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The Deep Blue Sea  de Terence Davies

Rock Bottom Riser

7.0

Rachel Weisz est superbe dans ce mélo anglais en costumes 1950, adapté d’une pièce de Terence Ratigan et déjà porté à l’écran par Anatole Litwak (1955) et Karel Reisz (1994), un portrait amoureux et cruel de femme tragique qui commence par sa tentative de suicide dans une chambre miteuse. L’entame est douce mais implacablement méticuleuse. Hester écrit une lettre à celui qu’elle aime, pose l’enveloppe sur le rebord de la cheminée, avale une poignée de cachets, ouvre le gaz, s’allonge et ferme lentement les paupières. Dans sa léthargie, le vétéran Terence Davies creuse un trou. Une succession complexe de flashes-back en fondus enchaînés expose la situation d’Hester : elle a quitté son riche époux pour un jeune pilote rentrant du front, qui l’attire irrésistiblement. L’enjeu du film ne sera pas d’expliquer les raisons de sa tentative de suicide, avortée par le secours des voisins, mais de voir son héroïne s’enfoncer dans les affres de la passion pour comprendre et dépasser son geste.

De l’origine théâtrale du récit, Terence Davies maintient le confinement dans des intérieurs nimbés d’une lumière douce. Elle entoure les silhouettes d’un halo séduisant qui plonge les figures dans des souvenirs aussi beaux que mortifères. Le film ne dévie pas des scènes à accomplir, dont le tout forme un catalogue impressionnant des joies et des peines amoureuses. Le classicisme du découpage est requis par l’époque de transformation vécue et précipité par l’héroïne. Son mari est moins un personnage du vieux monde qu’une figure peu séduisante de la permanence. Son amant est un agent de la destruction et la promesse intense du nouveau. Ce n’est évidemment pas face à un changement d’époque qu’Hester croit se trouver mais devant l’alternative de la vie raisonnée et de la passion. Elle ne voit pas encore que l’alternative – between the devil and the deep blue sea, entre la peste et le choléra – ne promet qu’un seul et même péril. Une dispute l’oppose à la mère de son mari. Celle-ci vante la nécessité de la tiédeur et de la tempérance, balayées par Hester qui n’y voit qu’ennui, prudence, lâcheté. À l’étage pour faire ses bagages, elle donne au téléphone rendez-vous à son amant, mais le mari entend leur conversation : la situation d’Hester bascule à l’instant suivant son éloge arrogant de la passion devant une femme que l’expérience a rendu terne et rance.

La défense de la passion a en effet pour contrepartie l’illusion qu’il n’existe pas d’autre monde que celui qu’elle vend. Le monde qui s’ouvre ne semble totalement neuf que parce qu’il dissimule les ruines qui le fondent. Devant la mère de son mari, Hester se vantait de ne pas faire comme elle de l’insensibilité une vertu, mais c’était pour aussitôt, par la force des choses, ignorer les sentiments de celui à qui elle s’était marié. Tout en offrant un beau portrait de femme, Davies n’oublie aucun des personnages que le drame implique ; nul n’a de réaction disproportionnée ou incompréhensible ni ne s’adonne à des sentiments que la logique n’appelle pas. Le mari adoucit la dureté de sa réaction première et lorsqu’il la retrouve un an plus tard, il avoue de lui-même l’avoir ignorée en songeant que son indifférence blesserait sa vanité. Il reconnaît ses fautes, offre son aide, tente en dernier recours d’offrir une preuve d’amour absolument pure et sans ambiguïtés - les Sonnets de Shakespeare. Mais rien de ce qu’il peut faire ne rétablira la situation ; Hester accepte le cadeau avec une politesse qui serait hypocrite s’il ne s’agissait de la seule réaction possible. Le mari part pour de bon ; en venir aux extrêmes serait continuer d’ignorer l’échec.

Hester se trouve prise entre l’amour que lui offre son mari et celui dont elle inonde son amant, qui la repousse désormais par dégoût pour l’esclavagisme en quoi la tiennent ses sentiments, et que sa tentative de suicide entérine. Elle est désormais seule, mais le film ne l’a jamais montrée autrement : isolée dans un découpage classique de champs contrechamps, dans une mise en scène où les personnages ne consentent à offrir que leurs dos. Seule dès la scène d’ouverture dont tout le film procède - comme s’il ne sortait jamais de la chambre que par le trou qu’il creuse dans la vie de son héroïne alitée. Trou qui la mène bas, plus bas encore que la tombe où elle croyait reposer, ou le quai de métro d’où elle veut encore se jeter : cinq ans en arrière, quand elle retrouvait au même endroit la population de Londres paralysée par les bombes qui menaçaient de les ensevelir. Elle a touché le fond : cette réalité que la passion dérobe et où l’amour s’apparente à la guerre. Pour elle comme pour nous, le film a creusé profondément un trou dans la vie ; ainsi Robert Smithson nommait-il l’expérience du cinéma.

Si le film avait pour l’instant suspendu son héroïne à l’étage de la maison, c’est par le bas que Hester y revient maintenant. Dans la loge, elle entend les râles d’un homme impotent qu’elle n’a encore jamais vue, et dont la concierge s’occupe : voilà, dit-elle, le véritable amour. Cette femme qui semblait méprisait Hester pour son aventure extra-conjugale ne lui reprochait peut-être que d’avoir offert sa vie en sacrifice à un homme qui ne le lui demandait pas, et de ne plus voir que le monde est plus grand que cette passion. Hester est prête à rejoindre son amant dans sa chambre, à entendre qu’il ne veut pas qu’elle l’accompagne là où il va bientôt partir ; prête à en finir. Au matin, elle s’agenouille devant la cheminée dont le gaz invisible devait lui offrir le repos éternel ; des flammes y brûlent désormais d’un bleu profond où flotte la beauté des souvenirs frappés de regrets. Elles réchauffent un cœur solitaire qui consent désormais comme les autres à regarder par la fenêtre, au-delà des murs de l’intimité théâtrale et des ruines qui encombrent la rue.

par Antoine Thirion
jeudi 5 juillet 2012

Titre : The Deep Blue Sea
Auteur : Terence Davies
Nation : Royaume-Uni
Annee : 2011

Réalisation : Terence Davies

Scénario : Terence Davies d’après Terence Rattigan

Rachel Weisz : Hester Collyer

Tom Hiddleston : Freddie Page

Simon Russell Beale : Sir William Collyer

Ann Mitchell : Mrs. Elton

Couleurs - 35 mm - 1,85:1 - Dolby - 1h38

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