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Série Robert Mitchum

Take it slow

Épisode 3

Crossfire (1947) d’Edward Dmytryck est l’un des rares films où Mitchum, malgré le nouvel uniforme qu’il arbore, ne donne ni ne reçoit de coups. Sur une durée d’une heure et demie, il n’apparaît qu’environ vingt minutes, dont dix-sept sont consacrées à des plans où il se balance avec insolence sur une chaise, dans le bureau d’un inspecteur de police.

L’inspecteur Finlay (Robert Young) vient pour enquêter au sein d’un régiment démobilisé sur le meurtre apparemment sans motif d’un homme chez qui des soldats sont allés faire la fête. Tous les indices semblent converger vers Mitchell, mais son ami le sergent Keeley (Mitchum), convaincu de son innocence, cherche le vrai coupable. Malgré toutes ses précautions, le trouble Montgomery (Robert Ryan) commence à avoir peur et à laisser exploser par bouffées son antisémitisme.

Si le lieutenant Walker de GI Joe était rentré sain et sauf de la Seconde Guerre mondiale, il ressemblerait sûrement au sergent Keeley : les horreurs d’une guerre qui lui a enlevé ses illusions l’auraient amené à porter sur les fondements de l’ordre et de l’autorité un regard ironique, et même souvent cynique.

Walker possédait déjà une forme d’humour noir, mais c’est la première fois que le jeu de Mitchum est construit à ce point autour de l’ironie, marque de fabrique de nombre de ses futurs films (Out of the Past, The Big Steal, His Kind of Woman, Macao, El Dorado...).

Dans Crossfire, son personnage est en retrait de l’intrigue principale. On ne le voit intervenir que de temps à autres pour faire avancer l’enquête ou protéger son ami. Une sorte d’ange gardien intermittent et désinvolte. L’image qui reste du sergent est donc avant tout celle d’un commentateur cinglant, plus que d’un véritable acteur des évènements. Ce détachement permanent donne à Keeley l’air d’un grand seigneur en exil ; avec un agacement non dissimulé, il semble considérer tous les autres comme de parfaits abrutis, au mieux comme ses factotums.

Au début du film, Finlay convoque Keeley pour un interrogatoire. Celui-ci tente d’abord de tirer avantage de sa masse physique : quand il entre dans la pièce, il vient se placer juste devant le bureau de l’inspecteur tandis que Finlay, dont on ne voit que le dos, se tient recroquevillé derrière une lampe posée sur la table qui éclaire le nouvel arrivant et souligne sa stature. Et quand celui-ci, toujours debout, s’adresse d’un ton rogue à l’inspecteur, cette position lui donne un côté menaçant ; s’il renversait le bureau, on ne serait pas vraiment surpris. Laissant ses questions sans réponses, Finlay lui demande calmement de prendre un siège. Leur échange va se jouer sur un autre terrain.

Keeley s’assoit. Les épaules rejetées en arrière, la tête légèrement penchée sur le côté et maintenue ainsi presque immobile, le regard très fixe, la casquette de travers, Mitchum donne à son personnage toute l’insolence implicite que peut se permettre un militaire devant son supérieur. Il garde tout au long du film ce petit air mutin, se disputant, se réconciliant, puis se disputant à nouveau avec Finlay, dont il ne semble presque pas quitter le bureau.

Cette performance de statisme, digne de François Cluzet dans Intouchables, permet à Dmytryck de mettre en valeur le cou de l’acteur. Dans la première scène où il apparaissait, il levait déjà la tête vers les soldats venus le chercher, exposant son cou de profil. Ici, lorsqu’il penche la tête, de côté ou en arrière, le gras de son cou dépasse d’un col de chemise légèrement trop serré, rappelant vaguement certains mammifères marins chez qui le mouvement de cette partie du corps est un point d’équilibre essentiel lorsqu’ils se déplacent.

Durant le premier affrontement verbal avec l’inspecteur, Mitchum joue de ce qu’on pourrait appeler sa force pondératrice : il laisse une petite pause après les questions de l’inspecteur, prononce quelques syllabes, puis prend un petit air satisfait. Répondant à Finlay, qui lui expose ses soupçons concernant Mitchell, il répond : « He couldn’t have killed anyone ». Finlay : « Would you ? ». Mitchum esquisse alors un petit sourire en coin, laisse quelques instants de silence, puis, regardant droit dans les yeux l’inspecteur en contrechamp : « I have ». Comme Keeley et le spectateur s’y attendent, Finlay questionne immédiatement : « Where ? ». Mitchum réplique, encore plus doucement, finissant sa phrase presque dans un soupir : « Where you got medals for it ».

Mais plus que le duo entre Mitchum et Robert Young, c’est le duo entre Mitchum et Robert Ryan qui paraissait excitant sur le papier. Malheureusement ils ne se trouvent réunis que dans une seule scène, et celle-ci est particulièrement décevante. Dans son inévitable bureau, où trône déjà Keeley, l’inspecteur fait entrer Montgomery, qui reste debout. La scène, structurée par des champs-contrechamps entre Young et Ryan, comporte deux plans généraux, où Mitchum, soit laisse traîner son regard dans le vague quand Finlay interroge son camarade, soit lève les yeux vers ce dernier lorsqu’il répond à l’inspecteur. En même temps qu’il tourne la tête vers lui, il essaie d’avoir une moue de mépris à l’intention de Ryan, position assez inconfortable. Cette fois-ci, l’impassibilité de Mitchum ne lui réussit pas : Keeley ne semble d’un coup plus du tout concerné par toute cette histoire, et profite de l’échange entre les deux autres pour somnoler. La rencontre entre les deux acteurs est ratée ; ce n’est que dans The Racket (1951) de John Cromwell qu’ils pourront vraiment se jauger, et dessiner une opposition plastique efficace – lignes droites ou courbes pour Mitchum contre angles aigus pour Ryan – entre leurs corps si différents.

Cependant, à l’échelle du film, la succession rapide des scènes impliquant Keeley et Montgomery permet de distinguer clairement deux styles de jeu très marqués, qui correspondent autant aux personnages qu’aux acteurs, puisque c’est celui qu’ils adoptent chacun dans la plupart de leurs films.

L’interprétation de Robert Ryan est basée sur un renouvellement permanent de tension, qu’il parvient à maintenir avec virtuosité par des nuances de voix et des micros mouvements de visage,avant que son corps saturé n’explose. Mitchum, au contraire, joue sur sa capacité à ne pas se laisser entraîner par le rythme de ses interlocuteurs, à les contraindre à s’adapter à ses ralentis, à ses respirations et à ses silences.

Suivant une construction en parallèle, Keeley doit amener Mitchell, pour l’innocenter, à reconstituer les évènements de la soirée de la veille, tandis que Montgomery doit convaincre Floyd, qui l’accompagnait cette nuit-là, de se taire. Chacun joue alors sa partition : le premier celle du grand frère bourru, qui redirige le flot de paroles de son ami fébrile vers ce qui est décisif, (« take it slow and remember everything you did » lui conseille Keeley) et l’autre celle de la menace implicite, autant par les paroles que par des gestes nerveux et violents.

La technique de jeu de Mitchum permet à Dmytryck d’associer au profil de l’acteur une fonction de révélation ; bénéfique dans le cas de Mitchell qui parvient à raconter son histoire, et préjudiciable dans le cas de Floyd, qui finit par montrer, lorsque Keeley vient lui rendre visite, son trouble, et donc sa mauvaise conscience, et donc sa culpabilité. Dans les deux cas, le réalisateur a choisi de placer Keeley de profil au tout premier plan, et sa « cible » de face ou de trois-quart au second plan, de sorte qu’on la voit peu à peu se livrer, tandis que l’implacable visage mitchumien reste de marbre. Notons que cette technique met encore une fois en valeur l’épaisseur du cou de l’acteur.

Le rôle de Mitchum dans ce scénario policier à flashes-back vite prévisible est comparable à celui d’un leste. Son personnage est assez indifférent à l’enjeu du film, mais il contrebalance la maigreur agressive de Ryan, la vivacité un peu mécanique de Young, apportant une touche de force bienveillante. Malgré sa présence en pointillé, c’est à lui qu’il appartient de conclure le film avec pragmatisme. Prenant paternellement par l’épaule un jeune soldat qui a accepté de courir des risques pour confondre Montgomery – que l’inspecteur vient d’abattre en toute bonne conscience alors qu’il tentait de s’enfuir ! –, il prononce, comme si rien ne s’était passé, la toute dernière réplique : « How about a cup of coffee soldier ? ».

par Pierre Commault
mercredi 25 juillet 2012

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