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La Vie d’Adèle se lance plusieurs défis. Le premier est de représenter en trois heures une éducation sentimentale académique, celle qui s’écrit entre les revirements du coeur, le passage du bonheur et celui de la jouissance, jusqu’à l’inévitable et nécessaire déception. Ce film-là, réussi, ne nous intéresse pas autant que le second, qui s’occupe d’insérer dans cet apprentissage amoureux le portrait d’une adolescente d’aujourd’hui, ses changements de 16 à 25 ans, au plus près du visage de l’actrice éponyme Adèle Exarchopoulos. Ce second défi ne va cependant pas sans un troisième, l’étude de caractères et d’archétypes sociaux qui parachève le grand tableau de ce qu’il convient encore une fois d’appeler, faute de le rédéfinir, le naturalisme à la française. Une étiquette que Kechiche a toujours plus ou moins esquivée en portant son exercice favori, la longue séquence sans musique, jusqu’à l’épuisement : on l’apercevait pour la première fois lors de la scène disproportionnée du contrôle de police dans L’Esquive, et pour la dernière dans l’éprouvant Vénus noire. Bonne nouvelle : l’écueil est déjoué dans La Vie d’Adèle. Ses périodes évitent la complaisance : suffisamment longues pour que l’on éprouve conversation et sexe dans toute leur durée, suffisamment courtes car rapides, et nerveusement montées.

Les trois heures passent sans outrance, sans vrai malaise. Elles le doivent principalement à leur héroïne Adèle, jeune fille peut-être pas banale, mais normale, peut-être pas sans imagination, mais avec l’imagination de tout le monde. Disons celle qui lui permet de ne pas ressembler aux bécasses malfaisantes qui lui servent d’amies, laides, déformées par leurs vices (voyeurisme, homophobie) - comme les paysans des Visiteurs. Adèle est cette fille un tout petit peu différente de ses affreux semblables, et cela lui suffit pour être portée au pinacle par quelqu’un d’extérieur, qui en fera une créature supérieure à ce qu’elle est vraiment, une sorte de muse gainsbourgeoise là où il n’y a, en fait de matériau d’origine, qu’une caricature de Jane Birkin. Adèle n’agit pas. Elle se laisse guider, se laisse conduire, se laisse devenir infidèle, se laisse quitter. Elle ne choisit ni de céder, ni de se refuser. La vie, c’est ce qui arrive quand on pense à autre chose, dit-on. Ainsi passe la vie d’Adèle, symbole du milieu, de l’idéal classique, ni trop subversif ni trop soumis, dont tombe amoureuse Emma, artiste simple elle aussi, ni trop sombre, ni trop extravertie. En cela, Adèle est le reflet d’Abdel. Et ses adorateurs en sont au moins aussi amoureux que s’ils avaient tous eu les cheveux bleus.

Antoine Thirion écrivait déjà à Cannes qu’Adèle était « une pure incarnation de la norme ». C’est-à-dire celle qui répond spontanément Picasso quand on lui parle de peinture (vieux souvenirs de classe de 3e, sans doute), ou se contente peu à peu de ses conditions d’existence et de travail parce qu’elle est comblée par l’amour. Cultivée grâce à l’école, dont elle se satisfait, elle compte y retourner en devenant institutrice. Pas celle qui fait jouer du tambour aux petits de maternelle, mais celle, plus stricte, qui apprend l’orthographe aux CP. Kechiche non plus n’est pas vraiment sorti de l’enceinte scolaire où l’avait placé L’Esquive. Son premier long reprenait d’ailleurs la formule de la Faute à Voltaire, qui laissait imaginer un exemplaire des Misérables froissé sur le capot d’une voiture comme on en voyait un de Marivaux, dans L’Esquive. Le titre de La Vie d’Adèle est d’ailleurs calqué sur celui d’un nouveau roman froissé, La Vie de Marianne de Marivaux toujours, convoqué en début de film. Quant à Emma, qui invite Adèle à quitter son avenir tout tracé de bonne élève, elle porte le nom d’une autre grande rêveuse des programmes de lycée, Emma Bovary. Tout cela sonne un peu faux, comme chez Ozon. Dans Adèle, d’ailleurs, les scènes de classe, non-naturalistes pour le coup, font toujours un peu toc, plus que dans L’Esquive – et que dans Entre les murs, autre Palme d’Or française en milieu scolaire (à croire qu’aux yeux des jurys cannois, le cinéma français ne brille que dans l’hommage à Jules Ferry).

Quant à Adèle, qui se veut modèle pour ses élèves et modèle pour son amante, elle est surtout élève modèle. La Vie d’Adèle représente ce bonheur-là, dans une transgression qui n’en est peut-être plus vraiment une – une fois en ménage, Adèle vire femme au foyer, bonne cuisinière que le cinéaste ne manque pas de montrer en train de consciencieusement faire la vaisselle. Elle n’est plus alors que ce modèle, offert aux jeunes, de quelqu’un qui à défaut d’aller prendre le bonheur a simplement accepté qu’on le lui offre – et le film de beaucoup moins marcher sur les adultes que sur les ados à la cinéphilie encore vierge.

Il n’y a du coup pas besoin de chercher loin pour expliquer un sentiment de déjà-vu, puisqu’Adèle commet la même erreur que Jasmine dans le dernier film de Woody Allen, victime d’une jalousie qu’elle ne contrôle pas. Allen aussi se réclamait du théâtre classique, en répartissant les genres en fonction des classes sociales : tragédie chez les riches, comédie chez les pauvres. Mais plus que chez Allen importe ici la reconstitution d’une histoire d’amour en haute-définition. A l’ère du blu-ray et de Youporn, il faut pouvoir montrer tous les détails d’une vie (« une vie » au sens naturaliste du terme - on reste dans le programme scolaire, avec un Maupassant sur-étudié). Aussi voit-on Adèle dormir, se doucher, jouir cinq fois d’affilée, autant de choses qu’on n’avait pas besoin de voir. On sait qu’elle dort, on sait qu’elle se douche, on sait qu’elle fait l’amour plus de deux plans, mais il s’agit ici d’éprouver l’existence de ces détails. Adèle le glisse bien, à un moment donné : en arabe, « Adèle » veut dire « justice ». Certes, mais en français, il est surtout question de « justesse », au sens où l’art prétend rendre justice au réel, dans une absence proclamée de voiles qui tient à la fois du porno et du gore, dans sa représentation des fluides corporels - on doit bien reconnaître un jeu de fluides (larmes/morve/huîtres) particulièrement abouti chez la révélation Adèle X. Malice du pédagogue : si le film n’a malgré tout écopé que d’une interdiction aux moins de 12 ans, c’est que les scènes de larmes sont beaucoup plus porn que celles de sexe.

On pourrait facilement tourner ce schéma en ridicule s’il ne prenait pas feu grâce à l’énergie d’Emma et Adèle. Le trait n’est pas fin, mais ce n’est que le cadre où faire briller les actrices. À peu de choses près, conversations sur l’art et la société ne sont que des fioritures, la décoration ou l’habit d’apparat d’un cinéaste-Télérama que personne ne réclamait. C’est qu’en disciple de Marivaux, ledit cinéaste ne tourne jamais un film sans lui injecter le collagène des propos sociologisants. Du romancier du XVIIIe, il maîtrise clairement plus le talent de peintre des sentiments que celui de peintre des mœurs, qui, depuis L’Esquive, s’est un peu boursouflé. Cette somme de banalités ajoutées ne forment pas un film banal mais plutôt une synthèse, qu’illustrent parfaitement deux scènes de dîner, chez les bourgeois puis les prolos, suivies à chaque fois d’une scène de lit. Le social est solvable dans le sexe : le raccord est le même, et on baise pareil, après le dîner chez les bourges et celui chez les prolos. La seule différence sociale qui subsiste sans les fringues est l’opposition prof/élève, et encore, puisqu’il ne s’agit plus alors que d’une mascarade, d’un élan de tendresse (« Alors, j’ai fait des progrès maîtresse ? », etc).

La Vie d’Adèle ne séduit pas par ses personnages, ni son style, encore moins par ses dialogues. On se laisse porter, mais par quoi ? La pureté de l’histoire d’amour ? La justesse ? De la justesse, on s’en méfie. Idéologiquement, tout ce qui est juste est par définition voué au consensuel, donc usé, voire pourri. Depuis ses débuts, le cinéaste a souvent marqué son refus choisir et de couper plus nettement ses scènes ; la durée laisse « pourrir » les plans jusqu’à la démesure. Ici, la passion qui unit Adèle et Emma, tout ce qui n’est pas marqué par l’échantillon sociologique, semble tempéré. Qu’il vise ce fameux naturel ou la peinture sociale, le cinéma d’un auteur est voué au consensus en convoquant un arrière-fond déjà riche et confortable pour le cinéphile (Renoir, Pialat & Cie).

Le problème tient ici à l’absence de rencontre entre l’imagination et le quotidien, entre l’esthétisation et le naturalisme. Adèle, objet de l’histoire d’amour, est vide, et en cela, c’est le personnage parfait pour son réalisateur. L’homosexualité fait ici office de métaphore de la transgression, beaucoup plus que dans L’Inconnu du lac où, jouée en dehors de tout système social, elle traçait un chemin vers l’utopie. D’une certaine manière, comme il le fait pour la lutte des classes, beaucoup de choses sont convoquées à titre de couleur locale, manifs CGT, LGBT, ou débats fleuris sur Schiele et Klimt. Kechiche se sert des lèvres d’Adèle comme d’un scaphandrier, enferme le spectateur dans leur contemplation pour s’assurer qu’il le suivra dans sa descente aux Amours : sa bouche s’ouvre comme un œil, tout ce que croise Adèle, elle le dévore. Voilà donc les aventures d’une bouche et de ce qui l’éclabousse, jus d’huître, sauce tomate ; il ne fallait surtout mettre personne derrière sous peine de voler leur vedette aux lèvres.

La Vie d’Adèle, tonnerre cannois, stupeur spielbergienne, reprend une atmosphère et des thèmes qui étaient déjà ceux d’un film lycéen avec Léa Seydoux beaucoup plus discret, La Belle Personne. Honoré ne s’inspirait alors pas de Marivaux mais de Madame de La Fayette – programme de Première L, encore et toujours, également évoqué par l’un des profs d’Adèle. Si vous avez lu ce texte, vous êtes sans doute déjà trop vieux pour le film. Spielberg ne s’est pas trompé : s’il l’a adoré parce qu’il y a trouvé une leçon de gros plan, il a remis la Palme aux deux actrices en leur glissant que c’était l’une des plus belles histoires d’amour qu’il avait jamais vues – et qu’il fallait absolument qu’il la montre… à ses enfants.

par Camille Brunel, Thomas Fioretti
mardi 15 octobre 2013

Titre : La vie d'Adèle – Chapitres 1 et 2
Auteur : Abdellatif Kechiche
Nation : France
Annee : 2013

Avec : Léa Seydoux (Emma) ; Adèle Exarchopoulos (Adèle), Salim Kechiouche (Samir) ; Jérémie Laheurte (Thomas) ; Catherine Salée (Mère Adèle) ; Aurélien Recoing (Père Adèle) ; Mona Walravens (Lise) ; Fanny Maurin (Amélie).

Scénario : A.K, Ghalya Lacroix d’après l’œuvre de Julie Maroh.

Montage : Jean-Marie Lengelle, G.L.

Durée : 2h59min.

Sortie : 9 octobre 2013.

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