Rebelles sans cause
Bande annonce 2012 [1] – réalisée par Clément Cogitore
Une fumée épaisse occupe l’écran. Suivant la colonne, un mouvement de la caméra nous dévoile un groupe de jeunes réunis autour d’un feu au bord d’un étang, avec quelques bières. Le soleil est près de se coucher. Un chien est à leurs côtés. Un homme a dans la main un feu de détresse ; un autre lève le bras puis tire une fusée qui atterrit lentement dans l’eau, non loin de la route. Le chien se dresse et regarde l’action. La bande son, nappe de notes aigues modulées, suggère une tension à venir. Laquelle ? Tous portent un masque. Pas n’importe lequel : celui du groupe de hackers d’internet, le collectif « Anonymous ». La parure, elle même inspirée de la célèbre bande dessinée créee par Alan Moore, n’a plus grand chose à voir avec l’histoire de son modèle anglais, le rebelle Guy Fawkes, ni d’ailleurs avec celle de l’Angleterre. Symbole mondialisé d’une rébellion dirigée contre un ordre lui même mondialisé, elle figure une révolte dont on se demande contre qui, au fond, elle se destine.
Le paysage automnal et la nuit tombante donnent de la tristesse à l’ensemble. Un bord de route, un étang, un feu de forêt, un caddie, un chien : de loin, les personnages ressemblent à des sans abris. Seul leur costume indique qu’il s’agit d’un jeu. Et si on allait dormir dehors, partager le sort des déclassés ? L’invitation, pour le moins décalée, est peut-être celle du festival. Vous serez, le temps de quelques séances, en compagnie des pauvres, des roms, des toxicomanes. Une petite virée pour vivre en empathie avec le réel. Se mettre à leur place, voilà une ambition aussi louable que réalisable dans le confort de la salle de cinéma. Et si la police venait nous chercher ? On dira que l’on fait un film, que ce n’est que du cinéma.
[TF, AM, MP]
Le réel, en attendant
A Story For The Modlins
26’, Sergio Oksman, 5.8
Ovos de Dinossauro na Sala de Estar
12’ Rafael Urban, 6.5
Aux Bains de la Reine
37’, Maya Kosa, Sergio Da Costa, 3.7
Florería Y Edecanes
41’, Jaiziel Hernàndez Máynez, 7.5
Parmi les courts métrages de la compétition, beaucoup semblent procéder à la manière d’un dossier d’enquête, organisant une investigation méthodique sur un lieu ou un personnage qui leur est étranger – selon le modèle proche de celui proposé depuis des années à l’épreuve d’entrée de la Fémis. La tendance, observée ici même il y a deux ans, a également fait son œuvre au Cinéma du Réel au Centre Pompidou, l’édition 2012 en étant fortement imprégnée. La recherche documentaire familiale, souvent autobiographique, était le canon classique adopté par de nombreux cinéastes.
Le principe appliqué à la lettre guide Ovos De Dinossauro na Sala de Estar. Une vieille femme parle de son mari disparu, Guido, diplomate, violoniste et collectionneur de fossiles. Lancée dans une entreprise d’entretien de la mémoire, Ragnhild Borgomanero raconte à travers une série de plans fixes, face caméra, comment elle restaure les traces photographiques de son défunt mari grâce à l’image numérique de Photoshop. Petit catalogue et collection d’anecdotes sur un texte clairement récité dévoilant les épisodes d’une vie – leur rencontre au moment de l’assassinat de Kennedy, la passion des fossiles. Cinéma qui cherche dans la biographie à relancer la machine à enquêter et enregistrer.
Tout aussi mineur que plaisant, A Story For The Modlins de Sergio Oksman tente de retracer de son côté le parcours familial de la famille Modlin dont le père Elmer, acteur raté, fait une courte apparition dans Rosemary’s Baby de Polanski. Principe de jeu et de dispositif : le film s’ouvre sur le générique de celui de Polanski, en montre quelques secondes, puis accélère pour stopper parfois la vidéo, en n’oubliant pas de contextualiser les extraits montrés à l’écran. L’image se fige quand elle a enfin trouvé parmi les figurants Elmer, pour prendre son nouveau et vrai point de départ. Des photographies et des vestiges filmés sur fond blanc introduits par la voix et la main du cinéaste viennent ajouter des détails supplémentaires. Accompagnés de leur fils, les Modlin fuient les Etats Unis, s’enferment trente ans dans une maison en Espagne. Le monde perd leur trace. Oksman retrouve des archives vidéo d’une famille qu’il ne connaît pas, comble les trous documentaires.
Moins académique, l’histoire personnelle est aussi au coeur de Aux Bains de la Reine, cette fois-ci par le mélange de la fiction et de la présentation documentaire : Elsa (Elsa Ventura, co-scénariste du film, et dont il s’agit de l’histoire personnelle) émigrée en Suisse part sur les traces de sa mère dans une station thermale au Portugal ; la suite abandonne cette fiction pour documenter les bains, puis revient par bribes à celle-ci. Tour à tour pastiche de Pedro Costa et de Monteiro, le film bâtit son vagabondage comme son humour sur une hauteur de vue qui n’est jamais prise en défaut : celle de qui sait que la prise de vue la plus frontale peut-être surprenante, qu’un certain hiératisme peut apparaitre comme une forme de décontraction, qu’une diction appliquée lasse moins vite qu’on ne le croit ou qu’un plan peut servir à la fois à présenter des lieux et à situer une action, ce que l’on sait depuis Lumière. La sympathie qu’une telle entreprise inspire ne peut qu’être culturelle.
Le va-et-vient entre un film et l’histoire de sa fabrication met toujours en avant le passage du documentaire à la fiction, et inversement, le projet y perdant chaque fois un peu plus son audace dans l’explication. Florería y Edecanes a été le seul de ces court-métrages d’enquête à s’en tenir rigoureusement à son dispositif, le seul aussi à conserver beaucoup de son étrangeté. Le film évoque lui aussi la frontière, mais une frontière plus vaste, plus concrète : des lieux déserts, des autoroutes, des paysages, à la lisière du Mexique et des Etats-Unis. Chaque légende du carton rappelle, chiffre à l’appui, ce qu’il s’y passe ou ce qu’il s’y est passé, les flux migratoires et les assassinats. La pure topographie raconte une histoire invisible à nos yeux : celle d’un territoire en forme de carrefours, où les canyons mènent aux carrefours, les rues des bidonvilles aux centres commerciaux luxueux. Ce qui est semblable, commun, d’un côté et de l’autre de la si célèbre frontière nous apparait comme en symétrie, notre idée préconçue des lieux créant entre des images pourtant seulement juxtaposées un rapport d’opposition systématique. Depuis la révolution, nous dit un carton, un train traverse la vallée et roule sur les deux pays, mais personne ne s’en souvient. Diffusé juste après, Night Replay développait le propos inverse, imaginant un exercice où la séparation limitrophe devient aussi celle de la fiction et du documentaire : des immigrants sont arrêtés mais jouent un rôle, la scène s’arrête, comme sur un tournage et chacun dit ce qui est faux, vrai, bien ou mal joué.
Pourquoi prendre tant de peine, passer par tant d’artifice ? Oksman a trouvé par hasard des chutes d’images dans une poubelle à Madrid, l’histoire était celle des Modlin. East Hastings Pharmacy (vu au Réel et présenté ici) posait le même problème, en nous incitant avec insistance à deviner une démarche, un dispositif, une porosité entre les genres. Que nous dévoile le contexte de fabrication ? Doit on en avoir connaissance pour entrer dans un film ?
Si l’on fait la généalogie du projet, c’est que l’on n’a pas su faire en sorte que ces questions ne se posent pas. La simplicité de Floreria y Edecanes, son aspect tout à la fois abrupt et rudimentaire – entendez ses ruptures d’ambiance entre chaque carton, sa manière de légender chacun de ses plans – est aussi une forme d’astuce : une manière de ne jamais décrire sa démarche, laissant à chacun le soin de raconter ce qu’il a vu avant de l’interpréter.
[TF, MP]