spip_tete

FID Marseille, 23e édition

Sourire permanent

4 Bâtiment, face à la mer - Philippe Rouy

Des herbes fluorescentes gagnent les allées d’un site industriel. Alignées au fond du plan, vous devinez les quatre tours dévastées de la centrale nucléaire de Fukushima. Un compteur indique les heures de l’enregistrement, sur une période d’environ six mois en 2011. Les heures, les climats, les intempéries défilent. C’est le temps ample d’une activité humaine engagée dans un chantier qui la dépasse, et où ce qu’il reste de nature reprend ses droits.

Caché sous un masque et une épaisse combinaison blanche, un homme a taillé son chemin dans la végétation abondante. Le bras se lève lentement. Le doigt pointe la caméra. Pendant trente minutes. Qui accuse-t-il ? Le geste a la puissance caractéristique des protestations japonaises. Il brise l’indifférence des images de surveillance et l’éventuelle tranquillité du spectateur dans son siège comme l’apparition d’un esprit vient inquiéter les vivants. L’accusation n’est bien sûr pas dirigée contre le public : la mention de la compagnie nucléaire Tepco, à laquelle le geste vient demander des comptes, ne disparaît pas de l’image dont elle est responsable. Après l’explosion de ses réacteurs en mars dernier, Tepco a en effet placé dans l’enceinte de la centrale de Fukushima des caméras dont, par volonté de transparence, elle a rendu les images accessibles à tous sur Internet. L’employé venu pointer un jour les caméras du doigt a, paraît-il, consciencieusement déposé sa démission le lendemain. Mais ce n’est pas ce que le film raconte. Il n’est pas une histoire héroïque de protestation ou de lutte contre une multinationale, de même que le doigt pointé n’accuse aucun spectateur mais les appelle tous. C’est à cet appel que le film répond, et c’est parce qu’un spectateur a existé qu’un film peut exister à son tour. 

Dans Holy Motors, Denis Lavant retranché au fond de sa limousine dresse le constat contemporain d’un spectacle sans spectateurs. La multiplication de ses rôles et de ses récits est celle d’un âge où le cinéma a proliféré en proportion inverse du nombre de spectateurs prêts à en faire l’expérience. C’est un problème qui irrigue le grand écran depuis longtemps, particulièrement les films d’horreur tournés en caméras numériques construits comme des testaments dictés par des personnages qui s’inquiètent que leur traversée du pire puisse rester lettre morte. Si le documentaire a un rôle à jouer, c’est celui de ne pas se limiter à énoncer un regret ou entretenir une inquiétude, mais d’étendre la vision à ce dont l’image est l’indice. C’est le travail qu’a fait Philippe Rouy : répondre à l’appel de l’employé anonyme, scruter depuis l’océan d’internet quatre bâtiments que l’attention médiatique a permis de redouter, non de voir. 4 bâtiments, face à la mer (mention de la Compétition internationale) témoigne en premier lieu de cette rencontre. Sa beauté est celle d’une bouteille à la mer que le hasard aurait sauvée de l’engloutissement. Ses images ont l’étrangeté des messages que les bouteilles recèlent : des archives lointaines expédiées d’un autre monde.

Il fallait envoyer un signe pour saisir le regard mais un film ne peut pas s’y limiter. S’il avait été isolé, réduit à une fascination paralysante pour l’apparition d’un cosmonaute sur terre, il aurait été détourné de la fonction qu’assigne à l’image l’impersonnalité totale du personnage. Ce personnage n’est pas le point convexe qui aspire l’image, mais le relief qui permet de la voir : aussi, Rouy seconde le geste d’un split-screen qui l’associe à l’activité de ses frères dépêchés sur le lieu pour passer le sol au karcher. Plutôt que de se complaire dans l’inquiétude que suscite le geste ou dans la paranoïa que toute image de surveillance engendre, le film tente d’y voir le plus de choses possibles. Travail certes ingrat dans une image qu’on n’a pas conçue ni voulue, mais néanmoins possible et nécessaire. Il engendre une structure en trois parties. La première présente le lieu. Moins l’avancée du chantier qu’une microtectonique : la déformation de la terre par l’accident, les herbes folles, la désolation soulignée par le passage saccadé d’oiseaux, les tremblements de la caméra causés par de fréquents tremblements de terre. La seconde partie montre dans sa totalité le geste de l’employé, et y associe dans un écran séparé l’activité humaine qu’elle signale : la poursuite du travail par une équipe identiquement vêtue. La troisième partie est funèbre. Sa bande-son est occupée par celle d’un reportage sur l’ouverture de la centrale et les mesures de sécurité dont elle se targuait dans les années 1960.

À l’image, cette chimère est morte ; des animaux reviennent occuper le sol, des insectes font leur lit sur l’objectif, et l’image n’apparaît plus que comme tombeau de notre œil grand ouvert et immobile. C’est ce que le film a probablement de plus beau : son relâchement comique, son rire inquiet, le sourire permanent qui est celui de la mort. 

par Antoine Thirion
mercredi 25 juillet 2012