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#1 Les Cahiers pour les nuls

aka Bill Krohn vs Emilie Bickerton

Où le critique réfléchit au rôle du goût dans l’écriture de l’Histoire

Emilie Bickerton, jeune journaliste culturelle appartenant au comité de rédaction de la vénérable revue anglaise New Left Review, a écrit A Short History of Cahiers du Cinéma [1] pour prolonger l’article qu’elle publia dans la NLR deux ans plus tôt, « Adieu to Cahiers : Life Cycle of a Film Journal ». Son livre ne fait pas que réaffirmer le principal point polémique de son article (que les Cahiers sont morts et enterrés), mais en reproduit certains passages quasiment intacts. [2]

Ayant écrit pour les Cahiers pendant la période de trente ans que Bickerton juge avoir été celle du grand déclin, je ferais mieux de me limiter à citer sa thèse et à dire que je ne suis pas d’accord.

« Ce qui suivit [le départ de Serge Daney en 1980] fut une période de mort prolongée pour la revue : perdant sa présence autrefois perturbante ou dérangeante, il devint un porte-parole du marché, au contenu menotté par les couvertures d’un mensuel de luxe standard... Il y eut bien sûr quelques pics dans le creux constant : de bons journalistes écrivant des articles intéressants, un certain nombre de rédacteurs en chef frais et imaginatifs arrivant à bord. Mais aucun n’eut d’influence sur la direction générale (établie et maintenue, après le départ de Daney, par Serge Toubiana) pour repositionner les Cahiers au centre de l’industrie du film. »

Même si j’étais la bonne personne pour le faire, il ne servirait à rien d’essayer de réfuter un jugement négatif qui s’accompagne de ce genre de décharge sans nuance, puisque tout contre-exemple que je pourrais citer pourrait être rejeté comme étant une exception à la règle.

Au lieu de chercher querelle sur le goût de l’historienne en matière de critique de film, je me concentrerai sur la question principale : cette Brève histoire des Cahiers du cinéma est elle bonne – c’est a dire non seulement précise et fiable, mais à quel point réussit-elle le travail qu’un historien est censé accomplir ? Le goût au cinéma devra néanmoins figurer dans la discussion car nous parlons de l’histoire du goût.

Le livre prend un bon départ et s’en sort plutôt bien dans la première partie, où l’auteure assemble avec dextérité des sources secondaires, dont beaucoup en anglais. Une critique en ligne de l’article original (voir note 1) jugeait à l’époque qu’il « fournit très peu d’idées et de renseignements qui ne puissent être facilement trouvés dans toutes les publications universitaires anglaises ordinaires sur l’héritage de la Nouvelle Vague française et des Cahiers », et l’on pourrait en dire autant de la première moitié du livre, alors que l’historienne se trouve ici sur un terrain balisé par des chercheurs tels que Richard Abel, sur lesquels on peut se reposer.

Mais ce résumé utile de l’histoire de la culture cinématographique française avant l’avènement des Cahiers est déjà ébranlé par des remarques telles celles qui suivent, faites en passant quand elle rapporte la disparition du ciné-club du Front Populaire, Ciné-Liberté, comme atout pour la culture cinématographique.

« La durée de vie du Ciné-Liberté n’a pas été plus longue que le Front populaire. La Marseillaise à gros budget de Renoir – l’histoire sympathique mais légère du soulèvement de la Bastille – sonna le glas de sa mort en 1938. »

Il n’y a pas de comptes à rendre en matière de goût, et l’historienne a le droit de trouver La Marseillaise « sympathique » (sympathetic utilisé ici, je le crains, dans son sens français signifiant plaisant et aimable) mais « léger », bien qu’elle ne devrait pas le décrire comme un film sur le soulèvement de la Bastille car cet évènement a lieu avant le début du film. Ce qui me semble plus grave est le fait que "sympathique mais léger" est un jugement qui ne serait jamais apparu dans les pages des Cahiers du Cinéma.

Le commentaire lapidaire de Bickerton sur La Marseillaise aurait plutôt eu sa place dans l’article sur le Front Populaire écrit par le critique communiste italien Geoffredo Fofi en 1966, et republié dans la revue de cinéma britannique Screen de l’hiver / printemps 1972 :

« Cette remise à jour de la Révolution est un édulcorant, une castration. Le film est le produit de ces contradictions [les contradictions du Front Populaire] et de cette approche : confus, fatigué, accommodant, parfois insipide. »

Alors qu’il ne fait aucun doute que La Marseillaise a été rejeté de façon aussi catégorique ailleurs, ce jugement se résumera toujours à la conviction viscérale, apparemment partagée par Bickerton, que ce n’est pas de cette façon que l’histoire de la Révolution française devrait être filmée. Mais on ne peut attendre d’une historienne qui pense cela de La Marseillaise qu’elle puisse comprendre le rôle joué dans l’histoire des Cahiers par ce film particulier, des années 50 jusqu’à aujourd’hui.

Bazin, bien sûr, adorait La Marseillaise, tout comme Truffaut qui commença La Sirène du Mississippi avec la description par Renoir de la réconciliation entre les troupes révolutionnaires et la Garde suisse pendant la prise des Tuileries. Deux ans plus tôt, quand La Marseillaise ressortit à l’occasion de son trentième anniversaire, Michel Delahaye et Jean Narboni, futur rédacteur en chef aux déjà solides convictions politiques, avaient interviewé Renoir à ce propos, et Jean-Louis Comolli, futur co-rédacteur en chef avec Narboni, avait écrit un article sur le film où il affirmait qu’il était meilleur que La Règle du jeu. Neuf ans après La Sirène du Mississippi, et après que la période maoïste des Cahiers fut terminée, Comolli réitéra la position du magazine sur La Marseillaise dans l’une des séries d’articles écrits à plusieurs mains sur la façon de filmer l’Histoire. Dans une autre de ces séries, Pascal Kané comparait favorablement l’utilisation brechtienne par Renoir de la scène où Louis XVI découvre des tomates, qui avait été citée avec fierté par le réalisateur lui même dans une interview de 1957 avec Truffaut et Rivette, à la façon voyeuriste dont Pasolini avait filmé le passé dans sa Trilogie de la vie. Et quand Thierry Jousse et Frédéric Strauss invitèrent les critiques des Cahiers et quelques réalisateurs à écrire sur « Tout Renoir » à l’occasion de la grande rétrospective à la Cinémathèque en 1994, le réalisateur Nouvelle Vague Jacques Rozier écrivit son propre hommage à La Marseillaise, où il embrochait comme maladroites et hors de propos les positions politiques adoptées par les critiques pour examiner le film en 1938 (se référant à un dossier publié dans La Revue du cinéma : Image et Son avec l’aide de Truffaut et de Janine Bazin) avant d’évoquer certains de ses sons et images pour montrer que ce film maudit (comme il le décrit) est en fait "un très grand Renoir". En d’autres mots, ce Renoir « plutôt léger » n’a pas été un caprice passager pour les Cahiers. C’est un élément de notre ADN.

Cela soulève une question méthodologique. Une historienne devrait-elle entreprendre d’écrire l’histoire d’un magazine qui a été faiseur de goût aussi bien que source de théories esthétiques si elle ne partage pas les goûts de ce magazine ? L’auteure n’a-t-elle pas au moins le devoir d’assumer, pour ainsi dire, un parti-pris esthétique, en disant d’où proviennent ses propres jugements ? Les hypothèses esthétiques amènent d’autres hypothèses à leur suite, comme le comprend bien Bickerton – d’où la présentation rapide de la politique et de la culture françaises qui introduit l’histoire du magazine.

Les fautes de goût de Bickerton ressemblent parfois à quelque chose de pire : sa totale absence. Le nom d’Alfred Hitchcock est fréquemment cité dans le livre, presque toujours couplé avec celui d’Howard Hawks, mais toujours sans but – les Dioscuri du paradis de l’auteur ne sont que des panneaux le long d’un itinéraire construit à partir de quelque chose d’autre que l’appréciation de leurs films, et de bien moindre que ce que l’on a écrit à leur propos. On rencontre peu de noms de la période classique du cinéma hollywoodien hormis le cliché associant Hitchcock et Hawks ; et quand un nom différent sort, les commentaires de l’auteure ne sont pas rassurants. Nul écrivant pour les Cahiers ne ferait référence avec mépris au « biopic en technicolor de Vincente Minnelli, Van Gogh Lust for Life » – du moins après le départ de Bazin, dont Bickerton cite l’opinion réprobatrice (qui était affirmée de façon plus polie) pour soutenir la sienne. [3]

Faisant un bond jusqu’aux conséquences des Années Rouges, pourquoi Marguerite Duras est-elle absente de cette Brève Histoire ? Bien qu’ils soient difficiles à voir aujourd’hui, ses films étaient mentionnés autrefois en même temps que ceux de Godard et des Straub ; ils formaient la Trinité (pour prolonger l’habituelle métaphore religieuse de Bickerton) qui servit de référence pour les rédacteurs après avoir émergé de la phase maoïste – comme Godard, Duras rédigea même son propre numéro des Cahiers. Mais, au terme d’un article tiède qu’elle écrivit sur les mémoires de guerre de Duras pour le Supplément Littéraire du Times, Bickerton révèle qu’elle préfère Simone de Beauvoir.

Dans le monde sur-intériorisé de Duras, écrit-elle, « la réalité et comment cette réalité est expérimentée deviennent deux choses distinctes. Dans l’œuvre de Beauvoir, les deux restent soudées ensemble [...] Dans La Femme Brisée (1967) par exemple, Monique est seule à sa table : son mari l’a quittée et ses enfants se sont mariés. Elle fixe son abîme : la non-vie qu’elle a créée, où elle met tout ce qu’elle peut pour exister pour les autres. Mais il y a un sentiment de commencement ici : J’ai peur, dit-elle, en introduction à ce qu’elle pourrait maintenant amorcer. »

Espérons que Monique monte dans sa voiture et conduise comme une malade jusqu’à la ferme de Rock Hudson pour lui dire qu’elle l’aime plutôt que de continuer à fixer cet abîme, dans lequel Le Vice-Consul de Duras disparait, hurlant de désespoir, à la fin de la version film d’India Song, rejoignant l’invisible mendiant dont la voix off représente (selon Pascal Bonitzer) l’idée Durassienne d’un Autre qui est complètement Autre : une "classe de la violence" qui comprend non seulement des Vices-consuls fous, mais aussi les bourgeoises lasses de Nathalie Granger. « On ne manquera pas de rire de ces accouplements (on : les gens sérieux) », écrit BonItzer dans son article sur India Song, « et , en effet, c’est une classe pour rire, la classe des lépreux, des mendiants et des vice-consuls. »

L’article de Bickerton sur Duras dans le Supplément Littéraire du Times, qui situe fermement son auteure du côté des gens sérieux, annonce au moins un parti-pris esthétique : une préférence pour un certain genre de fiction, qui mènerait probablement à une préférence pour certains genres de films. D’où, je suppose, l’absence de Duras de ce livre. De même, le fait que Jerry Lewis n’est jamais mentionné dans cette Brève Histoire, ce qui semble rafraichissant au premier abord étant donné la façon machinale dont son nom est toujours associé aux Cahiers, soulève une question troublante quand on commence à remarquer d’autres omissions discrètes ou rejets radicaux : ne l’aime-t-elle pas non plus ? Mais comment peut-on écrire une histoire, même brève, des Cahiers du Cinéma, sans comprendre l’importance de Jerry Lewis – et de La Marseillaise – dans cette histoire ?

Où le critique discerne une ressemblance entre l’Histoire et une dinde rôtie

Voici une descente en flammes radicale de plus, qui illustre les ravages causés par les fautes de goût dans cette Brève Histoire :

« En dépit des éloges funèbres qui ont été consacrés par la suite à la Nouvelle Vague, le mouvement fut bref, terminé en 1965. Son influence fut absolument décisive mais l’œuvre elle-même négligeable. »

L’œuvre « négligeable » en question comprend À bout de souffle, Le petit Soldat, Une Femme est une femme, Vivre sa vie, Les Carabiniers, Le mépris, Une femme mariée, Alphaville, Pierrot le fou, Les Quatre cent coups, Tirez sur le pianiste, Jules et Jim, La Peau douce, Fahrenheit 451, Paris nous appartient, La religieuse, Le Beau Serge, Les cousins, Les Godelureaux et Le Signe du lion.

L’affirmation de Bickerton couvre tant de films hautement estimés que son audace coupe plutôt le souffle, ce qui est vraisemblablement le but. Même ainsi, l’arbitraire stupéfiant du jugement – que l’historienne ne cherche pas à justifier, au contraire des critiques des Cahiers qu’elle admire : Rivette, dit-elle, a pratiqué « un style de critique toujours conscient du spectateur qu’il devait convaincre » – n’efface pas l’arbitraire supplémentaire de l’affirmation que le mouvement qui les a produits « était fini en 1965 ». Après tout, Eric Rohmer n’avait fait qu’un film en 1965, et ses collègues allaient continuer à faire des films bien après cette date, mais Bickerton n’explique ni ne justifie sa date de rupture, ce qui fait sortir accidentellement Rohmer de la Nouvelle Vague. Cela nous amène à une seconde question sur la façon d’écrire l’Histoire.

Mise a part sa valeur de choc, ce jugement sévère sur la Nouvelle Vague sert à introduire une affirmation sur le magazine : « les idées développées aux Cahiers pendant leurs dix premières années durent aussi faire face au défi d’évoluer depuis leur succès initial, pour saisir un paysage cinématographique transformé dans les années 1960 » – démarrant vraisemblablement en 1965, qui est aussi l’époque où le magazine changea pour la première fois d’apparence (en novembre 1964 pour être précis). Malheureusement, quand on commence à comprendre la méthode historique derrière ce livre, cette articulation d’une nouvelle couverture avec une date qui sans ça semblerait avoir été sortie d’un chapeau, ne peut être rejetée comme une pure coïncidence. Et pourtant, c’est la première tentative de l’historienne d’articuler l’histoire qu’elle raconte en une série de périodes. Elles seront toujours introduites avec un air de crise, car l’Histoire (selon une affirmation historiographique tacite) ne peut être énoncée qu’en séries de ruptures.

Découper l’Histoire selon les morceaux qui la composent est un peu comme découper une dinde : si vous trouvez les articulations naturelles, le résultat est exquis ; si vous les ratez, vous vous retrouvez avec quelque chose qui semble tombé du télépode de Jeff Goldblum dans La Mouche, et c’est ce qui est arrivé aux Cahiers dans cette Brève Histoire. Le résultat peut sembler plus solide qu’il ne l’est car d’autres sortes d’articulations sont ajoutées pour l’asseoir. On peut toujours compter sur La politique des couvertures, comme sur la Politique avec un grand P et la théorie du Grand Homme : Bazin meurt et est remplacé par Rohmer, qui est remplacé par Rivette, qui est remplacé par Narboni et Comolli, qui sont remplacés par Daney et Serge Toubiana. Puis Daney s’en va et l’Histoire s’arrête, bien qu’il y ait eu en fait sept rédacteurs en chef (un rôle que Toubiana n’assuma pas longtemps) depuis Daney, si l’on inclut le règne très court de Laurent Roth.

Mais alors que Bickerton sait probablement que les chronologies des dates, des noms et des nouveaux looks ne sont pas la façon dont on écrit ce genre d’histoire, les articulations qu’elle choisit pour découper les années entre la fin des années 1960 et le présent sont des articulations fausses qui ne peuvent tout simplement pas opérer ce qu’elles sont supposées opérer : la mort de l’auteur et la mort de la mise en scène qui, nous dit-on, sont arrivées simultanément, suivies après la « période rouge » par le retour de Hollywood (la Grande Braderie) et le triomphe de la télévision, ou plus récemment l’introduction de la technologie numérique dans le cinéma, que le livre tend à combiner aux effets de la télé, innovation beaucoup plus ancienne. On ne peut utiliser ces idées pour énoncer une histoire des Cahiers du Cinéma parce que ce sont des fantômes que l’on fait apparaître par une recherche étriquée. Aucune d’elles n’est fondée.

Le premier point de rupture choisi par l’historienne est la table ronde sur le cinéma américain et la politique des auteurs qui apparut en Novembre 1965. Établissant l’ordre du jour, Jean-André Fieschi promet au début que la confusion entourant l’idée de mise en scène sera clarifiée dans ce qui suit. Ce qui suit, cependant, pour emprunter la comparaison favorite de Bickerton (Cahiers = Catholicisme) ressemble à une table ronde de théologiens jésuites débattant sur la mort de Dieu. Comme elle le note tristement, la première tentative du magazine pour remplacer la « qualité vague et non transmissible du goût » par une méthodologie plus rigoureuse « n’apporta aucune percée immédiate. »

On dit qu’une autre tentative pour se débarrasser de la notion désuète de paternité directoriale a été menée par un ancien rédacteur en chef et réalisateur – quelqu’un qui, bien sûr, était un exemple parfait de cette notion démodée : Jacques Rivette dans L’Amour fou, pour lequel Rivette dirigea les scènes de fiction et l’équipe de documentaires d’André S. Labarthe filma les répétitions pour la pièce-dans-la-pièce. Bickerton aurait aussi pu citer les expériences godardiennes commençant avec l’épisode « Paris-Levallois » de Paris vu par... et se terminant avec la tentative infructueuse d’un collectif post soixante-huitard de faire Vent d’Est, qui se disloqua, selon le réalisateur, quand « les anarchistes décidèrent tous d’aller à la plage. »

Mais quand Rivette, interviewé par les rédacteurs à propos de L’Amour fou, parla de la disparition de l’auteur, les rédacteurs lui dirent qu’ils pensaient que c’était un mythe, et en effet, l’auteur resta un concept central pour les Cahiers du Cinéma, tout comme la haute considération des rédacteurs pour les auteurs d’Hollywood de la période classique, en dépit de l’affirmation de Bickerton que « les Cahiers continuèrent à couvrir les dernières sorties d’auteurs vieillissants, mais sans la passion et la loyauté que l’ancienne politique des auteurs avait produite. » Quiconque a lu les articles de Comolli de cette période sur Le Sport favori de l’homme et Red Line 7000, ou le magnum opus théorique de Serge Daney (toujours indisponible en anglais), « Vieillesse du même (Howard Hawks et Rio Lobo) », sait que c’est un vœu pieux. Comme Daney me l’expliqua dans une interview de 1977, la déconstruction de l’héritage des Cahiers pendant cette période, loin d’être un acte patricide, « était évidemment un hommage ultime, plus ou moins avoué, à ce que nous avions toujours aimé. Nous avions envie de relire Ford, et non Huston, de disséquer Bresson et non pas René Clair, de psychanalyser Bazin et non Pauline Kael. La critique, c’est toujours ça [...] : un éternel retour sur une jouissance fondamentale. » [4]

Selon Bickerton, cette fichue politique reçut le coup de grâce dans l’argumentaire de Comolli et Narboni « Cinéma / idéologie / critique » qui fixa la nouvelle ligne des Cahiers « avec une précision scientifique ». (Même Jerry Lewis fût enrôlé pour la cause de la science, en tant que réalisateur de films dont le signifié n’est pas « explicitement politique, mais, de quelque façon, le "devient" : se trouve re-produit comme tel par le travail "formel" critique qui s’effectue sur lui : ainsi Méditerranée, The Bellboy, Persona… »). Mais la typologie énoncée dans ce célèbre manifeste ne fit que réaffirmer la politique en de nouveaux termes, ce qui finit par mener à la meilleure révision que je connaisse, « Qu’est qu’un cinéaste ? », l’essai de Jean-Claude Biette dans Trafic où l’utilisation paresseuse de la cohérence thématique pour définir un auteur est acceptée en haussant les épaules, et où un nouveau terme, « cinéaste », est utilisé pour désigner les réalisateurs que l’on mentionnait avant sous le terme d’« auteurs ». Un cinéaste est un réalisateur qui a transformé l’outil dont il a hérité pour décrire le monde d’une nouvelle façon (Rossellini), au lieu d’utiliser des formes d’occasion pour faire passer des idées reçues (De Sica), quelle que soit la constance avec laquelle il recycle le sous-ensemble particulier des idées reçues qui font de lui, au sens réduit de Biette, un « auteur ».

Le fait qu’un essai publié dans le magazine lancé par Daney après avoir quitté les Cahiers réaffirme sur un ton plus fin les formulations de ce manifeste de 1969, répondant ainsi finalement aux plaintes sur le mauvais emploi de cette politique dans cette table ronde de 1966, illustre comment ce que nous appelons de façon commode les Cahiers du Cinéma est une tradition qui évolue (et a quelque chose du jeu de crap portatif) dont la continuation dépend, en tout premier lieu, de la familiarité avec ce qui a été écrit dans la magazine auparavant, et pas simplement avec les éditoriaux et les déclarations de principes sur lesquels Bickerton s’appuie – et auxquels elle croit – beaucoup trop pour écrire sa Brève Histoire.

Où les choses qui ne sont jamais parties continuent de revenir

Importante parmi les articulations factices de Bickerton est la mort de la mise en scène. Elle cite un billet on ne peut plus définitif, celui d’André S. Labarthe, « Mort d’un Mot », appelant à abandonner le terme de « mise en scène », parce que (comme le dit Rivette) trop de critiques écrivaient comme si « un sublime mouvement de caméra » pouvait excuser une mauvaise écriture et un mauvais jeu. Bickerton y détecte un écho à l’argument de Bazin en 1953 selon lequel The Red Badge of Courage ou African Queen de Huston sont des œuvres « beaucoup plus estimables que L’Inconnu du Nord-Express ou La Corde. Parce qu’enfin le sujet compte aussi pour quelque chose ! » Mais Bazin avait tort (encore cette « vague qualité du goût ») car Hitchcock fut l’un des plus grands inventeurs de formes du cinéma, comme Chabrol et Rohmer le disent dans la conclusion de leur livre sur Hitchcock, alors que Biette écrit avec ironie dans « Qu’est-ce-qu’un cinéaste ? » : « avec chaque nouveau film, John Huston semble présenter une carte qui dit Dispensé de mise en scène ».

Mise-en-scène est un concept plus fuyant qu’auteur, comme Bickerton le démontre quand elle dit qu’à la fin des années 1960, les journalistes des Cahiers « abandonnèrent la notion entière de mise en scène, tout comme l’avaient fait les peintres abstraits avec le figuratif. » D’abord, c’est une analogie étrange pour ce qu’elle décrit deux phrases plus loin comme une réaffirmation de l’importance du sujet, car si les Cahiers ont été, comme elle le dit plus tôt (citant Peter Wollen), "le dernier projet moderniste", c’est à cause de la mise entre parenthèses initiale des questions de contenu, qui par la suite s’insinuèrent de nouveau dans la politique des auteurs déguisée en « uniformité thématique ».

L’idée de mise-en-scène a aussi vécu sous de nombreux déguisements, avec ou sans le mot, pendant la période post-structuraliste inaugurée par « Cinéma / idéologie / critique ». Le cœur des théories élaborées entre 1969 et 1972 est la théorie de la suture de Jean-Pierre Oudart, que Bickerton résume d’une façon qui la fait ressembler à un angoissant tour de manège, alors que c’est l’art érotique qui permet le déroulement plaisant d’un film tout en articulant ce flot hypnotique homogène en unités signifiantes. Pour nos objectifs, une façon simple de résumer Oudart serait : « Un plan de croix accrochée à un mur ne signifie pas le Christianisme ; ça signifie quelqu’un regardant une croix. »

Cette nuance définit la mise en scène et le « quelqu’un » qui est caché tandis que le film se déroule, qui occupe ce qu’Oudart et Daney ont appelé, écrivant à propos de Mort à Venise, « le Nom de l’Auteur [l’italique vient de moi] ». Les différentes façons par lesquelles le substitut à l’écran du réalisateur est décrit comme « en dehors », coupé des échanges économiques, sexuels et linguistiques avec la société, furent l’une après l’autre la clé de ce qu’Oudart appela, précisément, le modernisme (la Nouvelle Vague et ses descendants), basé sur le modèle crée par Bresson, bien que le grand père de la tradition de la suture soit Fritz Lang. Comme l’observa Biette un jour, « incluez moi à l’extérieur » [en anglais, "Include me out", ndt], le Sam Goldwynisme que Lang utilise pour refuser une invitation à déjeuner dans Le Mépris, résume l’essence du style de Lang, qui est adapté à des buts progressistes mais pas révolutionnaires dans le modernisme.

Les textes théoriques d’Oudart s’inspirèrent de la théorie psychanalytique lacanienne, mais pendant les « années rouges » Daney leur donna un tour linguistique dans sa distinction entre l’image comme « énoncé » et « énonciation », que Bickerton résume sans se rendre compte qu’elle parle de mise en scène. Dans notre interview il appela la mise en scène « écriture » (au sens de Derrida), comme dans « caméra-stylo », faisant de nouveau remarquer que quels que soient les engagements du moment, les Cahiers du Cinéma sont fondamentalement conservateurs, comme n’importe quelle tradition. [5]

Quelle que soit la façon dont vous tranchez, les concepts d’"auteur" et de « mise en scène » sont inextricablement liés dans l’histoire des Cahiers, et tout historien qui essaie de les tenir écartés en annonçant une série de percées historiques qui n’ont jamais eu lieu, se retrouvera avec un sacré foutoir dans les mains, et sera constamment obligé de rétropédaler, de nuancer son propos et de couper les cheveux en quatre afin de faire oublier des généralités retentissantes énoncées juste deux pages avant, comme le fait Bickerton tout au long de ce livre souvent illisible.

Un exemple de plus d’une fausse articulation : le triomphe de la télévision. Nous avons maintenant fait un bond à la fin des années 70, quand Serge Daney dirigeait encore les Cahiers mais se préparait à partir pour Libération. Bickerton suppose que Daney est parti car

« [il] s’intéressait de plus en plus à la poursuite d’une nouvelle forme d’écriture et d’engagement dans le cinéma, principalement le journalisme et la critique de films à la télévision. Il s’y essaya initialement aux Cahiers à travers le Journal des Cahiers. Le Journal accorda une tribune à Jean-Claude Biette et Louis Skorecki, tous deux réalisateurs et critiques, pour aborder de plus près un problème auquel peu d’attention avait été accordée dans le magazine principal : le déplacement de paradigme dans le monde de l’image accompli par le triomphe de la télévision. Leur colonne fut une ultime tentative de critique réellement innovatrice aux Cahiers car ils ont cherché un nouveau langage pour exprimer la relation entre les deux médias. »

Honnêtement, dans la plupart des cas, la section du magazine « Les films à la télévision » fut un prétexte transparent pour écrire sur de vieux films des mêmes auteurs adorés que l’on plaçait sous le microscope électronique dans les textes de déconstruction du début des années 70, comme le célèbre « texte collectif » sur Vers sa Destinée.

Une fois qu’une fausse articulation a été énoncée, cependant, cela doit mener quelque part – par exemple, à une note de Bickerton décrivant « Revoir Wichita » de Biette comme un article sur « l’expérience de revoir à la télévision le western de Jacques Tourneur de 1955. » La télévision n’est mentionnée nulle part dans cet article, ce qui est la réponse réfléchie de Biette au célèbre texte sur Vers sa Destinée. (Ce n’est pas une coïncidence, Wichita, qu’il avait certainement vu au cinéma – c’est un film en scope – raconte de nouveau l’histoire que Ford raconta dans La Poursuite infernale). Dans la polémique de Biette, le cinéma de Tourneur qui était et est le nec-plus-ultra de la cinéphilie des Cahiers, est proposé comme modèle pour subvertir les messages idéologiques des studios de Hollywood par des moyens purement esthétiques, comme on dit que Vers sa Destinée l’a fait par l’équivalent des lapsus freudiens, mais le lecteur de cette Brève Histoire ne le saura jamais. Tel est le coût de confondre une éruption de virtuosité critique concurrençant la critique légendaire de Rivette de L’Invraisemblable vérité avec un panneau indicateur poussiéreux de plus sur une route dont la vraie destination s’avère être la revue anglaise grise et subventionnée Screen International, où la télé a longtemps été le plat du jour [En français dans le texte, ndt]. [6]

Où le critique commence à soupçonner quelque chose

Mais la raison principale de toutes ces fausses articulations, je le soupçonne, c’est qu’une fois que l’historienne a déclaré que la politique des auteurs fut créée pour être virée en 1969, tout retour de cette politique dans les années 1980, 1990 ou dans la première décennie du nouveau millénaire, peut être condamnée comme une rechute ou pire, ce qui est le sujet des chapitres 6 et 7 de cette Brève Histoire. Cela semble être le but principal de l’articulation que nous pourrions appeler exorciser Hollywood – totalement mythique comme nous venons de le voir – et sa contrepartie inévitable, le retour d’Hollywood (la Grande Braderie).

Voici le moment où le fait que Bickerton ne partage pas les goûts du magazine sur lequel elle écrit se révèle payant. Parmi les réalisateurs pour lesquels elle n’exprime pas peu de mépris se trouvent Francis Coppola, Stanley Kubrick, Joel et Ethan Cohen, Tim Burton (cette couverture de Batman !), Michael Mann et Quentin Tarantino (et en France André Téchiné, Leos Carax, Arnaud Desplechin), des réalisateurs sur lesquels les Cahiers ont écrit pendant la période du déclin, définie comme une période où des films qui ont été défendus ne sont pas du goût de l’historienne.

Réalisant, peut-être, que l’argument principal soutenant sa thèse du déclin a tendance à tourner en rond, elle cite Peter Wollen afin de dire que « les enfants terribles du cinéma ont ouvert la voie à une sorte de "modernisme réactionnaire"... Un travail novateur et expérimental fut initialement perceptible dans les premiers Scorsese et Kubrick, par exemple, mais cette génération accepta massivement les règles du jeu : gagner plus avec chaque nouveau film, et adapter le travail presque exclusivement au marché de la jeunesse. Peu à peu, ceci a résulté en un cycle répétitif de variations sur le même thriller sophistiqué, vitesse-et-action, dans-ta-gueule, le mélodrame réconfortant ou la comédie romantique. »

Alors que nous devrions être reconnaissants à Wollen et Bickerton pour cette dernière idée, on doit se demander de nouveau si Bickerton (par opposition à Wollen), sait quelque chose sur la génération de réalisateurs de Hollywood que la presse majoritaire surnomma "les enfants terribles du cinéma". Elle est certainement hésitante sur la filmographie des deux réalisateurs cités, qui firent, pendant la période sur laquelle elle écrit, The King of Comedy, After Hours, La Dernière tentation du Christ (« gagner plus avec chaque film ? »), Le Temps de l’innocence, Kundun, Barry Lindon, The Shining, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut (« adapter presque exclusivement le travail au marché de la jeunesse ? »). Et pour mémoire, Stanley Kubrick n’a jamais été considéré comme l’un des « enfants gâtés du cinéma » – il a fait ses premiers films au début des années 1950.

Ironiquement, le goût de Bickerton peut coïncider avec les Cahiers pendant sa supposée période de déclin, plus qu’elle ne le pense d’après son inspection hâtive des numéros récents. Elle cite À l’Ouest des rails de Wang Bing comme le genre de film auquel les Cahiers devraient prêter plus d’attention, mais les Cahiers, en fait, ont bien publié un entretien avec Wang Bing et un article d’Emmanuel Burdeau qui va un peu plus loin que le commentaire de Bickerton affirmant que, « étant donné sa durée, sa situation et le nature du projet, Wang n’aurait pu utiliser qu’une caméra numérique pour enregistrer les interviews. » Elle semble aussi penser que ce documentaire de neuf heures a sa place sur le petit écran qui, bien sûr, revigorera le travail critique en encourageant la critique à « incorporer un élément plus phénoménologique à [sic] ses interprétations et analyses, mais on me dit qu’À l’Ouest des rails a connu sa principale exposition, en France de toute façon, sur grand écran. » À quoi je pourrais ajouter : et alors ?

Il est difficile de découper de fausses articulations, et Bickerton s’est particulièrement bien plantée sur le Retour d’Hollywood. La braderie a commencé bien plus tôt, dit-elle :

« En mars 1976, des critiques incertaines, essentiellement symptomatiques des Dents de la mer et de Pinocchio apparurent. Retourner à Hollywood réconcilia les Cahiers avec leur approche des années jaunes... (Mais en vérité, Hollywood a fait son retour dans le magazine pour des raisons d’accumulation et d’assimilation : nous parlerons de ce que les gens semblent regarder plutôt que de nous adresser aux lecteurs par nos interventions... »)

En réalité, la braderie avait même commencé plus tôt que ça, quand le magazine était encore une publication maoïste, avec l’article de Pascal Kané sur Avanti, comédie romantique automnale de Billy Wilder dont le Boulevard du crépuscule avait orné le premier numéro des Cahiers en 1951. (Le sens de la tradition, de nouveau.). Parcourant rapidement les couvertures des anciens numéros, Bickerton a pu être déconcertée, comme je le fus quand j’ai saisi le nouveau numéro sur l’étagère de Rizzoli à New York, pas mal d’années auparavant, par ce titre laconique (en lettres rouges) : « Sur la Chine, sur Avanti. »

Le voyant écrasé sous des titres pesants comme « Pour un front culturel révolutionnaire » et « Résistance palestinienne et cinéma », je supposais d’abord qu’Avanti ! était un groupe militant italien que les Cahiers avaient décidé de lier à leur sort, mais il s’est avéré que c’était le film de Wilder, dans lequel une femme et un homme d’âge moyen, de classes sociales différentes, vont dans un hôtel italien pour enterrer leurs parents respectifs, décédés là au milieu d’une relation adultère, et finissent par revivre leur histoire. Kané traite Avanti ! sévèrement mais avec respect comme un film dans lequel « l’insistance du référent est aujourd’hui ce qui vient […] cliver le discours de l’auteur, [je mets l’accent] » alors que La Chine, documentaire d’Antonioni sur le géant endormi, est platement rejeté par Jacques Aumont au motif que c’est un petit chien-chien cinématographique, un laquais de l’impérialisme.

Ayant raté le vrai Retour d’Hollywood, ce qui rend l’absence d’Hollywood du magazine si fugace que vous pourriez cligner des yeux et ne pas voir que c’est arrivé, Bickerton se focalise sur ces articles sur Les Dents de la mer et Pinocchio et se plante de deux façons. Premièrement, alors que la lecture de Daney des Dents de la mer est symptomatique, elle est difficilement incertaine : il décrit franchement la mise en scène de Spielberg comme « proto-fasciste ». Il remplaça plus tard cette expression par « réactionnaire » quand l’article fut réimprimé dans La Rampe, un changement que Bickerton considérerait très révélateur si elle le savait, et non comme du simple bon sens. Plus tard, encore plus sagement, il le qualifierait juste de « populaire ».

Deuxièmement, et c’est beaucoup plus important, la lecture de Narboni des Aventures de Pinocchio n’a pas dû être « essentiellement symptomatique » car le film en question n’a même pas été fait à Hollywood. Sorti dans les salles françaises en 1975, Les Aventures de Pinocchio sont une version abrégée de la mini série Italienne à succès de 1972 du réalisateur de gauche Luigi Comencini, qui redécouvrit le vrai sens de la fable satirique extraite de la culture paysanne par Carlo Collodi, anti-monarchiste aux penchants anarchistes, pour être ensuite cooptée par la bourgeoisie (par exemple dans la version de Disney en 1940). La conclusion de Narboni n’est donc pas non plus timide. La tâche de Pinocchio dans la version du conte de Comencini, dit-il, c’est de « continuer à se battre et à refuser de vendre sa force de travail. Et non pas [...] tenter de la vendre au meilleur prix. La lutte de Pinocchio n’est pas de nature syndicale. »

Démolir les célèbres Cahiers du Cinéma était le but de l’article original de Bickerton, et puisque cette présumée encoche sur son pistolet lui valut la signature d’un contrat d’édition, elle n’a pas pris le risque de diluer l’effet de choc dans des recherches supplémentaires. D’où la liste terriblement courte des gens interviewés pour le livre, où elle se contente fréquemment de coller un passage de l’article et l’embellit. Un bon exemple serait la dernière pique dirigée vers Jean-Pierre Oudart, plus que vers tout autre. Dans l’article original de Bickerton, après avoir noté que le magazine s’était abaissé à couvrir Apocalypse Now en 1979, elle écrivit : « Après Coppola, Oudart accueillit The Shining de Kubrick en 1980 comme une œuvre de grande culture, mais pas une culture morte. » [7] Le reste de ses écrits pour les Cahiers allait accomplir ce programme sans même revenir sur le thème du cinéma hollywoodien. Dans le livre Bickerton réécrit cette phrase de cette façon : « Après avoir béatifié Coppola dans les années 80, Oudart a fait entrer Shining de Kubrick dans le canon, l’appelant… » etc.

Ici l’historienne, saisissant avec hâte l’occasion de déployer une autre pique anti-papiste, lit mal sa propre phrase précédente, tout en soulevant de nouveau la question de savoir quelle part des éléments à propos desquels elle écrit a-t-elle vraiment lue : quiconque en connaît un minimum sur Jean-Pierre Oudart, le plus féroce bolchévique ayant écrit pour le magazine pendant la « Période Rouge » et ses suites, saurait qu’il n’a jamais écrit une ligne sur Francis Coppola et que si jamais il l’a fait, cela n’aurait pas été pour le « béatifier ». Les deux versions de cette phrase sont une sorte de Minuscule Hadron Collider [8] où nous pouvons observer comment de fausses articulations sont créées quand la rhétorique entre en collision à grande vitesse avec le sens. Soudain le Oudart adorateur de Coppola fait entrer The Shining dans le canon... mais ne l’a-t-il pas déjà fait pour Kubrick, dans sa longue polémique à propos d’Orange mécanique, où il déclarait que Kubrick et Robert Kramer étaient meilleurs réalisateurs que Godard ? [9]

Bickerton termine avec une liste de suggestions constructives sur la manière dont on pourrait encore sauver les Cahiers – par exemple en publiant Frederick Jameson, en ne consacrant les réalisateurs comme auteurs qu’après avoir passé toute une vie à gagner ce titre comme le fit Samuel Fuller (bien que Sam n’ait pas vraiment eu à attendre si longtemps – Manny Farber, par exemple, le reconnut instantanément comme auteur dans les années 1950), en envoyant promener ce foutu cinéphile de Deleuze, ou « en s’engageant dans des discussions plus collectives en partageant une expérience de visionnage avec des spectateurs ou le réalisateur. » En fait, cette idée a été essayée. La dernière table ronde dédiée à un seul film dans les Cahiers fut celle sur L’Homme de fer, qui fut à mon avis une table ronde plutôt bonne, mais quand Godard fabriqua le numéro 300 des Cahiers, il reproduisit une photo du Komintern et colla de gros morceaux du verbiage de la table ronde de L’Homme de fer sur les têtes de Lénine et de ses commissaires du peuple comme des bulles dans une bande dessinée. Et cela fut terminé.

Le sens de la blague était, ironiquement, identique à ce qu’Oudart faisait en opposant Orange mécanique aux entreprises pédagogiques de Godard pendant les années 1970 : qu’il est bon, surtout quand on fait un film politique, que le spectateur n’ait pas besoin d’un doctorat en Sémiologie pour le "lire", et qu’enfin le temps était venu de rejeter toute la notion de « lire » un film – que les Cahiers avaient promue pendant leur « période rouge » – en jetant le verbiage scolaire Derrido-Marxo-Lacanien et en retournant à la vision des images. Cette position, annoncée par Godard quand il revint à la réalisation commerciale avec Sauve qui peut (la vie), a conduit à la beauté rare de films comme Passion et Je vous salue Marie, tout en inaugurant une nouvelle période dans la réflexion des Cahiers sur le cinéma. Mais c’est une autre histoire, dont le début n’est pas raconté dans ce livre aux sentiments nobles mais dilettante.

Par Bill Krohn, correspondant à Los Angeles des Cahiers du cinéma

Traduit de l’américain par Fabienne Houdart.

La version anglaise de cet article a été publiée sur kinoslang.fr à l’occasion de la version anglaise du livre

par Bill Krohn
vendredi 1er février 2013

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