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#8

 de Guillermo del Toro

Pacific Rim

Déposons tout de suite les adjectifs qui viennent naturellement à la bouche lorsqu’on s’apprête à parler de Pacific Rim. Dantesque. Epique, sidérant, colossal, spectaculaire, immense, gigantesque. Titanesque, titanique, fou, démesuré. Inouï, monumental, faramineux, monstrueux, incroyable, grand, et à présent, voyons ce qu’il est possible d’écrire « la tête froide », comme on dit, et à mains nues.

On évoquait, au moment de Star Trek into Darkness et de Man of Steel, l’étrange absence du deuil suivant les séquences de destruction urbaine. Pacific Rim, rempli à son tour de chaos et de poussière, fait en revanche du deuil son sujet central. Peut-être parce que le film est plus personnel, que Del Toro l’a gardé à portée de main, en dépit de l’armée d’animateurs, de producteurs et d’assistants intercalée entre le scénario et le résultat. Voilà le pitch : un jeune Américain ayant perdu son frère et une jeune Japonaise ayant perdu sa famille doivent faire équipe. Ils se rencontrent, s’affrontent, s’amadouent, fusionnent au combat, jusqu’à la Renaissance finale de l’un dans les bras de l’autre. La romance se déploie de l’Alaska à Guam, en passant par Hong Kong, et se déroule sur fond de combats à mort entre robots et monstres de la taille d’immeubles. On appelle les premiers des Jaeger, les seconds des Kaijus. Par-dessus la micro-histoire d’amour se déploie un macro-scénario de haine. Apparition des monstres sur Terre, contre-attaque, victoire, starification des pilotes de robots – deux dans chaque, comme pour les bunraku, ces marionnettes japonaises animées à plusieurs : toute une mythologie est énoncée et laissée là, sur le seuil, avant même l’apparition du titre, comme on se déchausse avant d’entrer. Ne restent que les deux deuils, et deux séquences de combat, l’une à Hong Kong, l’autre dans les profondeurs au large de Guam.

Plus Kaiju que Jaeger, Pacific Rim est un film-monstre, un Leviathan. De la même manière que le long-métrage du même nom (sortie prévue le 28 août) crée à la caméra numérique une chimère à la fois constituée des chaînes d’un chalutier, de ses filets, et du poisseux résultat de sa pêche, Pacific Rim est à la fois technologiquement et organiquement hors-normes : parce que les robots font la taille des bêtes, mais aussi parce que les micro-processeurs de la maison d’effets spéciaux ILM se sont montrés à la hauteur des fantasmes de Guillermo Del Toro. Le David Cronenberg qui apparaît dans les remerciements est celui des débuts, celui de Chromosome 3. Pacific Rim est un film intestinal : comme dans Leviathan la caméra n’a de cesse d’aller flairer tout ce qui colle et clapote – en pleine scène d’action, un plan va même jusqu’à s’attarder, comme désintéressé de ce qui se passe derrière, sur le cordon ombilical se déroulant d’un monstre nouveau-né au milieu d’un boulevard ; quelques minutes plus tôt, on était en voyage à l’intérieur d’une carcasse vaste comme une caverne (magnificence de la 3D). Del Toro poursuit sa fascination littéralement glauque pour les images fœtales, ombilicales, utérines, métamorphose l’étrange racine de mandragore du Labyrinthe de Pan – et lui donne des crocs.

Cela fait plusieurs fois cet été qu’un réalisateur se débrouille pour donner l’illusion qu’on est chez lui. Abrams s’est approprié Star Trek, Snyder Superman ; Shyamalan s’est approprié Will Smith, et Del Toro la mythologie japonaise des kaiju eigas. Tout sauf des faiseurs, en somme : des cinéastes qui, en plus de délivrer les biens attendus par le public et les studios, trouvent le moyen de leur donner de la saveur en les trempant dans le bouillon de leurs obsessions. Verbinski sortira bientôt Lone Ranger : avec le succès de Pirates des Caraïbes 3 et de Rango, parions que son producteur Jerry Bruckheimer lui laissera carte blanche, ou au moins gris clair. Récemment, Neil Blomkamp (réalisateur de District 9 dont Elysium, estimé à 120 millions de dollars, sort le 14 août) affirmait admirer le style de Michael Bay, auteur d’une trilogie Transformers que l’on trouve citée un peu partout chaque été, depuis le dernier épisode en 2011. Tout est dans cette manière, inventée par Bay (dont No pain no gain sort le 28 août mais, avec son budget de 26 millions, n’apparaîtra pas dans cette série), d’alterner tics hollywoodiens – ces plans fixes et larges de Pacific Rim, saturés d’images de synthèse, où l’image seule fait la bête et la caméra se contente de regarder – et plans où s’exprime une subjectivité, quelque chose comme un « auteur ». Pacific Rim se glisse, à ces moments-là, entre Cloverfield et les films de Roland Emmerich (dont White House Down, estimé à 150 millions, sort le 4 septembre) : entre la catastrophe filmée par un seul homme caméra au poing, et la légendaire fadeur du réalisateur allemand. Le plan du Jaeger qui enjambe l’autoroute à Hong Kong ressemble d’abord à du Emmerich, mais la caméra se révèle être à hauteur d’homme lorsque le titan l’enjambe - Cloverfield. A la télé, les images amateur de Sydney – Cloverfield – embrassent la catastrophe depuis le sommet des immeubles – là où Emmerich lui-même aurait placé son œil impartial.

La réduction du matériau spectaculaire à l’univers mental d’un individu est d’ailleurs intégrée au scénario. Del Toro ne manque pas de se référer au Japon en tant que patrie du jeu vidéo, c’est-à-dire de la prise en main par un seul joueur d’images, de sons, et de batailles. « Would you like to try again ? » demande une voix automatique après l’essai raté de Mako, l’héroïne en deuil, aux commandes d’un robot. Juste avant l’effondrement d’un géant de fer sur une plage enneigée d’Alaska, un gosse sort de terre un vieux jouet, un petit robot. Les acteurs sont logés à la même enseigne : le scientifique Gottlieb, avec sa canne et son tableau d’équations, le magouilleur Ron Perlman, immortel, sont tout droit sortis d’un cartoon. Sa liberté, Pacific Rim en profite aussi pour s’infiltrer dans les rêves et les souvenirs où bâtir des scènes irréalistes : il peut ainsi se mettre à neiger des cendres à l’intérieur d’un vaisseau, juste parce qu’un personnage se rappelle la destruction de sa ville, quelques années plus tôt.

Derrière ses airs de blockbuster de rêve, Pacific Rim est un film de cauchemars. Villes japonaises sous la cendre, bombes nucléaires, immeubles en miettes. Pourtant Del Toro substitue à ces cauchemars contemporains une angoisse plus forte que celle de la dévoration : celle de la perte de contrôle. L’humanité s’habitue à ce que le Pacifique recrache des titans urbivores, le film ne commence vraiment qu’après la principale lutte contre les Kaijus, après les victoires devenues routinières. Non pas au début des combats, mais une fois que tout fout le camp. Del Toro n’a pas son pareil pour représenter la faiblesse et l’échec de personnages désemparés. Robots déchus, murailles effondrées, matériel électronique subitement éteint : si les combats n’étaient pas si réussis, ces scènes de détresse seraient sûrement les plus belles. Rim s’attache aussi à la figure paternelle incarnée par Idris Elba, qui doit laisser sa fille adoptive aller se battre, d’abord sur le tatami, puis sur le champ de bataille. Le blason de la résistance contre les monstres est une sorte d’aigle fascistoïde : rien n’interdit de voir dans les monstres l’intrusion de l’anarchie au milieu du désir d’ordre ; la lutte de la raison mécanique contre la pure colère.

Les monstres de Del Toro ne sont pas des animaux : animés d’une conscience que l’on explore au fil du film, ils sont conçus pour détruire, ne sont que l’incarnation d’une pulsion de violence. Quand un Kaiju étend ses ailes devant la skyline de Hong Kong, c’est le Diable de Fantasia qui apparaît, d’ailleurs la musique de Ramin Djawadi citerait Une nuit sur le mont Chauve de Moussorgski qu’on ne serait pas étonné. Les monstres portent à même leur aspect la souffrance qu’ils ramènent à la surface du monde. L’horreur émane de leurs gestes, en une sorte de perversité visuelle à son apogée lorsqu’un monstre-salamandre escalade les docks de Hong Kong, pantelant et démantibulé, rugissant et encore affamé, après un long round de torture qui semble l’avoir plutôt réjoui et régénéré. La lourdeur des monstres n’a rien de pompeux : elle est tellement outrée qu’elle confine au comique. Plaisir de la grandiloquence : la musique elle-même semble s’amuser de sa propre lourdeur. La rencontre du macro et du micro, qui sous-tend le film tout entier, se joue aussi là, dans un spectacle qui ne cherche pas à se donner le mérite supplémentaire de sa crédibilité. Plus petit et ludique à mesure qu’il s’agrandit. On n’est jamais aussi proche du gag que dans un plan totalement gratuit où un pétrolier vient par exemple se fracasser contre un immeuble.

Pour Del Toro l’image fait le blockbuster, pas l’histoire. Mais pas n’importe quelle image. « Every single piece of color or light is directed ». La moindre touche de couleur ou de lumière a été composée. A l’inverse de Pixar, qui tente d’automatiser au maximum son univers virtuel, Del Toro veut tout composer – on comprend mieux la place donnée à la perte de contrôle. Considérer qu’un blockbuster a besoin d’une trame narrative fondée sur le hasard et les choix des personnages correspond à une conception dépassée ; considérer qu’un film, parce qu’il est hollywoodien et pas expérimental, doit être l’illustration d’une narration, est terriblement réducteur. Pas plus que certains tableaux n’ont de scénario, il est possible d’imaginer que le cinéma à plus de 100 millions en soit arrivé là, à sa manière, phagocyté par la forme et n’employant le scénario qu’à titre de soupape aux images : la rencontre de deux deuils, pour ne pas faire des scènes de destruction urbaine quelque chose de trop léger. Comme Leviathan, Pacific Rim est de ces films que l’on peut aimer comme on aime les tableaux, comme on aime une seconde, une photo, dont on goûte la saveur avec tout ce qu’on y projette de nostalgie, de plaisir et d’angoisses. L’histoire, au sens classique du terme, vient avant, dans le prologue, et s’achève avant même le premier combat au large de l’Alaska. Ensuite, l’histoire, c’est l’image : ses variations, ses distorsions, ses invasions. Sur les monstres et les robots de 3000 tonnes, les micro-événements pèsent suffisamment lourd pour que Del Toro y consacre toute sa mise en scène. Les combats ont beau remplir les mégapoles, ils se déroulent au centre d’un tatami cerné par des détails d’une précision extrême, et les robots sont capables d’arrêter leur poing à l’endroit où il faut, au millimètre où il faut.

Si les humains sont traités comme des jouets ou des toons, c’est qu’ils ne sont pas les vrais personnages de Pacific Rim. Les antennes du Kaiju, sa queue, sa bave, les mouvements de son ventre de sumo, les chalutiers dans son sillage, les pétroliers et les vagues ; mais encore les éclats de lumière autour du Jaeger, les néons, les rouages et les hologrammes, sont dirigés par le réalisateur au même titre que les acteurs. Ce sont eux qui comptent, ce sont eux les héros. La preuve ? Les robots doivent être pilotés à deux. Un acteur pour incarner chaque bras. Cinquante animateurs pour incarner chaque monstre. Et tout Pacific Rim, pour un seul instant médusant.

par Camille Brunel
lundi 22 juillet 2013