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Cannes 2013

Benoit Forgeard

Semaine de la critique

Franc-tireur tranquille, faux tire-au-flanc, le cinéaste (et comédien) Benoit Forgeard est une des figures marginales les plus intéressantes du cinéma français contemporain. À Cannes, il tient l’affiche d’Agit Pop, court-métrage de Nicolas Pariser présenté à la Semaine de la critique, dans lequel il interprète le rédacteur en chef blasé d’un magazine culturel en faillite. Portrait entretien.

Le bon artiste dandy montre son cœur sous forme codée

Début avril, à Brive, il était président du jury. Deux mois plus tôt, à Clermont-Ferrand, il faisait partie du jury de la section Labo. Deux occurrences où le public a eu l’occasion de voir Benoit Forgeard en stand up, lors des diverses cérémonies. À Brive surtout, il a porté haut sa fonction de président, dont il s’est joué à merveille tout en l’honorant tout à fait. Il se joue d’ailleurs de toutes les fonctions, celle de réalisateur comme celle d’acteur. Pas qu’il prenne les choses à la légère, au contraire. Il les prend au sérieux, sans esprit de sérieux, et surtout efface consciencieusement les traces d’effort et de travail. Ces apparitions jamais laborieuses, il les prépare pendant des heures. Lorsqu’il s’apprête à jouer une scène d’Agit Pop, il est dans son coin, se concentre sans rien dire. Ça tourne, action : il met en pratique une idée de jeu qu’il vient de mûrir, toujours bonne et l’air de rien. Benoit Forgeard, on l’a beaucoup dit mais ce n’est pas faux, est un dandy, épigone de deux tendances convergentes : la sprezzatura du gentilhomme renaissant et l’esprit français de l’élégant homme d’art. Du gentilhomme renaissant, il adopte la distance vis à vis de ses propres émotions, une distance qui est moins pudeur que politesse (ou courtoisie). Il affiche en permanence un sourire bienveillant, son regard semble n’évaluer personne et considérer que n’importe qui a le droit au même traitement affable. Sprezzatura qui est aussi une nonchalance incarnée, une mise à distance du monde. De l’esprit français (disons que ça existe), il a bien sûr le sens de l’humour, autre façon d’être poli. Et une aversion pour l’ennui, ce qui explique en partie son intérêt pour les formes courtes. On trouve aussi chez Benoit Forgeard un amour de la langue, une expression parfaite (écrite et orale) et un style, une âme faite tournure de phrase et syntaxe. Car l’élégant post parnassien est attaché à la forme : sans être pur formaliste, il voit en celle-ci le point d’achoppement du monde, la surface où l’art accroche le monde (il s’exprime sur ces questions ci-dessous). Quand il est amené à citer des figures tutélaires, les noms de Guitry et Cocteau reviennent souvent. Comme eux, Benoit Forgeard se met en scène, à l’écran et à la ville. Coiffure (et teint) saut du lit, moustache entre Proust et Brassens, pull jacquard sans manche, son allure est toujours la même, celle d’un élégant débarqué de nulle part mais jamais pris au dépourvu.
Bien entendu, le cinéma de Benoit Forgeard porte la marque de son allure. Réussir sa vie, sorti l’an dernier, est la réunion de trois de ses courts métrages. Chacun est le développement d’un pitch improbable, mêlant un travail plastique de vidéaste (il a fait le Fresnoy) à une mise en scène de son humour. Lequel humour semble se rapprocher d’un esprit comique télévisuel, dans un sens pas du tout péjoratif. L’humour télévisuel s’entend ici dans ce qu’il a de meilleur, des sketches des Nuls à Tim & Eric, lorsqu’il produit des formes nouvelles, un rythme qui se joue autant au cadre qu’au montage, une prosodie particulière. Bref, lorsque la télévision produit une mise en scène. C’est pourquoi on ne s’est pas étonné pas de retrouver Benoit Forgeard à l’origine d’une émission de réveillon sur Paris Première cette année, L’Année bisexuelle, qu’il a coanimée avec Bertrand Burgalat. Là-dessus, parole à l’intéressé (les petits points sont de lui).

L’Année bisexuelle est vraiment une émission de télévision, mais vraiment du Benoit Forgeard. J’en déduis que tu n’as pas de réticence particulière vis-à-vis de ce média. Est-ce vrai ?

En effet, c’est par la télévision que j’ai découvert le monde. Pêle-mêle. Entre 8 et 16 ans, grâce à des parents merveilleux de tolérance, je pouvais regarder la télé jusque tard le soir, et même la nuit. Je regardais tout, sans hiérarchie. Du cinéma à l’émission scientifique, aux publicités, aux infos, au sport, aux variétés... Je n’ai donc pas de réticence, bien au contraire : mes premiers émerveillements, je les dois à ce média. Aujourd’hui, où la télé est sur le déclin, je ne me pose pas de questions. Si j’ai l’occasion de réaliser quelque chose de bon et beau, peu m’importe le média. Pour le moment, les rares fois où j’ai eu à travailler pour la télévision, j’ai joui d’une liberté qui n’a rien à envier à celle dont je dispose au cinéma. Il est vrai, cependant, que j’officie dans la marge.

J’ai entendu d’aucuns dire que certains de tes films rappelaient par moments l’humour des Nuls – je pense à la parodie d’émission culturelle, par exemple.

C’est sans doute les programmes des Nuls les moins connus qui m’ont le plus marqué car, habitant en province, je n’ai eu Canal + en clair qu’à partir de 1989. L’ABCD Nuls. Puis Histoire(s) de la télévision. Mes grandes influences télévisuelles, c’est surtout des programmes dont j’ignore le nom, aperçus dans des nuits du mois d’août, puis, plus tard, À la rencontre des divers aspects du monde contemporain ayant pour point commun leur illustration sur support audiovisuel de Baer et Wizman, des merveilles, que je garde précieusement en VHS, quand bien même je n’ai plus de magnétoscope pour les lire. Aujourd’hui, je regarde encore souvent la télé. Tout est prétexte à inspiration. Il n’y a rien de cynique dans cette approche. Simplement, de manière objective, le flux audiovisuel, dans son désordre, est un grand pourvoyeur de formes.

J’en ai entendu d’autres (et parfois les mêmes) dire qu’on pouvait t’identifier comme faisant partie d’un milieu culturel branché. Pour ma part, je dirais plutôt que tu t’inscris dans une tradition française de dandysme. Tu cites Guitry, Bunuel et Cocteau comme influences majeures de ton cinéma. Et j’ai l’impression que la pudeur et le tact, pour un dandy, font que les sentiments doivent s’effacer derrière l’esprit (et ses traits). Est-ce que le dandysme t’inspire une quelconque réflexion ?

Je ne me considère pas spécialement branché. Pour preuve, je n’ai pas de Mac mais des PC depuis toujours. Cela dit, c’est peut-être le comble du dandysme. Je me sens proche des gens qui mettent leurs sentiments personnels de côté. Cela dit, je n’en fais pas une règle. Le danger du dandysme, bien sûr, c’est le formalisme, l’imagerie, la pose. Il faut pouvoir rester sensible et se montrer généreux. Le bon artiste dandy montre son cœur sous forme codée. Obtenir ce code ne doit être question ni de richesse ni de culture, mais d’ouverture d’esprit.

Tu sembles préférer le court métrage au long.

J’ai beaucoup plus de mal avec cent pages qu’avec vingt. Sans doute parce que quand je filme, pour l’instant, ça ne m’intéresse pas d’aller au bout, d’élucider mais que ce soit amusant. Peut-être que garder quelque chose d’homogène pendant 1h30 ne va pas de soi pour moi. Au bout de vingt ou trente minutes, souvent les choses m’ennuient. Même en temps que spectateur. Il faut que je trouve l’envie de voir quelque chose pendant 1h30 pour envisager de tourner un long métrage.

Tu tournes en numérique ; j’imagine qu’il y a une part de raison économique. Mais l’impression est que même si tu en avais les moyens, tu resterais fidèle au numérique, qui te permet des partis pris esthétiques. Est-ce vrai ?

C’est d’abord une question d’époque et de culture. Encore une fois, mon approche du cinéma, je l’ai eu par la télévision. Je n’ai jamais eu de fascination pour l’image cinéma, pour le grain argentique et le format cinémascope. Bizarrement, c’est aujourd’hui que ça me vient. Je tourne en HD, mais ensuite j’altère l’image et je lui donne du grain, pour la rendre plus sensuelle. Mais je dois me méfier de ça. Nous sommes à un tournant. La course à la définition propulsée par l’industrie, laisse tout le monde perplexe et frustré car la fascination qu’on éprouve pour un film n’est pas question de netteté. Bien au contraire. Quel acheteur d’un écran HD n’en a pas fait l’expérience ?
Pour autant, les jeunes d’aujourd’hui, les néo-vivants, grandissent avec ce genre d’images. Le cinéma classique, tourné en film, leur paraîtra bientôt aussi antique que la cadence 16 images/secondes des premiers films de Chaplin.
Je travaille en ce moment à imaginer, avec mes amis techniciens, une image qui ne soit pas passéiste, mais moderne, numérique, et pourtant belle et envoûtante. Sans trop de grain, nette et mystérieuse pourtant. Je ne sais pas si nous allons y parvenir, mais c’est un défi.

Par ailleurs, j’ai l’impression que ce qui fait la force de tes images, c’est qu’elles sont à la fois très référencées, voire schématiques et parodiques (le regard caméra de l’épicier anglais dans Fuck UK, le campus d’Antivirus, les gros plans en général), et à la fois authentiques et, disons, généreuses (la nuit américaine de Belle île, qui surgit dans le plan de jour, les petites herbes dans la baignoire de La Course nue).

Si l’on part avec l’idée que toutes les images ont déjà été faites, on risque rapidement de manquer d’envie. Donc, j’espère, naïvement peut-être, qu’on peut encore faire des choses. Pour autant, je ne me pose pas tellement la question en ces termes. Je vois pas mal de films – des très anciens notamment, j’adore les primitifs, en peinture comme au cinéma – mais je n’ai pas non plus une grande culture cinématographique. C’est sans doute une chance. Je réinvente la roue sans le savoir.

Dirais-tu qu’il y a un esprit Ecce films [la maison de production qui produit BF mais aussi Justine Triet, Sophie Letourneur, Antonin Peretjatko] ?

Sans être un groupe ou un mouvement, on a une parenté dans la façon de faire nos films. Leurs coûts sont modiques. Emmanuel Chaumet [fondateur et partron d’Ecce films] imprime aussi une certaine marque. Il est producteur à plein temps, très volontariste, il s’agit de faire le film quoiqu’il arrive.

On dirait que tout le monde parle la même langue dans tes films, à savoir un mélange de cérémonie et d’autoparodie.

A la base, diriger les acteurs, de mon point de vue, c’est leur faire dire la musique que j’ai en tête. J’essaye tout de même de m’ouvrir, d’écouter ce qu’on me propose. Avec l’expérience, je suis moins à cheval sur la musique. J’accepte qu’un acteur m’apporte son interprétation. Bref, j’accepte de faire du cinéma, qui est un art qui se fait en collaboration. Je m’affaiblis peut-être car, au fond, je crois que le texte, pour être bien dit, doit être joué dans la musique de son auteur. C’est prétentieux mais faire du cinéma c’est être prétentieux, n’est-ce pas ? J’aime l’idée qu’un comédien soit comme le musicien d’un orchestre symphonique. Il apporte sa personnalité, sa façon de jouer, mais il ne lui viendrait pas en tête d’improviser ou de jouer une autre mélodie. C’est déjà suffisamment difficile de jouer correctement une partition.

Tu joues dans beaucoup de films, ces derniers temps.

Jouer la comédie, ce n’est pas tout à fait mon métier mais, à vrai dire, réaliser des films non plus. Tout ça m’est venu par le plaisir de faire des films, de m’amuser à en faire. Parvenir à réaliser des choses qui soient drôles, intelligentes et jolies est tout ce qui m’importe. Je ne suis pas un dandy sérieux. Je ne porte pas de boutons de manchette. Je ferai sourire Lord Byron. 

par Louis Séguin
lundi 20 mai 2013

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