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Et nous brûlerons une à une les villes endormies

La lettre de Temesghen

Au mois d’août 2008, une jeune étudiante en journalisme d’origine canadienne était victime d’un viol dans la jungle de Calais.
De nombreux articles parurent dans la presse locale ou nationale sur cette terrible affaire, et dans lesquels figuraient des interviews d’acteurs de terrains, de journalistes connaissant les lieux, etc. Exception notable : l’absence totale de paroles recueillies auprès des personnes migrantes et donc de leur point de vue.
À Calais quelques jours plus tard, je retrouvais Temesghen, jeune Érythréen en transit depuis plusieurs mois, qui me confie après lui avoir posé la question, qu’il se sentait oppressé, harcelé, stigmatisé plus encore depuis cette affaire.
Je lui proposais de recueillir ses impressions et d’écrire une lettre que nous adresserions ensuite aux médias.

"La lettre de Temesghen" est donc une "lettre documentaire".
Une première version de celle-ci fut publiée dans le Contre-journal de Libération.
Elle fut aussi intégrée dans la première esquisse de "L’Impossible – Pages arrachées" présentée au Cinéma du réel en 2009 et lue par le cinéaste Lionel Soukaz.
Cette lettre documentaire est ici publiée dans sa version définitive.

Calais, 15 septembre 2008

Je vous écris d’un coin de l’enfer, battu par les vents et les mers, et les cris des mouettes qui se déchirent à travers les gouttes de pluie - à moins qu’ils ne s’agissent d’oiseaux de nuit, volant toujours plus haut, aux brumes et lisières, et qui pourtant ne cessent de se perdre. Je vous écris d’une ville de fuites, où j’erre et me terre, car devant toujours partir, toujours là, dans une course éperdue, jusqu’à bout de souffle.

Je vous écris d’une ville du nord, Calais, point de passage obligé de centaines de personnes, venues des coins du monde, les “migrants” comme vous dites. Je vous écris car à aucun moment il ne nous a été donné de prendre la parole. Pas une seule fois, à aucun moment, les journalistes ne sont venus nous voir, nous ont demandé ce que nous pensions, ce que nous ressentions, ce que nous savions des faits survenus. Ici, il y a quelques semaines en effet, une jeune journaliste en reportage a été violée par une personne d’origine Afghane, dans ce que tout le monde appelle “la jungle”. De nombreux articles ont été écrits sur cette affaire. Mais personne n’est venu nous voir. Ce n’était sans doute pas la peine. Ce n’était sans doute pas nécessaire.

D’ici, je vous écris pour prendre la parole et vous dire que je ne connaissais pas cette personne. Que je l’avais vu de loin, à plusieurs reprises. Il s’agissait pour moi, pour nous, d’une journaliste de plus qui, comme il peut y en avoir des dizaines chaque année, venait faire les sempiternelles images des “migrants” en train de prendre des camions, de dormir dans la rue, dans la jungle, de manger aux soupes populaires…

Calais, c’est le cinéma, les sunlights, les tournages permanents, les photographes et journaliste souvent à l’affût, en planque… Elle est venue une fois dans la “maison des Africains” (Ce fameux “squat” où une journaliste a déclarée dans un article du journal Libération qu’elle avait renoncé à y aller car trop “dangereux”. Il faut dire avec force qu’il n’y a jamais eu aucune agression à l’encontre d’une femme ou d’un homme, sinon à notre propre endroit. Il me faudrait ici parler des multiples ratonnades qui ont eu lieu ces derniers mois, et qui ont notamment coûté un œil à un de mes amis !). Elle est venue pour prendre des photos, et nous lui avons dit non. Nous lui avons demandé de partir. On n’en pouvait plus. C’est tout. Après je ne sais pas.

D’ici, je vous écris pour vous dire qu’il s’agit d’un drame horrible, affreux, et qui a touché toutes les personnes présentes : femmes, jeunes et moins jeunes. Hommes, jeunes et moins jeunes. Croyez-vous que nous ne puissions comprendre et être saisi par la douleur de cette jeune femme ? Que nous ne savons pas ce que c’est que de subir ? Nous, nous qui sommes morts, dans le désert et dans la mer, sur cette terre. Nous, que l’on voit, là, comme rien, comme des esclaves. Croyez-vous que nous n’ayons rien à dire sur cet événement, injuste ? Profondément injuste ? Pour elle, qui ne méritait pas d’être frappée par une telle chose. Pour nous, qui nous retrouvons une nouvelle fois stigmatisés.

D’ici, je vous écris pour prendre la parole et vous dire que nous sommes effrayés. Oui, nous sommes effrayés. Nous courons. J’ai peur. Je le dis. Je l’écris. Mais vous le savez déjà. Que va-t-on encore penser de nous ? On nous prend déjà pour des criminels, des terroristes. Le doute, la suspicion planent sur nous, des regards accusateurs se fixent sur nous. Pourquoi devrions-nous, nous les “migrants”, être meilleurs ou plus dangereux que le peuple de France ? Comme partout dans le monde, comme partout en France, il existe des gens merveilleux et des gens moins bien. Comme partout dans le monde, comme partout en France, il existe, malheureusement, injustement, des lieux, des situations, où une femme risque d’être plus exposée, où une femme ne doit pas se rendre seule.

Oui, d’ici, je vous écris pour prendre la parole et vous dire que les responsables se doivent d’être retrouvés et jugés. L’auteur du méfait bien sûr, mais aussi les responsables qui font de ce coin de France une annexe de l’enfer. Oui, doivent être jugés la France et aussi l’Europe, dont les politiques font que nous vivons pire que des chiens. Dog life ! Not an European dog ! An African dog ! D’ici je vous écris pour vous dire ce que vous savez déjà : nous sommes jours après jours pourchassés, gazés, arrêtés, blessés, relâchés, harcelés, arrêtés de nouveaux, nos “rooms” sont détruites, nous les reconstruisons pour quelles soient de nouveau détruites. Nous sommes chaque jour de plus en plus malades, et jusqu’à ces maladies que vous ne connaissiez plus : 10 cas de tuberculose. Dog Life. Dire, Dire que l’association Salam vient d’installer pour un mois, trois toilettes sur le lieu de distribution des repas, pour montrer au nouveau Maire que cela ne créera pas un “appel d’air”. De l’air ? Il n’y en aura jamais assez. L’atmosphère est emplie de souffre.

La mort rôde. Elle rôde comme une bête fauve. Ce que nous ne sommes pas. Croyez-le, vous qui savez déjà tout, vous qui ne savez rien. La mort rôde et nous flaire tandis que nous ne bougeons plus. Le temps qu’elle passe. Mais elle s’arrête.

Il y avait... il y avait ici ce jeune afghan de 23 ans, coincé, comme nous tous, dans la jungle. Un jeune afghan, sans le sous, comme des dizaines d’autres. Ce jour-là, il y a quelques mois, il s’était rendu avec une dizaine d’autres vers le carrefour des camions, près de l’usine Tioxyde. Ce fameux carrefour, que tiennent les passeurs et grâce auquel on peut espérer gagner l’Angleterre, après avoir payé 600 euros. Ce jour-là, il y a quelques mois, il s’était rendu avec une dizaine d’autres à ce fameux carrefour pour monter dans un camion. Mais sans avoir payé le passeur. Celui-ci arrive. Il arrive. Voit le groupe. Menace le groupe de représailles. Deux jours plus tard, il revient. Il revient avec une quinzaine de gars armés de couteaux, câbles électriques... et se met à la recherche du groupe de la veille ; les trouve, les frappe, les bat, les gaze. Il tombe sur le jeune afghan et lui porte deux coups de couteau : l’un à la cuisse et l’autre à la poitrine. Il s’écroule. Il tombe. Il sera bientôt mort. A l’hôpital. Il y avait ce jeune afghan qui, la veille de sa mort, avait dit à Akim qu’il n’avait pas le moral. Qu’il avait l’impression qu’il n’irait jamais en Angleterre. Qu’il ne verrait jamais l’Angleterre. Akim lui avait proposé de partir se reposer à Paris, ou bien en Belgique. Mais il avait refusé. Lui avait dit qu’il ne se sentait pas bien. Il lui avait dit qu’il avait fait un rêve, et qu’il allait bientôt mourir. Ici. Il est mort et vous n’en savez rien. Il est mort et vous ne le savez que trop. Oui, la mort rôde.

Et puis, et puis… Louam. Louam, mon amie Louam, décédée en juin de l’année dernière, fauchée par une voiture sur l’autoroute alors qu’effrayée, elle fuyait la police qui la chassait… Louam qui aurait aujourd’hui 21 ans. Louam.

Oui, la mort rôde.

Pas une seule fois les journalistes ne sont venus nous voir. Pas une seule fois ils nous ont demandé ce qui s’était passé, ce que nous savions, ce que nous ressentions.

Oui, je vous écris d’un coin de l’enfer, pour prendre enfin la parole. Dieu m’entend. Il m’attend. J’ai 26 ans. Je viens d’Erythrée. Je dors dans une vieille bâtisse désaffectée et pourrie, qui jouxte un chantier de construction. Des résidences sortent actuellement de terre. Elles vont s’appeler le "Clos Saint-Pierre”.

Je m’appelle Temesghen.

Temesghen.

Temesghen, cela signifie en Erythréen : "Loué soit le Seigneur".

© Sylvain George – 2008

par Sylvain George
samedi 18 août 2012