Alors que son engagement de dix ans pour la RKO touche à sa fin, Robert Mitchum, anticipant sa liberté toute proche, affiche son désir d’incarner des personnages différents de ceux qu’il a interprétés jusque là pour le compte du studio. En cette année 1954, il cherche des films audacieux et novateurs. Le coup de téléphone de Charles Laughton, qui lui propose un rôle « inhabituel », tombe à pic.
En collaboration avec le producteur Paul Gregory, Laughton désire adapter le livre de Davis Grubb, The Night of the Hunter, qui conte la cavale meurtrière du pasteur Harry Powell, et ses tentatives de s’emparer d’un magot dont l’emplacement n’est connu que de deux enfants. Les deux hommes, enthousiasmés par les possibilités du récit, achètent les droits d’adaptation. Reste à trouver l’interprète du pasteur.
« Immédiatement, j’ai pensé à Mitchum » déclarera Gregory. « C’était quelqu’un qui pouvait dégager un grand charme, et, en même temps il avait un côté diabolique tapi sous la surface ». C’est ce « côté diabolique » (« sense of evil ») que l’acteur va pouvoir déployer pour créer un des personnages de psychopathes les plus emblématiques du cinéma.
Le récit se situe durant la Grande dépression et évoque les bandes d’enfants jetés sur les routes, errant à la recherche de quoi manger et d’un endroit où dormir. Mitchum, qui fut lui-même hobo durant son adolescence, traversant l’Amérique d’Est en Ouest au tout début des années 30, ne pouvait qu’être sensible à cette atmosphère. Pour la photographie, Laughton engage le chef opérateur Stanley Cortez (La Splendeur des Amberson), et lui procure des films de Griffith, dont il lui recommande de s’inspirer. Affranchi des contraintes du réalisme en cours à Hollywood dans les années 50, Cortez peut créer tout un jeu de lumières sophistiquées, alternant ombres inquiétantes de la tradition expressionniste et scintillements évoquant un univers merveilleux. Si Lilian Gish, qui incarne la compatissante Mrs. Cooper, représente ce dernier aspect, celui d’un conte moral édifiant, mais finalement tendre et rassurant, Mitchum est son pendant nécessaire : l’ombre qui surgit à l’approche du sommeil pour réveiller les peurs enfantines.
Si Mitchum inquiète, c’est d’abord par son don d’ubiquité fantastique, sa capacité magique à se dédoubler. Sa silhouette, comme celle de Nosferatu – dont les déplacements échappent également aux lois ordinaires de l’espace – projetée sur un mur, ou aperçue à contre-jour, se réduit souvent à une forme tout de suite reconnaissable, incarnation plastique de la menace qui plane sur John et Pearl.
« Don’t he never sleep ? » se demande John qui, réveillé par le son d’un cantique, l’aperçoit à l’horizon. Harry Powell apparaît en effet comme l’éternel veilleur, rejoignant en cela les monstres de l’enfance – dont la version contemporaine la plus réussie serait le Bob de Twin Peaks, tapi derrière les barreaux du lit de Laura Palmer –, qui, eux non plus ne dorment jamais, mais guettent au contraire toujours le moment où leur proie s’abandonnera au sommeil. Un des plans les plus effrayants du film est ainsi celui, pourtant simple et sans effets, où l’on peut voir Harry Powell adossé à un lampadaire, scrutant la maison juste derrière la petite barrière qui enclot le jardin.
Si Harry Powell « ne dort jamais », c’est donc pour la bonne raison que son rôle est avant tout d’empêcher les enfants de s’endormir paisiblement (« I’ll be back... when it’s dark ! » glapit-il en quittant, sous la menace d’un fusil, la propriété de Mrs. Cooper). Mais puisque le monstre enfantin appelle aussi ce mélange de rire et de terreur, l’interprétation de Mitchum fait en même temps du pasteur un être démesuré, grotesque, et ridicule.
La Nuit du chasseur est le film pour lequel Mitchum reste le plus connu aujourd’hui, Paradoxalement, c’est aussi celui où il adopte un style d’interprétation radicalement contraire à celui qu’il avait tenu jusque là et qu’il conservera par la suite. Le visage de l’acteur, qui s’était auparavant distingué par son manque d’expressivité apparente, devient ainsi d’une plasticité étonnante. Mitchum joue presque jusqu’à l’excès de ses mâchoires, qu’il contracte, pousse le plus en avant possible, pour figurer la rage irrépressible qui l’agite. Ses yeux sont le plus souvent écarquillés, bien loin des « sleepy eyes » qu’on lui avait vu jusqu’alors. Et l’acteur qui avait la réputation de jouer toujours pareil, quel que soit son personnage et sa situation, offre ici à Harry Powell une impressionnante variétés de visages, de voix, de rythmes et d’attitudes. Autant de métamorphoses justifiées à la fois par son fanatisme, qui s’empare de lui comme par crises, et par sa duplicité, qui le pousse à déguiser ses intentions sous une apparence attendrissante.
À cet égard, il faut souligner un trait de l’interprétation de Mitchum qui s’efface presque toujours, lorsqu’on commente sa performance, devant sa composition du psychopathe meurtrier : la drôlerie de sa parodie du pasteur bigot prêchant à tous la bonne parole. On peut imaginer la jubilation de Mitchum à incarner ainsi, pour les décrédibiliser, des figures de la respectabilité américaine. Il ne faut pas oublier que les deux scènes célèbres où il explique l’histoire des inscriptions Love et Hate sur ses mains sont avant tout des scènes où on voit qu’il joue pour la galerie au pasteur exalté. La petite pause savamment ménagée, et le toussotement qui précède sa tirade dénonce le cabotin qui va livrer sa prestation. Sa voix parodie celle des grands sermons, sa solennité est outrée, son emphase ridicule.
Et c’est ce qui est peut-être le plus réjouissant dans la composition de Mitchum : en véritable Tartuffe américain, il doit jouer le fait qu’il joue. Ce « jeu dans le jeu » doit être assez réussi pour rendre crédibles ses succès à berner les crédules, mais suffisamment mauvais pour qu’on voit qu’il n’est pas sincère. On sent l’amusement de l’acteur à incarner un tel hypocrite, comme dans la scène où Powell pleure toutes les larmes de crocodile de son corps pour se lamenter bruyamment que sa nouvelle épouse – qu’il vient de tuer – l’a traîtreusement abandonné.
Bien entendu cette veine comique n’est pas sans mélange : elle est constamment sous-tendue par la menace implicite que représentent pour les enfants ses succès de comédien. Et dans les scènes où il interprète le « vrai » Powell, à visage découvert, il conserve cet aspect de second degré, comme si son personnage jouait pour lui-même son cynisme et sa folie. Le ton suave à l’excès qu’il adopte pour appeler John et Pearl -– « Children ! » – alors même qu’il se sait seul avec eux, ou encore la petite voix nonchalante avec laquelle il déclare « I can feel myself getting awfull maaaad » alors qu’il sait tenir à sa merci les deux enfants réfugiés dans la cave, rendent le pasteur encore plus terrifiant. La comédie jouée par Harry Powell, pour les autres ou pour lui-même, est à la fois drôle et glaçante.
Et, lorsque Powell abandonne toute tentative de séduction, et se jette comme une bête sauvage sur les enfants, l’outrance de ses expressions a aussi quelque chose de comique. Il paraîtra peut-être incongru de comparer le jeu de Robert Mitchum à celui de Jim Carrey. Force est cependant de constater que, comme l’interprète de The Mask, Mitchum semble par moment utiliser un répertoire d’expressions de sons et de gestes emprunté au cartoon. La tête d’abruti qui vient de recevoir un coup sur la tête, la bouteille sur laquelle on glisse et qui provoque une gamelle monumentale, la course au ralenti les bras tendus en avant, la façon de retirer en glapissant une main coincée dans la porte, le hurlement animal qui accompagne des bondissements de fuite après un coup de fusil bien mérité : autant d’éléments qui transforme, le temps de quelques séquences, le pasteur psychopathe en toon pour enfants, en méchant ridiculisé – comme dans un dessin animé – par les jeunes héros à qui il veut nuire.
C’est cette ambivalence entre le terrifiant et le ridicule qui caractérise aussi une figure bien connue de la littérature de conte : si la courte scène liminaire du film introduit Lilian Gish comme la bonne fée protectrice, Mitchum est associé, avant même de le voir à l’écran, à un « loup vorace ».
Il serait, lui, le Grand méchant loup, le Big bad wolf dont on adore avoir peur. Celui qui veut dévorer les Trois petits cochons, mais se retrouve berné, et finit brûlé dans la marmite.
Dans la plupart des films précédents, Mitchum faisait penser à une otarie moqueuse et placide. Dans Cape Fear, sa composition semble prendre pour modèle le crocodile – la lutte finale avec Gregory Peck dans les marais de Floride venant parachever l’approche reptilienne de Cady pour parvenir à cette confrontation. Ici la figure tutélaire du loup de dessin animé, couplée à celle de Nosferatu et de Tartuffe, confère à son jeu une énergie excentrique et une inventivité expressive qui restent inégalées dans sa filmographie.