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Pierre Creton

Écho des Caux

Jean-Pierre Rehm

Des vaches, des éleveurs, un contrôleur laitier, des sculptures qui naissent de terre dans ce paysage de Caux. Un de ces rares films à la campagne ? Un film à l’écart, surtout. Voilà Secteur 545, première rencontre avec Pierre Creton, faite sous le signe de la sidération, de l’évidence, de la complicité aussi puisque c’est Françoise Lebrun, invitée à présider le jury de la compétition nationale en 2002, qui nous a signalé en hiver 2004 l’existence de ce travail alors clandestin. Depuis, il n’y a guère eu d’édition du FID sans un film de Pierre Creton, voire parfois plusieurs, avec ou sans son comparse Vincent Barré, avec ou sans la présence de Françoise Lebrun à l’image. Nul automatisme pourtant dans cette constance, l’affaire est d’une autre importance : il y va de la fidélité, et de fidélité d’abord à une idée partagée du cinéma, de son économie, de sa fabrique au quotidien.

Il faut se réjouir que, grâce à l’Acrif, cette filmographie déjà conséquente puisse être appréciée dans son ensemble. Occasion idéale pour en apprécier la cohérence, les discrètes fulgurances autant que cette patiente rumination que Nietzsche donnait pour vertu première.

Reste à préciser un point. Les textes reproduits ici ont été écrits dans un contexte bien spécifique : le catalogue de festival et, pour l’essentiel, dans sa rubrique compétitive, plus restrictive encore. C’est pourquoi ces proses obéissent à des impératifs de brièveté et de présentation allusive qui les distinguent d’un véritable projet critique propice à s’aventurer dans le film et à appuyer ses qualités. Dans cet exercice délibérément limité, il s’agit, en équilibriste, tenant un profond enthousiasme en laisse, de livrer juste assez d’éléments pour éveiller l’intérêt, sans déflorer la surprise de la découverte, ni le nécessaire travail d’approche de films alors inédits.

4 décembre 2010

SECTEUR 545

Pierre Creton. France 2004. Mini DV, N&B. 2h10.

Le « secteur 545 » désigne dans le pays de Caux les limites dans lesquelles Pierre Creton, peseur au contrôle laitier, exerce son activité auprès des éleveurs qui en font la demande. Par ailleurs cinéaste, Pierre Creton, occupant donc à la fois la place d’acteur et de témoin, enregistre les moments d’une vie rurale au plus loin de tous les clichés pittoresques. Sa familiarité, son attention et sa patience permettent qu’au milieu des vaches se glissent bien des interrogations. L’une d’entre elles, explicitement adressée aux éleveurs, sert de fil conducteur au film : entre l’homme et l’animal, quelle différence ? À l’opposé de l’étroitesse d’un esprit d’enquête, ce documentaire aux accents métaphysiques décide de conjuguer l’humour, le respect et les énigmes que le monde rural continue de garder en réserve.

DÉTOUR

Pierre Creton, Vincent Barré. France 2005. Mini DV, Couleur. 0h29.

Détour en deux parties. La première est une suite de plans fixes pris dans les paysages du Shetland. Une voix les accompagne, nous invitant à écouter divers textes d’auteurs. La seconde est une visite en automobile de l’île de Foula, guidé par un jeune garçon, punk et paysan, loquace et agile en dépit de son handicap. Après Secteur 545, qui cultivait déjà un goût simple pour la complexité, Pierre Creton, ici accompagné de l’artiste Vincent Barré, propose un film sur ce qu’on peut appeler un pays : son relief, ses souvenirs, ses récits, sa part invisible qui nous autorise la lévitation sur son sol. La fin l’indique : c’est l’hôte, une fois la visite finie, qui s’envole en avion, c’est l’invité, lui, qui reste à terre à filmer le départ.

PAYSAGE IMPOSÉ

Pierre Creton. France 2006. Mini DV, N&B. 0h50.

Si le « paysage » n’est pas une forme étrangère aux précédents films de Pierre Creton, ce dernier persiste, mais retourne à l’école pour mettre la question à l’épreuve de son apprentissage. C’est dans le lycée agricole d’Yvetot qu’élèves, enseignants racontent leur expérience du terme, son évaluation, son évolution, son avenir. Mais le film n’en fait pas une étude systématique, ni un thème, sinon au sens musical, car y apparaissent aussi d’autres paysages. Ceux des visages d’adolescents et de leurs gestes, ceux de leurs salles de classe, de leurs ateliers, salles de jeux et couloirs. En bref, la mémoire d’une enfance aussi assurée de se métamorphoser que les géographies apparemment immobiles dans lesquelles nous nous mouvons. Images sur le temps sensible au moins autant que sur l’espace, rien ici n’est imposé.

L’HEURE DU BERGER

Pierre Creton. France 2008. Couleur, Mini DV. 0h39.

Un des premiers films de Pierre Creton s’intitulait La vie après la mort. On l’y voyait, lui, dans la maison d’un ami bien plus âgé, Jean Lambert, à ses côtés. On les voyait lire ensemble à haute voix des livres différents. On les voyait ravis d’écouter des vinyles. On les voyait attendre quelque chose, la mort de Jean Lambert. 2008, sept ans après la disparition de son ami, Pierre Creton vit toujours dans cette maison. Il reprend des images d’alors pour les raccommoder, littéralement, machine à coudre empruntée à Lautréamont, avec celles d’aujourd’hui. Travail de deuil ? Peut-être, mais accueil surtout d’un fabuleux au jour le jour guidé par la lecture du Métier de Vivre de Pavese : « Un certain type de vie quotidienne (heures fixes, mêmes personnes, formes et lieux de piété) amenait des pensées surnaturelles. » Une araignée fait un sort à un insecte, le cinéaste s’improvise coiffeur, on entend la radio diffuser une méditation sur le cerveau et les perceptions, on assiste à d’étranges surimpressions (inédites dans le corpus de Creton !), nous est offert un numéro de duettiste avec Vincent Barré, etc. Si ses précédents Secteur 545 et Paysage imposé (FID 2004 et 2006) nous avaient familiarisés avec une ruralité sans exotisme, mais élargie aux dimensions du grand romantisme, voilà cette fois l’entrée en matière d’un autre pan de la tradition romantique : l’humour noir, le trouble, le fantastique. L’Heure du berger, premier film de genre, donc, dans la filmographie de Pierre Creton.

MANIQUERVILLE

Pierre Creton. France 2009. Noir & blanc, 35 mm. 1H24.

Le centre de gérontologie de Maniquerville, dans le Pays de Caux, accueille des personnes âgées atteintes de maladies neuro-génératives. La comédienne Françoise Lebrun vient régulièrement de Paris faire des lectures de Proust aux résidents du Centre. Un lien fort s’instaure entre la comédienne et Clara Lepicard, animatrice du Centre.

Voilà posés le cadre, le protocole ou la trame narrative, comme on voudra. Mais on ne sera pas surpris que Pierre Creton vienne l’élargir à une dimension autre que celle que la sociologie retient d’ordinaire. Car son projet n’est autre qu’une adaptation très libre, mais scrupuleusement fidèle aussi (le texte y est lu, patiemment, abondamment, intensément), de La Recherche du Temps Perdu, comme si les personnages du livre se levaient des pages pour devenir devant nos yeux les auditeurs du récit de leur propre vie et les spectateurs de leur propre décrépitude. Mieux qu’un triste état des lieux donc, ce que Maniquerville complote, ce sont des métamorphoses. Transformer, par exemple, par la grâce d’un champ contrechamp, un visage de vieille dame âgée en une fine fleur blanche. Renvoyer l’outrage du temps qui passe des résidents à la grande bâtisse qu’ils ont occupée autrefois, demeure proustienne désormais vide et promise à la destruction. Évoquer, depuis l’immobilité d’un fauteuil roulant, les souvenirs de départ en mer. Etc. Rien ici n’est stable, et Françoise Lebrun et sa complice Clara Lepicard le soulignent au final, riant d’une lecture à deux voix d’un extrait de Blanchot, aux accents comiques, sur l’immense générosité de la fatigue.

N’AVONS-NOUS PAS TOUJOURS ÉTÉ BIENVEILLANTS ? (RECUEIL)

Pierre Creton et Vincent Barré. France 2010. Couleur, N&B, MiniDV. 1h57.

Pierre Creton s’est toujours montré très méticuleux. Sa pratique, sans doute, avant que de cinéaste ou en même temps, d’apiculteur ou de contrôleur laitier, l’aura ainsi fait monter en graine. C’est un recueil de quatre films qu’il nous rapporte cette fois. Ou plutôt un film en forme de recueil. Car si chaque partie existe de manière indépendante (certaines sont même le fruit de commandes), c’est bien la justesse d’arrangement d’un bouquet qui les relie. Quel fil alors ? Végétal, justement. Mais avant d’en dire davantage, importe de préciser qu’il s’agit de portraits. Défileront dans l’ordre : Georges-Arthur Goldschmidt, immense traducteur de l’allemand et écrivain à son tour ; l’évocation de l’architecte et urbaniste de la célèbre reconstruction du Havre en 1945, Auguste Perret ; Aline Cézanne, petite fille de Paul, et dont les parents côtoient Jean Renoir, à parler du temps des cerises dans l’hospice où elle réside ; Deng Guo Yuan, enfin, un ami, peintre chinois qui laisse grimper du pinceau des feuilles et des branchages. Matière première de chacune de ces rencontres, sauf la dernière, qui le cache peut-être derrière son mutisme, l’Histoire, le récit, large ou primesautier, épique ou jouissif, d’un passé pas si lointain.

Mais telle insistance du témoignage ne suffit pas, même dramatique, même joyeux, il y faut un autre effet de liane. Et c’est le paysage, ou plus modestement l’herbe, quelques plantes, pour signaler en pointillé que quelque chose pousse malgré tout : la mémoire.

J-P.R.

(FIDMARSEILLE catalogues 2004-2010)

La rédaction d’Independencia remercie Jean-Pierre Rehm et l’équipe du FID.

par Jean-Pierre Rehm
vendredi 28 août 2009