Quel parcours t’a conduite à la création de Red Shoes ?
Le mien est atypique. Je n’ai pas été assistante puis chargée de production et enfin productrice, mais ai débuté en presse, poursuivi dans la distribution de films d’artistes pour m’intéresser ensuite à la programmation. J’ai monté en 2008 avec Barbara Sirieix une association nommée Red Shoes, vouée à la diffusion de films d’artistes, à la programmation et à l’exposition. J’aimais à l’époque beaucoup d’œuvres anglo-saxonnes, celles de Mark Lewis ou de Hans op de Beeck, ainsi que les films d’une certaine génération d’artistes, notamment du côté d’Anna Sanders comme Pierre Huyghe. Je me suis aussi intéressée au cinéma expérimental français en piochant par exemple chez Pointligneplan.
La programmation fonctionne au coup par coup ; les artistes sont chaque fois plus ou moins différents ; il n’est pas dit que je puisse retravailler avec ceux que j’ai montré. Les rapports qui m’intéressaient concernaient donc au départ plutôt les institutions : le Palais de Tokyo ou la Cinémathèque de Tanger, qui a l’intérêt de ne pas être une institution d’état mais le fruit d’une association. J’ai collaboré avec elle en proposant des projections, des masterclass, des invitations à des artistes. Avec cette dimension internationale et prospective, j’ai vite obtenu un peu d’argent d’institutions importantes. La question financière est alors entrée en ligne de compte : comment pouvoir en vivre et faire vivre les artistes ?
Pour continuer, il m’a fallu chercher des bureaux. Connaissant bien le monde de l’art contemporain, j’ai eu l’opportunité d’un bureau modeste dans une galerie, avec le commissaire Damien Airault. Avec notre vitrine de 18m2 sur la rue, il me semblait bon d’avoir un espace qui serve à la fois à la production et à l’exposition. J’ai donc développé deux projets en parallèle, Red Shoes et Le Treize qui est devenu une galerie partagée avec Damien et un autre commissaire critique d’art, Gallien Déjean. Jusqu’à aujourd’hui, nous avons déménagé deux fois et nous sommes chaque fois agrandis.
Après une année de programmation et de commissariat, je voulais passer davantage de temps avec les artistes et réfléchir aux moyens et aux objectifs de la création. La production était l’occasion de professionnaliser des choses que je m’étais pour le moment contentée d’imaginer, même si j’avais déjà travaillé à quelques commandes très légères de vidéo pour nos expositions. Il y eut d’abord un appel à projets, une résidence pour la réalisation d’un film à Tanger en partenariat avec la Cinémathèque et avec le soutien d’Image Mouvement du CNAP. Le projet de Safia Benhaïm a été retenu et nous sommes parties trois mois. J’essaie de travailler avec de jeunes artistes. Ceux que je montrais étaient soit plus âgés, soit déjà intégrés dans des réseaux de production, ou encore réticents à l’idée de travailler avec des boîtes de production, préférant financer leurs films sur la base de commandes de centres d’art. Parmi ceux que j’ai programmé et que je produis aujourd’hui, il y a Neil Beloufa, Clément Cogitore, Salma Cheddadi ou Éléonore Saintagnan.
Quels lieux fréquentais-tu pour la prospection ?
Lussas, le FID Marseille, beaucoup d’expositions, ainsi que des structures étrangères sans équivalent en France, des centres d’art et distributeurs dédiés à la vidéo comme Argos à Bruxelles, Lux à Londres, EAI (Electronic Arts Intermix) à New York, Montevideo (rebaptisé NIMk) à Amsterdam. La particularité d’Argos, par exemple, est d’être un distributeur de vidéos ayant un immense espace dédié avec des postes de consultation et des salles d’exposition ouvertes en permanence. Ils produisent également des œuvres pour leurs expositions. C’est dans ce type de lieu que j’ai pu faire mon éducation à la vidéo et mon grand rêve est de monter une structure de ce genre en France.
Combien de films as-tu produit jusqu’ici ?
D’ici la fin de l’année, il y en aura douze ou treize. J’ai produit beaucoup de films en deux ans grâce à des modes de production légers, avec des budgets à petite échelle, des équipes restreintes et des sources de financement plus rapides que ceux du cinéma comme le mécénat privé. Si l’on rencontre un mécène ou un préacheteur privé, l’argent peut tomber très rapidement. Les temps de production et de préparation sont considérablement accélérés. Il y a une spontanéité et une humanité dans les relations qui soulagent des dossiers énormes et des conditions surdétaillées qu’impliquent les commissions publiques si essentielles à la production française. Mais tant que je pourrai travailler avec le public, je le ferai en combinant les deux. Si je ne pouvais travailler qu’avec le public, je le ferai, mais un besoin économique et de spontanéité requiert cette combinaison.
JJA, pour prendre une de tes productions les plus récentes, fonctionne sur une association de moyens publics et privés ?
JJA est une exception puisqu’il s’agit du portrait de la personne dont le titre porte les initiales, commandé et financé par lui-même. Nous avons eu la chance que cette commande ne s’accompagne d’aucune exigence artistique de sa part, car la réalisatrice Gaëlle Boucand et lui se connaissent depuis longtemps. On a beaucoup reculé le moment de lui montrer le montage final. Le film a été sélectionné cette année au FID Marseille en compétition française avant même qu’il ne voit le montage définitif, et le fasse surtout valider par son avocate puisqu’il est obsédé par les avocats et que tout doit passer par eux. Mais il avait signé une décharge au tournage, témoignant de sa confiance.
Est-ce ton projet le plus important en termes de production - budget, temps d’écriture ?
Non car Gaëlle l’a mûri du fait de sa longue relation avec lui, et qu’il s’est tourné rapidement, sur deux semaines environ. Le dispositif était léger à la fois au tournage - Gaëlle a filmé seule et posé un micro HF sur le col du personnage - et à la production - JJA payait le transport et offrait l’hébergement. Mes plus grosses productions à ce jour sont probablement Les Malchanceux d’Éléonore Saintagnan, et la fiction sur laquelle je travaille en ce moment, Un Cheval sans nom de Benjamin Nuel, dont le tournage est prévu pour septembre. C’est le film le plus long que j’ai eu à faire, aussi bien au niveau de l’écriture - le scénario a connu trois versions - que du système de production - il a été envoyé dans de nombreuses commissions en région, en a obtenu deux - et de l’organisation - c’est la première fois que j’ai une directrice de production. Il s’agit d’un court-métrage d’anticipation rétrospective.
En deux ans, est-ce que le type de films que tu produis a évolué ?
Beaucoup. Un producteur a un rapport affectif aux films qu’il produit. Il faut y aller de sa personne, comme un artiste le fait à la puissance dix car le producteur n’a pas à concentrer ses attentes sur un seul projet. Il faut beaucoup chercher. Il y a certains artistes avec qui je ne retravaillerai pas. Il y a des œuvres que l’on assume plus ou moins. Je vois seulement aujourd’hui à quoi je veux que mon catalogue ressemble. La distinction documentaire / fiction n’est pas celle que j’ai envie d’appliquer. La notion de dispositif reste très importante : dispositif de tournage aussi bien que celui qu’une œuvre se donne à elle-même. Quand je produis une fiction plus classique comme Un cheval sans nom, c’est parce qu’elle témoigne d’une conception du tournage particulière : pour prendre l’exemple de ce film, il ne durera que vingt minutes mais sera tourné en trois semaines pour susciter une vie sur place, quitte à faire des concessions sur d’autres postes budgétaires. Les films doivent poser des défis, contenir une part de folie.
N’y-a-t-il pas quelque chose de Don Quichotte dans le métier du petit producteur, dans l’écart entre les moyens disponibles et l’ambition que devraient toujours avoir les projets ?
En tant que petite structure, je suis obligée de tenir un certain stade de folie si je veux faire des choses. Mes moyens concrets ne me permettraient que trop peu, il faut donc toujours voir un peu plus grand que la réalité. Il ne s’agit pas de faire des manifestes du film à 150 euros. Dans un tel contexte, les relations entre producteurs et artistes sont différentes, les conditions de tournage aussi, on en arrive obligatoirement à des objets et à des formes moins banales ou plus folles qu’une structure installée pourraient le permettre. La déraison est donc essentielle.
La question des limites est importante pour une petite structure : y a-t-il toujours un intérêt à s’agrandir ? Est-ce qu’aujourd’hui ou dans l’avenir, tu t’engagerais dans des projets excessivement coûteux ?
Je ne sais pas encore. Je n’ai pas envie d’être malheureuse. Humbert Balsan disait déjà à l’âge de trente ans que le métier de producteur menait au suicide. J’ai peut-être la naïveté et la jeunesse de penser que ce n’est pas ce que je fais. J’ai la chance d’avoir un modèle économique différent du producteur classique des années 80 qui prenait énormément de risques. Produire des objets d’art contemporain engendre des rentrées d’argent. J’ai une rentabilité financière qui ne s’appuie pas seulement sur les budgets de production, mais fonctionne aussi en retour sur la vente et la distribution élargie au monde de l’art, au delà des festivals ou des petites programmations de court-métrages. C’est assez rassurant. J’ai envie de continuer à faire des projets sur des budgets à échelle humaine. Certaines nuits, je peux rêver d’un immense tournage. Mais je prends aujourd’hui assez de risques et baigne dans une effusion artistique suffisante pour ne pas avoir pour l’instant à rêver plus grand.