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Le monde du cinéma français est-il une phallocratie ?

Poser cette question revient à superposer un registre de sens politique à un univers artistique. Dans son expression successivement politique, sociale et culturelle, la démocratie est fondée sur un principe de représentation. Le monde du cinéma repose à l’inverse sur une logique sélective et hiérarchique, concrétisée par une série de classements (box office, programmation, palmarès, notations critiques, cérémonies de récompense du « meilleur » film, réalisateur, acteur, etc.). La catégorie étalon de ce mode d’organisation est celle de « talent », notion omnibus qui synthétise la capacité de travail, le réseau social, les ressources morales, la productivité, les savoir-faire, l’audace et les effets de reconnaissance. Les productions dites « singulières », « radicales » ou « belles » dans le langage de la cinéphilie sont situées au sommet de la pyramide des œuvres, indifféremment, et parfois, inversement à la loi de puissance des jugements de goût ordinaires, réglés par les mécanismes du « marché ».

Depuis les années 1980 la revendication d’une meilleure prise en compte des « minorités », dans la continuité de l’affirmation du droit à la différence identifiée à « Mai 68 », s’est étendue aux mondes de l’art. Les institutions culturelles, les lieux de formation, les médias, les intermédiaires, les chercheurs et les artistes constituent les différents points d’entrée de cette politisation, la question du genre focalisant plus particulièrement les attentions. Historiquement, le monde du cinéma présente une division sexuelle du travail fidèle aux stéréotypes du genre. L’érotisation chaste d’actrices-symboles (Brigitte Bardot, Jean Seberg, Anna Karina) témoigne de l’imaginaire de groupements socialement homogènes, majoritairement composés de jeunes réalisateurs, lettrés, parisiens, d’origine « petite-bourgeoise ». L’association de la cinéphilie savante à des valeurs socialement définies comme masculines (l’audace, l’insoumission, la culture de la « bande », de la sortie, l’affirmation de soi, la prise de parole publique), et inversement, les traits de « l’identité » féminine (écoute, patience, attention à l’entourage, soin de l’apparence), rend compte de la distribution historique des métiers : une féminisation des activités de représentation et de manufacture (comédie, « petites mains » des salles de montage, « scripte », attachées de presse), l’impérium artistique (réalisateurs, production, scénaristes et chefs de poste) constituant un domaine réservé.

À la faveur de la refonte institutionnelle du cinéma français (Fémis, redéveloppement du court métrage, obligations d’investissement pour les chaines de télévision), une évolution significative s’est opérée au cours des années 1980. En valorisant les qualités régulièrement constatées et attribuées aux parcours scolaires féminins (inclination pour le domaine artistique et culturel, assiduité, application, sérieux, souci supérieur de précocité de l’insertion et de sécurité de l’emploi), les filières de formation ont de ce point de vue joué un rôle clé. Entre 1990 et 2011, 43% des diplômés du département « réalisation » de la Fémis étaient des femmes. Dans le même temps, l’académie des Césars n’a attribué qu’une seule fois le prix de « meilleur réalisateur » à une cinéaste (Tonie Marshall, 2000).
Ce décalage entre une féminisation de l’accès à l’activité de réalisateur et un défaut chronique de reconnaissance des réalisatrices s’explique en premier lieu par une capacité moindre à se maintenir dans la carrière. Une attention aux palmarès successifs de la cérémonie reine du cinéma français livre un premier indice de ce plafond de verre : alors que les réalisateurs récompensés avaient réalisé en moyenne neuf longs métrages sur plusieurs décennies au moment de leur consécration, Tonie Marshall n’en avait réalisé que quatre en dix ans de carrière. Cette difficulté à transformer une insertion ponctuelle en activité pérenne se retrouve dans l’ensemble du secteur. Sur la soixantaine de réalisateurs bénéficiaires de l’avance sur recette ayant réalisé au moins cinq longs métrages entre 1985 et 2005, 75% étaient des hommes.

La raison la plus remarquable de cette inertie est l’improbabilité de la carrière aux yeux des prétendantes cinéastes. Sur le mode de la prophétie auto-réalisatrice, l’image masculinisée de « l’auteur » rend peu crédible l’idée d’un exercice durable de l’activité. Alors que la mise en scène est évoquée sur le mode de la vocation par une majorité de réalisateurs-hommes, elle est plus souvent décrite comme une incursion temporaire par les réalisateurs-femmes, enclines à considérer l’échec et l’inégalité de reconnaissance comme une donnée de base du métier. À cette « causalité du probable » répond un ensemble de stratégies d’adaptation et d’anticipation, qui tendent à les éloigner des chemins de la reconnaissance. L’anticipation de l’échec conduit les jeunes entrantes à opter pour des métiers matériellement et temporellement plus sécurisés et moins exposés, ce dont attestent des taux de pluriactivité et de reconversions professionnelles plus élevés chez les femmes-réalisatrices. Leur passage à la réalisation se fait plus fréquemment à partir des métiers d’actrice, de scénariste ou d’assistante que chez leurs homologues masculins. Les logiques et pratiques des intermédiaires et professionnels du secteur donnent occasionnellement raison à cette stratégie de prudence, comme en témoignent les conflits de légitimité (chefs de postes masculins vis-à-vis d’une réalisatrice souvent moins expérimentée que des techniciens chevronnés, rapport « forcée » à l’autorité), les cas d’infantilisation (relation paternaliste du producteur à la réalisatrice) ou le moindre crédit artistique qui leur est accordé dans une profession où les postes de pouvoir et de décision sont majoritairement occupés par des hommes.

Par ailleurs, la vie de famille a des conséquences assymétriques sur la carrière selon la place occupée dans le couple : alors qu’elle apporte régulièrement une assise morale et économique au cinéaste-père de famille, la maternité se transforme souvent en handicap chez les jeunes mères réalisatrices, plus disposées à mettre entre parenthèses leur carrière. Plus généralement, le sacrifice de la vie privée à « l’œuvre » et le maintien durable dans un état de précarité sont moins bien tolérés par les femmes, tandis que les hommes témoignent fréquemment de dispositions morales artistiquement vertueuses (orgueil, confiance en soi, anticonformisme). Le cinéma français constitue de fait un univers professionnel de plus en plus féminisé dans lequel l’espace de consécration reste essentiellement masculin. Ce paradoxe n’est pas un état de fait sub specie aeternitatis, mais illustre les ambiguïtés d’un monde où les pratiques contrastent fréquemment avec les valeurs de modernité qui lui sont associées.

par Olivier Alexandre
vendredi 1er juin 2012

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