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Pierre Creton

A vue de Pays

Stéphane Audeguy

Vidéogrammes de Pierre Creton, extraits d’une vidéo réalisée pour le premier numéro de la revue en ligne du 104, où Pierre Creton avait été invité à proposer une contribution à partir de l’œuvre et de la personne d’Aby Warburg. Pour la vidéo, Pierre Creton a demandé à Cyril Neyrat de dessiner à la craie, dans l’espace public aux alentours du 104, des schémas inspirés de l’œuvre de Warburg. Le premier est le schéma d’un film de Pierre Creton et Vincent Barré, Détour. Le second est un schéma du temps, tel que Pierre Creton le travaille dans ses films, tel que Warburg le concevait dans ses recherches.

Comment devient-on cinéaste ? Pierre Creton, se dérobant à l’alternative fiction / documentaire, se doit d’inventer une façon de filmer nouvelle, non moins par un choix délibéré que sous la pression économique de ses conditions de travail. Chaque film suppose alors un protocole singulier, qui n’est pas fixé à l’avance, mais se dégage au fur et à mesure que s’élaborent la conception, le filmage, le montage. Attentif à préjuger le moins possible de ce que sera son film, Creton choisit de travailler au plus près de ses conditions concrètes de vie d’artiste et d’ouvrier agricole. Trouver le bon dispositif : le plan inaugural de La vie après la mort (2002), qui n’est pas son premier film, mais certainement l’un de ses plus importants, en donne un exemple parfait. Pierre Creton a cadré son voisin et ami Jean Lambert, il vient s’asseoir à côté de lui, mais s’aperçoit qu’alors lui-même se trouve hors champ ; Jean Lambert déplace un peu la table, chacun prend un livre et lit à voix haute, coexistence, cacophonie et complicité. Chez Creton, on ne trouve pas de plan de quoi que ce soit ; seulement des plans avec. Le fait – regrettable ou non, c’est un autre débat – d’avoir à faire un film avec les moyens du bord devient un principe éthique. Se développe alors un thème, à la fois musical et philosophique : celui du voisin ou, pour faire écho au titre de l’un de ses premiers films, celui de la vicinalité (Le vicinal, 1994). On filmera donc en partant du prochain. Cela implique de se filmer soi-même, mais en quelque sorte ni plus ni moins qu’un autre, comme on filme les champs, les mouettes, les artistes, les vaches. On filmera le Pays de Caux, puisqu’on y demeure ; mais aussi bien les contreforts de l’Himalaya, pour peu que le hasard d’un voyage y mène. Si la méthode est étymologiquement un chemin, le film est, comme pour l’alpiniste de talent, l’invention d’une voie. On trouve dans Littré mention d’une vieille expression française : aller à vue de pays, « en se dirigeant, sans savoir la route de l’endroit où l’on va, sur l’aspect des lieux ». Voilà : Pierre Creton filme à vue de pays.

Il arrive que ce principe de vicinalité suscite des poèmes d’un genre particulier : des tombeaux. Pierre Creton en a édifié deux à la mémoire de son ami Jean Lambert (La vie après la mort en 2002 et L’Heure du berger en 2008) ; Le Voyage à Vézelay (2005) est un tombeau double, du père du cinéaste et de l’écrivain Georges Bataille : pèlerinage lointain vers un écrivain proche ; évocation de la mort d’un proche qu’on devine lointain. Dans Secteur 545, autre forme de vicinalité : tout commence avec cette carte Michelin que tend à Pierre Creton Jean-François Plouard, qui l’embauche comme peseur de lait chargé du « secteur 545 » ; peu à peu, ce sont tous les habitants du secteur que peint le cinéaste-travailleur, vaches comprises, et toutes ses composantes : intérieurs paysans, pâturages, bar où Jean-François rencontre une sculptrice, séances de pose qui s’ensuivent ; et ainsi de suite, de proche en proche. Paysages avec figures.

Que les films de Pierre Creton soient si souvent peuplés d’animaux, qu’ils y soient traités avec dignité et élégance, cela ne doit rien au hasard : l’œuvre forme une sorte d’éthologie générale, où l’ethos est à la fois l’objet du film (étude d’un milieu) et la façon de l’aborder (une morale). C’est une forme supérieure d’intelligence que celle qui consiste à savoir filmer bêtement, lentement, obstinément. Cette cartographie du sensible suppose, comme chez certains grands peintres, un retour incessant au motif ; qui impose, même, d’habiter le motif (Monet, Cézanne), car l’œuvre se nourrit de tous ces moments où l’on ne peint pas, où l’on vit, où l’on travaille, où l’on aime en ce lieu que l’on a choisi. Faut-il le préciser ? Nous sommes ici aussi loin que possible d’un cinéma régionaliste, ou de terroir. Il y a un nom pour ces façons de faire : poème.

par Stéphane Audeguy
vendredi 28 août 2009