Un festival n’est pas que des films, ni même seulement un acte de programmation. C’est aussi un dispositif, des échanges de paroles, de cartes ou de capital, c’est un territoire, une population, toute une configuration qui borde et englobe les films, oriente le regard que nous posons dessus. Cette ambiance est la véritable signature d’un festival.
Lussas a un paraphe sans pareil, un style inimitable que certains cherchent à saisir sous le nom de « Woodstock du documentaire ». Jeunesse relative du public aussi ; on ne dira jamais assez combien l’atmosphère du festival doit à l’équipe massive de bénévoles qui lui permettent de survivre économiquement et de vivre joyeusement. Le lieu, petit village français isolé n’ayant qu’une seule grande rue, est propice au rassemblement. C’est grâce à ce dispositif que, plus que dans les autres festivals, semble s’inventer chaque année une communauté cinéphile. D’où, dans une certaine mesure, une égalité des conditions : le festival n’est pas scindé par une hiérarchie de badges et d’entrées, et cette indifférenciation sans partage est propice aux échanges les plus inattendus. À cela répond une égalité statutaire des films : si certains attirent plus que d’autres, aucun n’est outrancièrement mis en avant, la différenciation des salles n’appelle aucune hiérarchie des projections.
Le mode de programmation rentre dans cette logique. Il est parfois un peu éprouvant : blocs oscillant entre deux heures et demi et trois heures trente, un le matin, un l’après-midi, un le soir – ce qui laisse une large plage horaire pour les débats autour d’un verre. Ces programmes permettent de regrouper plusieurs films distants, le fameux se marie à l’inconnu. Leur mode d’être est la nuée ; isoler quelques œuvres serait aller à rebours de l’acte de programmation.
Reprises
[Miguel Gomes, Thomas Heise, Philippe Grandieux]
Lussas n’a pas de compétition, mais il ne faut pas y voir une privation ; c’est plutôt la conséquence du joyeux anarchisme décrit plus haut. En retour, il comprend une reprise des films marquants de l’année. Le grand moment était bien sûr Tabu de Miguel Gomes, qui depuis sa présentation à Berlin n’en finit pas de tourner en attendant sa sortie en France en décembre. Ce n’était pas la seule étoile. Die Lage de Thomas Heise, auteur de Material, est un documentaire chirurgical sur la visite de Benoît XVI en Allemagne, plus précisément sur le dispositif sécuritaire et médiatique entourant l’événement. En noir et blanc, sans voix off, avare de moments parlés, gardant toujours une distance froide par rapport aux choses, le film de Heise montre ce que pourrait être un cinéma de la raison pure ou de l’observation clinique : longs plans sur des rangées de soldats constituées en haie d’honneur, sur des prêtres se rendant, bedonnants et enthousiastes, aux toilettes, sur des armées de journalistes et, bien sûr, sur la fantastique « papamobile ».
Nicolas Rey présentait Autrement, la Molussie, grand prix du dernier Cinéma du Réel. L’intérêt du film n’est pas tant dans sa forme sonore et visuelle : plans fixes sur des paysages ruraux ou industriels auxquels se superpose off des morceaux choisis de Die molussische Katakombe de Günther Anders, contes allégoriques sur le fascisme. Il est plutôt dans son mode de visionnage : le film est constitué de neuf bobines semi-autonomes de neuf minutes chacune, dont l’ordre de projection est aléatoire, tiré au sort à chaque projection. À la topologie straubienne devenue exercice de style – réflexion sur le visible et l’invisible dans un paysage, sur le rapport entre parole et image, sur la manière dont la voix fait émerger les strates enfouies d’un espace – s’ajoute une réflexion plus intéressante sur la forme d’un film, sur les liens unissant les parties et le tout.
Enfin, un an après sa première au FIDMarseille en 2011, le film de Philippe Grandrieux sur Masao Adachi, premier numéro d’une série de portraits dirigée par Grandrieux et Nicole Brenez et conçue comme réponse révolutionnaire aux Cinéastes de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe. La série portera le nom de ce premier opus, tiré d’une citation d’Adachi, Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution . Le film de Grandrieux a l’intelligence de ne pas se penser comme vade-mecum sur Adachi ; on apprend d’ailleurs peu de choses précises sur son œuvre, et peu d’extraits en sont montrés. Plutôt que d’une leçon, il s’agit d’une réflexion mélancolique et errante sur un passé révolutionnaire, sur le moment historique qui a vu se nouer horizon politique et tâche cinématographique. On sent alors que le centre de gravité du film n’est pas tant Adachi que l’espace entre lui et Grandrieux, le lieu de la passation : « la vie, d’homme à homme, infiniment transmise », la relance éternelle d’une lutte. La question n’est plus tant le passé – le révolutionnarisme d’antan – que sa reprise pour inventer de nouvelles formes politiques.
De la vie des OVNI
[Andres Sööt, Robertas Verba, Dausa et Tumas Algirdas, Bogdan Dziworski, Jean Rouch, Ben Russell]
Si ces reprises sont précieuses, le cœur de Lussas n’est pas là. Celles-ci représentent le côté palmarès de l’actualité que tout festival se doit de relayer ; l’autre pan, le geste d’excavation, est d’une égale importance. Sur ce point Lussas n’a rien à envier aux plus grands.
Il y a deux types de rétrospectives : celles qui rafraîchissent les lauriers de cinéastes connus mais invisibles, restaurant un peu la gloire perdue d’œuvres classiques ; celles qui vont chercher dans les méandres de l’histoire du cinéma, si riche en failles et en monstres fabuleux, des objets jamais connus, trop vite rejetés dans les poubelles du temps. Celles de Lussas correspondent à la deuxième catégorie. On ne peut que saluer le travail – plus géologique qu’historique – de Kees Bakker, responsable de l’histoire du doc, qui chaque année revient sur la production séculaire d’une région du monde. Cette édition était consacrée aux documentaires des pays baltes, dont la production contemporaine elle-même nous est majoritairement inconnue. Nous avons eu ainsi, pendant des heures, l’impression de découvrir un continent perdu. Il y avait de tout : des films de propagande sur les kolkhozes et les tracteurs, des city symphonies sur des villes inconnues, l’enregistrement de survivances de fêtes païennes, des visites dans des musées folkloriques. Du cinéma soviétique, on ne connaît souvent que celui venu de Russie, grandiloquent, héroïsant, moderniste. Ce cinéma balte prend la pente inverse : au modernisme urbain, il oppose les archaïsmes champêtres, les espaces primitifs, les communautés intemporelles. Ses vrais héros sont les arbres. Le seul film sur la vie urbaine, Les 511 meilleures photos de mars d’Andres Sööt, la décrit comme territoire de l’ennui. Dans La Nuit de la Saint-Jean , du même auteur, les hommes quittent la ville pour aller entamer des feux de joies à ses abords. Le Vieil Homme et la Terre de Robertas Verba s’attache à une figure résistant à tout progrès, un homme attaché à sa masure isolée. La Nuit avant l’exposition d’Algirdas Dausa et Algirdas Tumas filme des statuettes de bois, survivances d’un âge pré-communiste. Les kolkhozes eux-mêmes sont loin de ceux d’Eisenstein ou Dovjenko, et ressemblent plutôt à de vieux villages sortis de la nuit des temps. Au volontarisme russe s’oppose une mélancolie balte, tournée vers le passé, à la recherche de traces perdues, d’une vieille solidarité entre les hommes et la nature. Il y avait là de quoi changer notre perception du cinéma soviétique, pour se rendre compte qu’il n’a pas été entièrement voué à chanter les mérites de l’industrialisation. C’est la beauté du geste de Bakker : extraire du temps des œuvres a priori insignifiantes pour reconfigurer notre vision de l’histoire du cinéma.
Aux côtés de cette réanimation, la double programmation « Fragments d’une œuvre » de Federico Rossin rentrait dans une logique similaire. Il montrait, d’un côté, l’œuvre d’un polonais méconnu, Bogdan Dziworski, chef-opérateur de longs-métrages et réalisateurs de courts, sorte de Leni Riefenstahl polonais chez lequel l’aryanisme a été remplacé par le grotesque. Dziworski a surtout filmé le sport et notamment les Jeux Olympiques de 1978. Sa caméra virtuose, amoureuse de grands mouvements, de lumières chaudes et de plans courts, excelle à saisir les gestes vifs ; l’escrime et le ski, sports de la souplesse par excellence, sont ses deux fétiches. Mais ce qui l’intéresse dans ces hauts faits est moins la performance que l’échec, comme s’il y avait plus de grâce dans le raté que dans le succès. Un film co-réalisé avec Zbigniew Rybczynski et Gerald Kargl, Scènes de ski avec Franz Klammer, se structure entièrement autour de chutes, sa progression n’étant qu’une suite de débâcles. Trait propre à la mélancolie de cette région : il n’y aurait de beauté que dans la misère, l’insuccès. C’est peut-être pour cela que l’autre modèle cher à Dziworski est le clown, figure tragi-comique : Arena of Life et Chapiteau décrivent la vie du cirque, sa petite détresse quotidienne, les crottes de l’éléphant, le sourire malheureux des pitres, l’exode permanent de la troupe. Et son plus beau film, A Few Stories About Man , mêle le sport, le bouffon et le tragique. Son héros, Jerzy Orlowski, a perdu ses deux bras. Il enchaîne prouesses physiques – grands plongeons surtout, la chute dans le vide étant l’image archétypale de Dziworski – et moments burlesques – comment ouvrir sa braguette sans les mains.
L’autre sélection de Rossin consistait en un regard croisé sur deux œuvres si proches, si lointaines, l’une monumentale, celle de Jean Rouch, l’autre appelée à l’être bientôt, celle de Ben Russell, jeune cinéaste américain. Le programmateur expliquait ainsi son geste : mêler deux cinéastes aux problématiques proches – filmer la transe – mais appartenant à deux âges distincts du cinéma, à, dit-il, deux « épistémé », deux strates historiques aux problèmes différents. De Rouch était montré Les Maîtres fous ainsi que nombre d’œuvres moins connues. De Russell, un moyen-métrage à vrai dire oubliable, Wet season , réalisé dans une région du Suriname où il a vécu deux ans, un long-métrage réalisé dans l’esprit de Jaguar , Let Each One Go Where He May , et une série de courts-métrages sidérants, les Trypps (visibles, pour certains, sur internet). Ben Russell poursuit une interrogation anthropologique dont la conduite ferait hurler de nombreux ethnologues : quels rapports entre une transe sacrée, celle qu’il est allé chercher au Suriname, et la transe profane qui subsiste encore dans nos sociétés occidentales. Deux Trypps étaient ainsi consacrés, l’un à une jeune américaine sous LSD dont le regard et le sourire évoluent à vue d’œil, l’autre à une bande de jeunes dansant sur de la noise, possédés par on ne sait quoi. En face, un plan séquence montrant une scène de transe collective lors d’une cérémonie religieuse dans une communauté du Suriname, et un autre film, plus complexe, River Rites . Ce dernier montrait des jeux dans la rivière, dont on apprend qu’il les a lui-même dirigés, donnant des indications aux acteurs qu’il a d’abord payés ; cela sur fond d’une musique techno, Drop Bass, Not Bombs . Tout le film est un rembobinage, un défilement inversé. La transe atteint rapidement le spectateur et l’ambiance surchauffée de la salle participait grandement du délire.
Plus intéressant encore fut le débat à l’issue de la projection, véritable bataille d’Hernani houleuse et passionnée. Un vieux problème a ressurgi, celui posé par la situation d’un homme blanc filmant des hommes noirs, et de la relation d’exploitation impliquée, comme reconduction larvaire du colonialisme. Ben Russell – clair, concis, ouvert à toutes les disputes et sans aucune hargne – a répondu selon une double ligne : 1) le cinéma comporte toujours une dimension d’exploitation, en quelque cas que ce soit ; mais celle-ci est réciproque, le filmé se sert aussi du filmeur ; 2) cette exploitation n’est réellement perverse que lorsqu’il s’agit d’un rapport de savoir, et lui qui, il le répète toujours, est passé par le moule des post-colonial studies, se refuse à toute dimension cognitive dans ses films, n’a jamais la prétention de comprendre, en témoigne l’absence de voix off ou même de contextualisation ; ses films n’appartiennent pas au genre documentaire, mais à l’expérimental, ce qu’ils transmettent n’est pas une connaissance, mais une expérience.
Un cinéma des migrants ?
[Hayoun Kwon, Bijan Anquetil, Mary Jimenez, Sylvain George, Vincent Dieutre]
Un des programmateurs de la sélection « Expériences du regard » – où ont été montrés les films racontés ici – racontait que la majorité des films reçus concernaient les migrants, chacun variant les approches et les modes de figuration. Un pan grandissant de la production documentaire y trouve le point focal de son interrogation politique et cinématographique. Pourrait-on parler d’un « genre » ? Chose problématique : comment appeler un genre la simple identité d’un geste, le partage d’une colère. Mais comment dénier que ces films autorisent leur regroupement, parce qu’ils affrontent les mêmes problèmes ? Parler des « migrants » est de la même façon dangereux, tant cette catégorie est, à la base, celle employée par les États qui les répriment et les renvoient vers nulle part. Parler enfin d’un cinéma des migrants revient à prendre le risque de cette attribution : sont-ils sujets, objets ; ils ne font pas les films, mais viennent s’y loger ; seulement, la facture de ces œuvres, si nouvelle, qui représente peut-être le plus grand tournant récent dans l’histoire du documentaire, est telle qu’elle tend toujours à vouloir les transformer, les faire passer du statut d’objet à celui de sujet, inventant toujours de nouveaux modes d’énonciation, des nouvelles formes de partage et de participation.
Cela peut-être parce que la question des migrants cristallise une double interrogation. Politique d’abord : le migrant, l’exilé, le réfugié est la figure qui interroge le plus le monde contemporain, rompant avec le paradigme citoyen/Nation, posant des formes d’appartenance politique qui n’ont plus rien à voir avec les frontières territoriales ni avec les formes de légalité qui leurs sont liées. Cinématographique ensuite : si le documentaire est classiquement le récit filmé d’une rencontre avec l’autre, le migrant représente, dans ce cas, la figure de l’altérité radicale, et filmer cette altérité sans la trahir ni la déposséder devient alors le problème le plus urgent. Si quelque chose se passe aujourd’hui dans le documentaire, c’est dans cette zone qui déplace toutes les frontières. Et Lussas a, cette année, montré de nombreux films participant de ce mouvement, reposant tous sur des dispositifs différents.
Hayoun Kwon avec le court-métrage Manque de preuves . Au problème de l’infigurable, elle a répondu par l’emploi de l’animation. Le matériau de base est la demande d’asile d’un Nigérien qui a fui sa terre parce que son père veut sa mort en raison d’une vieille croyance voulant que les jumeaux soient porteurs d’une malédiction. Sa lettre fait le récit précis des événements, de sa fuite. L’animation retrace ce chemin, dresse une carte. En voix off, une femme, celle qui a traité la demande, lit cette lettre. Le film s’achève sur la silhouette d’un homme devant une fenêtre, alors qu’on apprend que la demande à été refusée parce que rien ne pouvait accréditer la véracité de ces propos. Simple dans sa forme, Manque de preuves contient déjà tous les problèmes qui hantent ces films : comment montrer un visage quand ce geste est lié, dans la pratique policière, au fichage. Comment restituer une expérience, un trajet – ici, comme dans nombre d’autres films, par une carte. Comment, enfin, permettre à l’autre de faire lui-même le récit de sa vie, sans le trahir, sans pour autant rentrer dans la logique, elle aussi policière, de la confession – d’où ici l’appel à une lectrice qui fait figure d’intercesseur.
Bijan Anquetil présentait son moyen-métrage La Nuit remue , grand prix de la compétition nationale au FIDMarseille cette année. Parlant lui-même afghan, il a approché deux migrants, les a accompagnés et filmés dans leurs errances parisiennes pour enregistrer le récit de leur exode. Ce film, comme ceux de Sylvain George, dramatise toute une scénographie de l’ombre. Le sort des migrants est d’être condamnés soit à une surexposition médiatique, en pleine lumière policière, soit à une ombre sans rédemption possible, hors de toute vie sociale, dans des espaces marginaux. L’esthétique du film tente de rendre compte de ce drame de la visibilité tout en le contrecarrant, l’ombre devenant aussi l’espace du repos, du refuge, à l’abri du pouvoir. Et, plutôt que les seules misères quotidiennes, Bijan Anquetil enregistre aussi les joies qui subsistent, les parties de foot, les promenades, les rires malgré tout. Une scène bouleversante les montre dessinant au sol la carte de leur histoire, du trajet depuis l’Afghanistan. Et plusieurs des images du film ont été empruntés aux deux héros, celles qu’ils ont tourné lors de leur périple : dispositif qui sert à attester d’une expérience, mais plus encore, permet d’inventer la forme d’un partage, d’une élaboration commune du film.
« Héros » : le terme pourrait être malheureux, tant ces personnes semblent souvent subir plus qu’elles n’agissent, tant aussi la figure du héros appartient à un cinéma plus majoritaire. Mais il s’agit justement de renverser le subi en vécu, d’héroïser les êtres pour ne pas en faire de simples victimes d’un destin miséreux, ce ton épique étant le moyen de restituer une grandeur à leur expérience. Un film, parfois maladroit, portait ainsi un titre résumant le problème : Héros sans visages, de Mary Jimenez. Rudimentaire et un peu gauche, le film se structure en trois parties. La première prend la forme d’un diaporama de portraits photographiques réalisés lors d’une grève de la faim de clandestins dans une Église de Bruxelles. Dans la seconde, la réalisatrice part dans les camps de réfugiés en Afrique du Nord pour témoigner du fait que les migrations se font aussi sur un axe horizontal et non seulement vertical, et pour y recueillir quelques témoignages. Là se révèle l’écueil qui guette ce type de figurations : ce segment du film flirte souvent avec la forme du reportage scandale, enregistrant des récits tragiques sur des visages de douleur, sans vraiment interroger l’acte de filmer des gens réduits à rien, bloqués au milieu du néant. À certains moments sont intégrées des images prises par des migrants montrant des chaînes de cadavres au milieu du désert ; le film entre là dans une pornographie de l’horreur pathétique. Mais on imagine bien le dilemme de la réalisatrice confrontée à ces images : montrer ou ne pas montrer ? Laisser ce fait dans l’oubli, ou prendre le risque de les exposer ? Le film devient tombeau, l’écran linceul, montrer ces images étant peut-être le seul moyen de conserver, envers et contre tout, la mémoire de ces morts. La dernière partie du film, beaucoup plus juste et pudique, diffère totalement de la précédente : un réfugié en Belgique, qui reste anonyme, simple silhouette noire se détachant parfois sur le fond des images, raconte son histoire alors que défilent à l’écran des plans des camps aménagés en bordure de Bruxelles.
Sylvain George présentait son dernier film, Les Éclats – Ma gueule, ma révolte, mon nom . Le style visuel est toujours aussi puissant, avec sa dramaturgie de l’ombre et ses trouées lumineuses, ses stases temporelles qui aménagent à même le film l’espace d’un repos – longues séries de plans sur les étendues forestières ou maritimes, ou, dans une autre logique, sur les bourgeois de Calais, pour là encore héroïser les migrants – sa manière de filmer les hommes de près comme il filme la police de loin. Le patient travail d’enregistrement de George – travail inséparable d’un ancrage sur place, à Calais, en compagnie de ces hommes – lui a permis de recueillir quantité d’images qui reviennent, semblables et différentes à chaque fois, de film en film, recueillant les brûlures – le thème du feu est toujours aussi présent dans son œuvre – et témoignant des torts.
Mais Les Éclats marque une étape dans ce long travail d’enquête. Sylvain George ne s’est pas assagi, la même colère sourd à travers le film, mais cette violence s’est apaisée ou a changé de visage pour atteindre une forme plus maîtrisée. La forme courte du film, une heure et quart, deux fois moins que son précédent, Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerre), témoigne peut-être de cela : ce qui débordait encore a été jugulé, comme pour arriver plus directement à l’essentiel. Et si le film précédent tournait autour du conflit, de la lutte frontale, Les Éclats est tout entier sous le signe de la fuite. Plusieurs scènes montrent les migrants s’échappant devant les rafles, toujours aux aguets, cherchant le lieu d’un repli. L’abri est devenu le nœud du film. La plus belle scène prend place dans une cabane de fortune, où plusieurs afghans ne se contentent pas de raconter le récit de leur expérience mais se livrent à une leçon de géopolitique, expliquant la misère actuelle de leur pays, le jeu des forces extérieures qui s’y déploient. Manière de rendre à ces personnes une parole qui révèle qu’ils ne sont pas simplement les jouets du monde, comme on les montre trop souvent, mais qu’ils sont bien conscients de la partie dans laquelle ils sont pris, et que leur colère est à la mesure du tort subi.
Dieutrologie
Un dernier film enfin prend le contrepied de tous ceux-là et semble enfreindre tous les tabous tournant autour de la figuration des migrants. Vincent Dieutre présentait Jaurès . Le point de départ est une histoire d’amour : Dieutre a aimé un homme quelques mois, a passé de nombreuses soirées chez lui et a posé sa caméra derrière la fenêtre donnant vue sur le canal près de la station Jaurès à Paris. Là se trouvait un campement de migrants. Ces images de l’extérieur, accompagnés des sons de l’intérieur de l’appartement, forment le matériau de base. Une autre série d’images les englobe : Dieutre est dans un studio en compagnie d’Eva Truffaut, ils regardent ensemble ces rushes, elle questionne, il raconte, l’histoire d’amour, l’histoire des ces hommes dehors desquels il est séparé par une vitre et qui sont nécessairement vus depuis une position de surplomb. Telles sont les entorses figuratives : le mélange de l’intime, du relatif confort sentimental et de ces vies mutilées ; le point de vue qui pourrait être une image de police, de caméra de surveillance ; le fait que ces hommes ont une image sans parole et sur laquelle on parle, quand l’amoureux endosse à l’inverse le rôle de l’infigurable.
Dieutre ne sort qu’une fois de l’appartement pour aller filmer ces gens de plus près, et là encore il ne s’en approche pas, continuant à les montrer de dos, sans visages aux contours définis. Plutôt qu’une distance esthète, il faut y voir l’acceptation de l’impossibilité d’un accès à ces vies incommensurables. La vitre est la figure d’une séparation irrémédiable. Dieutre insiste sur ce point en usant d’un dispositif qui en choquera plus d’un un : les images du dehors sont parfois recouvertes de micro-animations, dispersées en différents points, venant déréaliser un réel effroyable. Elles signalent justement l’écart entre les deux mondes, le fait que la vitre intensifie la distance. Jaurès, à sa façon, radicalise plus encore que tous les autres films l’altérité que représentent les migrants, et son dispositif allégorise la position du filmeur. Mais le film ne s’arrête pas sur la constatation de ce simple échec. Il fonctionne sur un système d’intercesseurs. D’abord, le relais représenté par Eva Truffaut qui permet au film de ne pas être un simple monologue sûr de lui se déroulant sur un défilé d’images. Ensuite, paradoxalement, l’amant lui-même : Simon travaille dans une association d’aide aux migrants. Dieutre raconte les récits de Simon, à qui est dévolue une fonction de connaissance qui n’est pas tant un savoir sur ces êtres qui restent lointains, que sur la situations des migrants en France. Les images ne sont alors pas immédiatement enfermées dans du discursif, elles continuent de défiler, rebelles à toute saisie, tandis qu’un savoir plus général, qui ne s’y rattache jamais directement, est assuré et maintient la possibilité d’une connaissance.