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Festival de Cannes 2012

The We & The I  de Michel Gondry

Bus stop

4,7

New York City, dernière heure de cours avant l’été : la sonnerie retentit, les couloirs fourmillent de lycéens et se vident en un clin d’oeil : premier sas. Certains d’entre eux montent dans un bus qu’on ne quittera plus, et qui se vide au fur à mesure de ses occupants sans jamais se remplir : second et dernier sas, égrénant dans un crescendo un peu lourd sa mécanique du vide.

De ce huis clos mouvant, Michel Gondry fait un laboratoire où le bricoleur frénétique qu’il ne peut se retenir d’être hésite à se faire enfin homme de science. Il observe ces lycéens, passe de l’un à l’autre, retient dans son cadre les groupes qui se défont et se reforment, les mots qui séparent les vieux amis et forment des alliances. Peu à peu, il abandonne au bord du chemin ses spécimens, réduisant sans pitié le champ de l’expérience, du nous multiple au double je : les deux derniers adolescents à sortir, les deux Gondry, le bricoleur précoce qui prend de l’âge, et le scientifique naissant depuis des lustres dans les multiplications de distance. La carrière l’a toujours tenté, même si la rationalité, au fond, lui fait peur.

Au laboratoire, une temporalité fictive, onirique peut-être. Un trajet qui joue sur différentes vitesses, avec des raffinements presque masturbatoires : entre dilatation, attention extrême pour certains détails, divagation - imaginaire et projections mentales ; et accélérations : trop pleins de paroles, animations, saturations des cadres. L’odyssée qui se construit et ne donne à voir que des choses qui semblent très vraies, passe par tous les états du rêve, entre anarchie mimée et maîtrise froide d’un cinéma qui se rêve en physique de l’image, sans aller jusqu’au bout de sa logique.

Il y a deux films dans The We & The I : le premier se prend pour un talk-movie décomplexé, cousin éloigné de Wassup Rockers (Larry Clark 2004), dont la fin mettait en scène le retour à la maison de jeunes skateurs traversant un L.A.. trop grand pour eux. Tout à son désir de faire de sa fiction un document, Gondry y cueille les gimmicks adolescents et quelques bribes de leur imaginaire avec le sérieux incongru d’un enfant monté sur un cerisier couvert de fruits pour en remplir son panier avec méthode, sans en porter une seule à la bouche. C’est pourtant, de loin, ce qu’il y avait à voir de plus beau.

Mais l’autre film l’emporte : un grand clip enrobant le documentaire d’une matière non réaliste, un cinéma de pur décor, noyé dans une pénible bande son old school, dans lequel le bus ne constitue une fois de plus qu’un grand concept à produire des images : images sorties non de la fabrique artisanale que revendique Michel Gondry, mais d’un imaginaire vendeur plus large qui est celui de la séduction. Plus chic, plus mesuré, moins identifiable. Comme de coutume pourtant, la matière reste prise dans cette malléabilité forcée qui lui donne son caractère : bricolages cartonneux et cartoonesques “à la Gondry”, numérique “fait main”, pincé en accélérations comiques (la scène de bastonnade de Big T par une vieille dame, topos du cinéma d’animation de ces dernières années - c’est une séquence d’anthologie de Ratatouille et du premier Madagascar) ou étalés en ralentis lyriques (l’innamoramento collectif lorsqu’une ravissante jeune fille à vélo hypnotise les passagers mâles) qu’il s’empresse de ramener au temps réel à coup de grossièretés, comme s’il se repentait d’avoir conté fleurette.

Pris dans l’entre-deux, le film en vient à souffrir d’une schizophrénie dont il peine à se remettre à mesure qu’il s’enfonce dans la gravité. Tandis que la journée défile et que les passagers s’égrènent vers le hors champ, le “nous” laisse place au “je” dans la visibilité la plus totale. Débarassées des réflexes de groupes, les subjectivités mises à nues se disent, et les mots qui, dans le bus bondé, semblaient n’avoir aucune importance prennent des couleurs de drame. On reste à côté, pourtant. Pour fonctionner, il fallait que le drame laisse ses acteurs respirer davantage, et l’on est tenté de se dire que le “nous” est ce film que les adolescents voudraient faire malgré la présence de Gondry ; avec Gondry, il devient impossible de le savoir.

Sentimentalisme et mise en scène : le bricolage, qui fonctionnait encore dans Eternal Sunshine of the Spotless mind, vient jouer contre son camp. Vers la fin du film, lorsqu’il n’y a déjà plus grand-monde dans le bus, deux adolescents se parlent pour la première fois. Très vite, la conversation prend un tour existentiel : le Père, ce qu’il fait, ce qu’il représente. Lorsque l’un d’eux demande "Et toi, ton père, que fait-il ?", l’autre répond "Il est mort". Juste avant qu’il ne le dise, Gondry coupe – alors qu’il filmait le duo – pour ne plus cadrer que l’orphelin. Ses paroles pèsent, semble-t-il dire. Mais à sentir qu’on nous inflige ainsi un réel condensé, remonté dans une centrifugeuse, privé de cette élasticité de champ qui fait croire que tout peut se produire devant l’objectif – l’improvisation sans adresse comme l’accident heureux, l’erreur – nous ne sentons plus rien. Gondry est là, mais il semble ignorer quoi dire, et pointe, pointe, pointe du doigt.

par Thomas Fioretti, Noémie Luciani
vendredi 18 mai 2012