la plus grande mort du monde », la transition du monde ancestral des pêcheurs à la cruauté moderne, plus industrielle. Une corrida sans fête, indique la voix off de Marker. Sans public, sans religieux. « De grandes îles mortes dérivent, plantées du drapeau noir des hommes de la baleine. »
En 1972, Ruspoli et Marker font à nouveau équipe autour du sujet de la chasse au cachalot. Cette fois, hors de la chaloupe, l’engagement est clair. Vive la baleine est un chant funèbre développant déjà l’idée d’une nature épuisable, d’un capital naturel – 40 ans plus tard, elle peine encore à s’ancrer dans les esprits. « Vous vous éteignez, baleines, comme de grosses lampes ». « Des images belles comme des sauvages » défilent : tableaux du XVIIIe et XIXe siècle, plans de Ruspoli de 1956, devenus en 16 ans aussi datés que les tableaux, avec le développement du harponnage automatique. Violence extrême d’une échine qui explose au contact du harpon, entourée de gerbes d’eau encore blanches au-dessus d’une mer déjà rouge.
Troisième temps du programme, Mario Ruspoli, Prince des Baleines est le long bonus DVD des deux courts qui le précèdent. On retrouve Edgar Morin, que l’on avait aperçu au Festival International du Film d’Environnement en février. Leacock fait une apparition. Les interviews se succèdent, traçant le portrait d’un « détesteur de cons », de « l’Indiana Jones du réel ». J’en apprends un peu plus sur son travail dans les asiles psychiatriques, que je ne connais pas. Et surtout, ce détail fondamental : Ruspoli est devenu cinéaste quand il est devenu borgne.