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Cannes 2013

Dimanche 19 mai

Où l’on réenfile ses chaussettes mouillées

Arrivés à Cannes avec quelques jours de retard sur l’ouverture, on a manqué quelques films attendus – ceux de Jia Zhang-ke, Ari Folman, Sofia Coppola, Amat Escalante, Asghar Farhadi : pas de grande perte, selon l’avis général. Plus agaçant, le train arrivait en gare lorsque commençait la projection du dernier film d’Alain Guiraudie, L’Inconnu du Lac, autour de quoi la rumeur enflait considérablement.

6.4

Le temps de récupérer son accréditation, on s’est donc calmement dirigé vers Tel père, tel fils, dont, sans mésestimer le talent et la délicatesse de Kore-Eda, on n’espérait pas grand-chose. À force de voir le Japonais oeuvrer modestement dans le domaine du mélodrame familial, à force de chercher à goûter son économie avec toute la concentration requise, à force de rire de bon cœur devant la mignonne répartie des enfants qui y jouent, vous finissez par vous demander si, malgré tout, Kore-Eda saura approcher la force des maîtres dont il perpétue la tradition.

Ce pourrait être un remake japonais de La vie est un long fleuve tranquille. Un couple bourgeois, logé dans l’une des luxueuses tours résidentielles du centre de Tokyo, apprend que leur fils de six ans n’est pas leur enfant biologique mais celui d’un autre avec lequel la sage-femme l’a échangé à sa naissance. Dans l’attente de décider si un échange réparateur aura lieu, hypothèse aberrante considérée avec le plus grand sérieux, les deux familles passent du temps ensemble. Bien sûr, elles sont en tous points opposées : l’une est riche et froide et l’autre populaire et chaleureuse, l’une est machiavélique et l’autre sincère, etc. Peu à peu, le père Nonomiya apprend l’humilité au contact de la famille de petits commerçants qui a hérité de son fils biologique, cesse de vouloir l’élever comme un cheval de course ; le salaud ordinaire entre en rémission.

Tout converge vers la séquence où le père tente de reconquérir l’amour perdu du fils, double travelling qui voit leurs rapports se reformuler en deux positions égalitaires – séparés, mais côte à côte, cherchant à accorder leurs vitesses – qui rappellent les longues marches harmonieuses dont Naruse avait le secret. Beau moment, qui ne rachète qu’en partie une longue addition de petits mouvements flottants peu inspirés.

7.4

Samedi matin à 8h30, le Grand théâtre Lumière était plein pour la présentation du dernier film d’Arnaud Desplechin, Jimmy P (Psychothérapie d’un Indien des plaines ), et la salle du soixantième a comme toujours servi de roue de secours. Cette salle a la particularité d’être une tente ; sous des trombes d’eau, la pluie s’invite dans la bande-son et apporte un degré d’intimité supplémentaire à la longue psychanalyse que le film raconte.

De la part de son auteur, Jimmy P est un film étonnamment simple et suit le traitement, du diagnostic tâtonnant à la guérison incertaine, d’un ancien soldat américain d’origine indienne, telle que l’a racontée son psychanalyste George Devereux. Le premier est Benicio del Toro, qui évoque beaucoup le Joaquim Phoenix de The Master, sans le jeu en force et la douleur contagieuse qui en faisait l’intérêt ; le second est Mathieu Amalric, comme toujours excellent.

Pour que la cure commence, il faudra que le premier apprenne que les maux dont il souffre sont plus anciens que la guerre où il croit les avoir contractés, et que le second, invité en tant qu’anthropologue pour étudier le cas supposé d’un Indien fou, concède à son objet la place du sujet - par quoi il deviendra psychanalyste. Aussi la psychanalyse sert-elle l’émancipation de ses personnages et, offrant le cadre d’une rigoureuse étude de caractères, la libération de la fiction.

Le film a un peu déçu ici par sa simplicité – d’autres disent sa platitude – tant le moteur psychanalytique ne sert pas une fascination pour les zones d’ombre, mais un travail pour faire toute la lumière. Les fermetures à l’iris qu’affectionne tant Desplechin sont donc rares et le film peut parfois donner l’impression, à mon avis trompeuse, qu’il s’égare. Desplechin s’approche encore un peu plus de l’Amérique. Dès le générique, on entre sur le territoire américain par des personnages étrangers – un Indien, un Roumain naturalisé français. La conversation qui s’instaure entre Jimmy et George devient alors la conquête en miniature d’une nouvelle Arcadie, d’une Amérique où n’entrent que ceux qui ont recouvré la mémoire, le désir et l’amitié.

5.9

Grand Central de Rebecca Zlotowski a un peu souffert d’être vu à la suite de Jimmy P. Non qu’il soit raté – au contraire : il est nerveux, compact, efficace, inventif, et entoure ses sujets d’un amour sincère. À partir de l’image de la centrale du Tricastin, que nul ne peut manquer s’il lui arrive de descendre en TGV vers Avignon, son scénario manifeste une curiosité infectieuse pour le sujet nucléaire, et la première demi-heure, qui en présente la machine technologique et sociale, est particulièrement réussie.

Mais l’idée d’utiliser ce contexte pour rendre sensible la toxicité des histoires d’amour ne prend pas. D’un côté, elle laisse en friche la fiction sociale, technologique, politique du monde nucléaire ; de l’autre, l’histoire d’amour entre Tahar Rahim et Léa Seydoux reste en germe. Pour qu’elle fonctionne, il aurait fallu que les personnages soient dotés d’une histoire et d’un désir qui excède leur proche environnement. Certes, c’est toute l’idée de construire des personnages acculés à la fois dans le centre de la fournaise et aux marges de la société. Mais même là, un personnage n’est intéressant que si l’on y décèle à leurs vies quelques causes et quelques aspirations, quitte à ce qu’elles fusionnent ensuite brutalement dans la passion.

Autrement dit, le scénario semble à la fois très écrit et farouchement anti-psychologique, comme si sur le plus intime, l’art commandait de ne rien dire et de passer le relais aux images et à la fascination pour les corps. Mais c’est justement en ne creusant pas le sujet amoureux que toutes les images, aussi belles soient-elles, prennent une teinte indéfinie et psychologisante.

9.3

L’Inconnu du Lac, heureusement, a été reprogrammé le lendemain de sa présentation. Il se déroule intégralement autour d’un lac du Sud de la France, dans l’eau où nagent des éphèbes, sur les rives où ils sèchent nus et se rencontrent, dans les bois où ils baisent. Le climat est invariablement estival, mais les rythmes et les humeurs ne cessent de varier. Alain Guiraudie sait rendre peu à peu ses espaces et ses personnages familiers et donner l’impression que le cinéma peut surgir de la vie avec fluidité, s’il sait y travailler le plaisir plutôt que la poisse.

La béatitude est aisément partageable mais difficile à atteindre. Elle commande de ne pas transiger avec le plaisir et de l’exposer frontalement. Les scènes de sexe sont nombreuses mais jamais répétitives ; partout les plans se répètent mais les relations varient. On se surprend à penser souvent à Hong Sang-soo ou à Apichatpong Weerasethakul et, pourtant, dans l’ère du cinéma asiatique et des films de jungle, Guiraudie ne les imite jamais et ne parait influencé que par ce vieux pays qu’il repeuple.

Ici, ce n’est pas le merveilleux qui prolonge ce que le réel ne parvient pas à accueillir mais l’inverse : on dit que des silures surdimensionnés habitent le lac et menacent les nageurs mais celui qui y fera apparaître le danger se laisse concevoir en toute clarté. Lorsque, peu à peu, le récit vire au film de genre, celui-ci ne ressemble plus du tout à une mauvaise recette plaquée faute d’idées mais au prolongement naturel des sentiments les plus insolubles et les plus nécessaires.

De même que si l’on peut évoquer à son endroit Fenêtre sur cour, c’est uniquement car il travaille, ailleurs mais au même endroit, la parenté du spectateur et du voyeur ; comment il parvient à la reformuler en dehors de toute culpabilité, dans un rapport qui ne craint ni d’être lourd ni d’être drôle, comme cet intrus qui devant chaque couple retranché dans l’intimité d’un fourré, qu’il discute ou fasse l’amour, se rince l’oeil et part gentiment si on le lui demande.

par Antoine Thirion
dimanche 19 mai 2013

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