Int. fin de soirée./Un wagon entre Dax et Paris
Deux jeunes critiques, CB et LS, évoquent la 17e édition du Festival de Contis où ils ont passé trois jours.
CB - C’est idZap, on peut parler aussi fort qu’on veut. Tu es arrivé avant moi à Contis, et tu m’as dit avoir été emballé par une avant-première.
LS - Fraichement débarqué du monospace de Roland qui nous a conduit de Dax au front de mer, je me suis précipité dans le cinéma du village pour assister à la première projection française d’Aujourd’hui d’Alain Gomis. Il s’agit de son troisième long métrage, après L’Afrance et Andalucia. Mes yeux ont mis quelque temps pour s’adapter à la pénombre tant le soleil brillait sur Contis plage ; raison pour laquelle la salle était quasi vide. Le film était pourtant emballant, autant que la rencontre avec son auteur au brunch du lendemain. Gomis prend Saul Williams, artiste hyperactif new yorkais, et le plante au Sénégal où il interprète un personnage qui va mourir à la fin de la journée, et qui le sait. Le film suit cette dernière journée : les balises de tragédie (unité spatio-temporelle, sort scellé) permettent à Gomis de développer une mise en scène selon le principe de la libération par la contrainte. Saul Williams n’a pas besoin de forcer beaucoup l’émerveillement devant ce monde qu’il ne connait pas, et le personnage est à l’affût des moindres stimuli ; à travers lui, nous aussi. Alain Gomis m’a dit avoir traité le film “comme de la pâte à modeler”, l’avoir pensé “comme de la musique, selon des rapports de rythmes et de tensions”. D’où le sentiment à la fois fascinant et libérateur d’une improvisation. Le film devrait sortir en novembre.
CB - Occasion de le rattraper. Je suis arrivé avec les plagistes. Peut-être d’ailleurs avec un regard de plagiste : à une exception près - le film de Louis Garrel - rien ne m’a franchement séduit. Quelques semaines après Cannes, on avait l’impression de repartir de zéro. De passer de la finale de Roland-Garros aux éliminatoires d’un tournoi de province. Je n’avais pas gardé ce souvenir de ma première venue, en 2010.
LS - C’était ma première fois. Méditerranées, le court métrage d’Olivier Py, ne t’a pas touché ?
CB - Pas vraiment. Revoir en Super-8 les membres de sa famille pour en faire, grâce à la voix-off, des héros de l’Histoire, ressemble plus à un geste narcissique qu’artistique. Une famille ne peut pas être l’Olympe. Qu’il faille y croire parce que c’est celle d’Olivier Py - ex-directeur du théâtre de l’Odéon - ne fait qu’agacer davantage. Je n’ai pas l’impression de jouer au snob hermétique. Si l’émotion ne passe pas, c’est qu’elle est absente, factice. Par exemple, toutes les phrases avec le mot “enfance” m’ont semblé former un bréviaire de clichés.
LS - Je pensais ne pas l’aimer du tout. On sent par moments la biblio khâgneuse, et on se moque pas mal qu’il s’imagine fils d’Homère et de Virgile. Mais qu’il montre sa grand mère écouter du Puccini à sa fenêtre napolitaine dans une laide robe à fleurs – humble grandeur – cela me plait. Il sait faire parler les images qu’il n’a pas produites, et trouve des moments de grâce lorsqu’il s’éloigne de l’analyse distinguée.
CB - Même symptôme à mes yeux que le film sur Strasbourg de Jeanne Dressen, Maternelle. On prend sa jeunesse, on en filme les reliques, et on tartine de voix-off. Un autre à mettre les pieds dans le plat est Jean-Jacky Goldberg avec In loving memory. J’ai trouvé qu’il s’en tirait mieux. Peut-être car ce ne sont pas des images de sa famille mais d’une autre, qu’il ne connait pas.
LS - Je ne sais pas. La désintégration des images rétro dans un effet de pixellisation numérique est amusante.
CB - On voit bien l’idée de tirer de n’importe quelle image, même amateure et belge, une fiction américaine. Goldberg est critique ; il y avait un affreux film de Jean-Sébastien Chauvin à Brive, dans la même veine : des films saturés du cinéma des autres. Là, on pense davantage à un film d’Olivier Séror présenté à Brive en 2011, où le raccord entre des rêves filmés en numérique se faisait par effondrement de pixels. JJG ne se contente pas de profiter de l’aura des vieilles images. Il bricole un petit scénario d’effaçage de la mémoire, de retour des fantômes - coucou Boonmee -, pas dénué de poésie.
LS - J’ai quand même trouvé que beaucoup de films laissaient voir le nombril de leurs auteurs. À côté de ces films repliés, il y avait aussi des films concernés, pour un résultat pas forcément meilleur. Je pense à tous ces films larmifères d’utilité publique sur la sécurité routière, les SDF, les vieux, les immigrés, les homosexuels. Palme aux violences à l’école. Un texto m’avertit que Dans la cour des grands vient d’emporter le Grand Prix du jury. Tu t’en souviens ?
CB - C’est l’un des moins mauvais. Anarita Zambrano avait déjà remporté une mention spéciale du jury en 2010 avec Tre Ore, belle déambulation dans Rome entre un fils et son père ex-prisonnier. Son film suivant a été financé par la région et s’est tourné à Toulouse. Mais Dans la cour des grands n’a rien de la proximité et de la douceur que j’avais gardées en mémoire après Tre Ore. On est ici dans un lycée, machine dépucelle un copain imberbe qui fume déjà, et on la traite de salope, on la bizute. Violence facile, voyeuriste ; douleur banale, filmée de manière choquante mais pas assez. Enfin, il y a cette scène à la fin, assez forte, où l’ex-puceau imberbe éclate le visage d’une tortionnaire à coup de pied. Là on touche à cette sauvagerie que Zambrano semble vouloir montrer.
LS - Dans un environnement moins vache, machine et puceau auraient pu couler un amour de jeunesse, le film peignait plutôt bien leur langueur maladroite. Mais dans la vraie vie on se suicide, on éclate la face des garces et on dessine des bites sur le ventre des martyrs. Reste à savoir d’où sort cette supposée vraie vie. Sur la vie secrète des jeunes, j’ai préféré We are your friends. On a rencontré Léopold Dewolf, réalisateur de 20 ans exilé à Londres pour ses études. Dans son film, de jeunes londoniens lambda sortent de boite et s’aperçoivent que Jude manque à l’appel. Il n’est connecté nulle part, ce qui angoisse ses potes, confrontés à un vide dont ils n’ont pas l’habitude. La tentative de démonstration d’une vacuité de la génération IPhone est parfois pesante, mais les jeunes ressemblent à des jeunes.
CB - On sent l’envie de tirer un peu de poésie du vocabulaire des sites internet ; “jude is offline” devient une sorte de vérité absolue, filmée en gros plan. Son film a perdu à l’applaudimètre face à Guet-Apens de Michaël Barocas, où des vieux appâtent des voleurs chez eux avec de gros billets avant de les saigner - idéologie FN dans toute sa splendeur, qu’elle soit à charge n’y change rien. Il y avait pas mal de films borderline en sélection. On arrive à Bordeaux. C’est joli mais il nous reste encore 4h pour débriefer.
LS - C’est plus qu’il n’en faut. Avant d’aller dormir en IdZEN, n’as-tu rien à ajouter ? On n’a pas parlé du film de Louis Garrel.
CB - Oui, La Règle de trois. Les trois en question sont Louis Garrel, Vincent Macaigne et Golshifteh Farahani. Louis, Vincent, Marie. La quatrième, absente à l’image, inconnue que ces trois-là devraient permettre d’imaginer, c’est Céline, l’ex de Vincent : elle est cette jeune femme que l’irrévocabilité d’une rupture n’effraie plus, contrairement au couple que forment Louis et Marie, qu’on voit éviter la séparation à tout prix. Aussi Vincent traverse-t-il, au cours de ces 17 minutes, des heures tristement douloureuses. Garrel n’a pas d’autre objectif : comme dans Le Petit Tailleur, il s’agit toujours de cheminer peu à peu vers la perte de l’être aimé. C’est sentimental, bien-sûr, mais pas seulement dans la forme, comme le film de Py. Les sentiments ne sont pas pris dans leur état pur, on les connaît déjà trop, comme si Garrel portait sur le visage tous les films sentimentaux qu’il a déjà tournés : il a d’ailleurs toujours ce regard très particulier de celui que la souffrance, trop connue, ne fait plus que lasser. Son personnage est ce jeune homme aux aguets, prêt à mordre le malheur s’il a le culot de se permettre d’éclater au grand jour une fois de trop. J’aime beaucoup ses explosions de colère censées sauver son amour, à lui et Marie, et sa manière d’intimer le calme à son ami au moment où celui-ci plonge dans le désespoir, insupporté par l’idée que le monde continue de tourner, les passants de passer, les figurants de figurer, alors que son monde s’écroule. Pourtant très présent au générique, Garrel évite de se mettre au centre. Les moments où son front surplombé de boucles noires vient se poser sur son poing refermé, dans une posture typique de l’acteur, sont ceux où le plan coupe, comme s’il s’agissait de fuir le cliché - comme le malheur. Au centre du film, il y a Vincent Macaigne, bien connu au cinéma depuis Un monde sans femmes de Guillaume Brac et son court-métrage, Ce qu’il restera de nous. Très précis, très juste, La règle de trois le montre scène après scène s’étonner que sa copine ne soit pas venu l’attendre à sa sortie de Sainte-Anne, espérer un coup de téléphone qui, lorsqu’il arrive - muet - entérine l’abandon de Vincent et révèle sa logorrhée pour ce qu’elle est, beaucoup de bruit pour couvrir le silence, garder l’esprit en l’air au-dessus du gouffre qui le regarde. Macaigne et Garrel proposent d’ailleurs un duo que j’aimerais vraiment retrouver : ces deux-là ont quelque chose du clown blanc et de l’Auguste passés par les affres du chagrin. L’un très propre, l’autre tout bégayant. Deux images de l’égarement, de l’absolue détresse amoureuse, d’un côté et de l’autre du bonheur, d’un côté et de l’autre de la rupture.