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Cinéma du Réel 2014

#4 O Arquipelago

Compétition internationale Courts Métrages. Une porte donne sur un homme, comme ouverte au hasard. Aussitôt, celui-ci se met à parler. O Arquipelago (Brazil, Chile 2014, 28 min) suit Alvaro, exilé au Brésil, séparé de sa femme. À ce premier plan terriblement fixe, écoutant un monologue où sourdent les désillusions, succède le titre, puis une séquence musicale, une chanson autour de Dulcinea, l’amante inaccessible de Don Quichotte. On est déjà à la moitié du film lorsqu’apparaissent Giovane, le fils, et l’ex-femme d’Alvaro. On observe alors, pour un nouveau quart d’heure, ces trois vies s’étirer sous le brouhaha des bus de Rio, avant une sortie au zoo. Gustavo Beck s’inscrit ainsi dans la plus parfaite tradition du Réel : tout est dans la distance avec les personnages et dans le son, alternance de moteurs et d’oiseaux, discret gimmick du Festival, où se donne à entendre, dans son plus simple appareil, le regard des cinéastes qui, face au réel, ne s’abandonnent ni à la mélancolie – qu’ils doivent bien, pourtant, laisser approcher – ni à la froideur – nécessaire, pourtant, à l’acte qui consiste à poser sur un trépied, face aux humains qui souffrent, un œil qui ne cligne pas. Tout est, justement dans la « contamination » - le terme est de Gustavo – de l’un par l’autre.

INDE : Comment t’es-tu retrouvé au Cinéma du Réel ?

GUSTAVO BECK : Je finissais le montage du film en juin dernier, puis je me suis occupé du son jusqu’en novembre. J’étais à Rio. J’ai ensuite regardé le programme des festivals à venir et il y avait Rotterdam, Berlin, le Réel… A Rotterdam et à la Berlinale, ils ont tellement de films que les courts finissent noyés dans la masse. J’aimais l’idée de me trouver dans une sélection plus compacte. Le Réel était parfait pour ça. Je n’étais jamais venu, et j’avais envie de venir à Paris, de faire le festival… Alors j’ai écrit à Maria Bonsanti, elle a réfléchi, et fin janvier elle m’a écrit qu’elle aimait le film.

INDE : Tu sais combien de films ont été proposés ?

GB : Dans les 200, je crois. J’ai de la chance d’être ici. La semaine prochaine, je vais au Bafici, à Buenos Aires, puis je retourne à New York. Ca s’annonce plutôt bien. En même temps, c’est un film de 28 minutes, donc ce n’est pas évident à placer dans des compétitions. A la Berlinale, ils s’arrêtent à 30 minutes. Les longs c’est plus de 60 minutes, les courts, moins de 30.

INDE : Tu y as pensé en faisant le montage ?

GB : Un peu. Le premier montage faisait 32 minutes. Il y avait un personnage supplémentaire, un autre enfant. Pour moi, c’était très difficile d’enlever un membre de la famille, comme ça.

INDE : Alors le film est une sorte de fiction… Tu as fabriqué une autre famille.

GB : J’avais vraiment beaucoup de rushes. Je pourrais faire un long-métrage, rien qu’avec ce qui me reste, revenir sur Alvaro. Giovane, le garçon, est d’ailleurs devenu au fil du tournage un personnage plus important que prévu. Même avec le monologue de 10 minutes de Alvaro, c’est le gosse qui conduit la narration. C’est lui qui transporte l’affection d’un parent à un autre.

INDE : Parlons de ce monologue. Cet homme n’est pas un acteur, comment arrive-t-il à être aussi naturel alors qu’il a la caméra à un mètre du visage ?

GB : D’abord, nous sommes très bons amis. Et Alvaro avait déjà collaboré à certains de mes films, donc il sait comment je fonctionne. Aussi, ce jour-là, j’ai filmé cette pièce pendant 8 heures. Donc au bout d’un moment, on oublie la caméra. Enfin, sa femme Patricia et lui ont été comédiens au Chili. Ils n’ont jamais joué pour le cinéma, mais ils ont fait du théâtre. Patricia était même professeur.

INDE : Alors, quand Alvaro joue avec ses mains devant la caméra, est-ce qu’il le fait exprès ou non ? Est-ce que tu lui donnais des indications ?

GB : Non, je ne lui demandais jamais rien. Parfois, je proposais des endroits dans la pièce, ou dans la ville, parce que je me disais qu’il pourrait s’y passer des choses intéressantes. C’est tout. Mais je ne lui ai jamais demandé de rejouer une scène, par exemple. Je tenais à lui laisser de la place pour jouer, à lui laisser de l’espace pour qu’il puisse exister.

INDE : C’est intéressant. Tu lui laisses de la place dans le film, alors que dans la vie, c’est précisément ce qui lui manque. Comment s’est déroulé le tournage de ce monologue, alors ?

GB : C’était au tout début. Notre première semaine de tournage, en août 2010. C’était le dernier jour de cette première semaine. Ca ne s’était pas bien passé, on n’était pas satisfait, on avait presque envie de tout recommencer. On est allés se poser chez lui. Je lui ai demandé si je pouvais rester un peu. Il m’a dit non, ce n’est pas chez moi, je loue une pièce au fond d’un appartement, c’est vraiment rien… Et je lui ai dit qu’on pouvait y passer un après-midi, que ce serait important pour moi d’apprendre ainsi à le connaître, de le laisser s’ouvrir. Alors, c’est ce qu’on a fait. On a passé la journée chez lui.

INDE : Tu savais que ce serait le début du film ?

GB : Je sentais bien que ce serait une séquence importante. Mais je ne savais pas où je la placerais. Je savais juste qu’il faudrait que ce monologue contamine tout le reste dans le film.

INDE : Pourquoi avoir placé le titre après ?

GB : Je ne sais pas. D’abord, je sentais que ça faisait un bon prologue. Parce que ça contaminait le reste, donc. Cette longue séquence d’information permettrait d’approcher la vie de la famille. Je voulais aussi un peu séparer le père du reste. Je n’étais pas sûr de la séquence musicale, non plus, mais elle est très importante. Cette musique, c’est une cassette audio, qu’Alvaro a achetée, d’une version de Don Quichotte qu’il a vue au Chili, et qui a été bannie pendant la dictature. Elle lui rappelait beaucoup de choses.

INDE : Dans le programme du Festival, ils parlent en effet de la dictature du Chili. Mais ton film, lui, pas du tout. Est-ce que c’était ton sujet ou non ?

GB : Bon… D’abord, j’ai postulé pour beaucoup de financements. Et quand tu dis que tu vas parler de la dictature chilienne, c’est beaucoup plus facile d’obtenir des subventions. Donc oui, je me disais qu’il fallait que ce soit écrit quelque part… Par exemple, quand je faisais le montage avec Ernesto, qui est aussi le monteur de mes films précédents, il m’a dit : « Qu’est-ce qu’un mec de 40 ans, qui parle espagnol, peut faire au Brésil, dans un aussi petit appartement ? Il a forcément fui une dictature. Argentine, ou Chili. C’est forcément un exilé. »

INDE : Tu voulais atténuer le propos politique ?

GB : Je ne voulais pas parler de politique. Ni aborder l’Histoire.

INDE : Et les animaux, alors ?

GB : Je les voulais dès le début. Le titre, à la base, c’était « Les animaux », parce que quand Giovane apprenait à parler, il utilisait des animaux. Il jouait avec des animaux en prenant son bain, regardait des dessins animés avec des animaux…

INDE : Pourquoi ne pas les avoir gardées, ces scènes ?

GB : On s’est dit que le lien aux animaux était suffisamment marqué quand on le voit dire au revoir à ses jouets animaux. Quant à la visite au zoo, ça n’était pas prévu, ça s’est fait lors de la toute dernière semaine du tournage, quand on leur a proposé. C’est un zoo à Rio de Janeiro.

INDE : Il n’a pas l’air génial.

GB : A Rio il fait très chaud, en janvier. Alors les ours qui vivent là-bas, hors de leur habitat naturel, ils crèvent de chaud. Du coup ils renvoient aussi à Alvaro, qui vit hors de son pays natal.

INDE : Cela paraissait en effet un peu trop évident de se dire que les animaux exprimaient juste l’enfermement. Il y a donc l’idée de déracinement et celle d’apprentissage du langage qui leur est associée… C’est intéressant. Les métaphores animales sont toujours les plus riches.

GB : A Rio, même si on a la jungle à proximité, on n’a pas de place pour respirer. Alors on se sent toujours plus ou moins en cage.

INDE : C’est vrai. Dans ce plan où Giovane et sa mère sont sur un banc, attendant le bus, on a l’impression que les bus bouchent la perspective. Qu’ils vivent dans un monde fermé. Comment as-tu mis au point ce jeu de focales ? Combien étiez-vous dans l’équipe, d’ailleurs ?

GB : Il y avait un homme à la caméra, un au micro, et on échangeait de positions pour avoir des relations un peu différentes avec les personnages. Parfois, c’est moi qui faisais le son, et l’autre qui manipulait la caméra. J’aime travailler de façon triangulaire. Si quelqu’un se prépare à être filmé, il ne peut pas être représentatif de ce qu’il est vraiment. Alors, parfois, on utilisait deux caméras. J’ai fait ce film au sujet de Chantal Akerman, Chantal Akerman DC, et c’était très important d’avoir deux caméras. Elle était au Brésil pour une rétrospective de ses films, et on l’a filmée pendant une heure. On avait une caméra tout près d’elle, à deux mètres, et une autre dans une autre pièce, qui la filmait à travers une porte ouverte. Cela imitait un peu son style. Alors on lui offrait un espace dont elle avait l’habitude. Quand elle s’est rendue compte qu’on avait deux caméras, elle a commencé à jouer pour les deux.

INDE : C’est quelque chose qui te plaît, alors, filmer à travers le chambranle des portes ? Pourquoi ?

GB : Je n’aime pas beaucoup les gros plans. Mes films sont plutôt tournés de loin. Après, c’est juste comme ça. Souvent, quand je filme les gens, il y a des portes ou des couloirs à proximité, il faut faire avec.

INDE : Comment choisir de mettre ou non le cadre de la porte dans le cadre ?

GB : C’est à l’instinct… C’est une question de composition… C’est un peu maniériste, certes, de placer un autre cadre à l’intérieur du cadre. Mais dans le cas d’Alvaro, on n’avait tout simplement pas le choix. On n’avait pas la place.

INDE : Du coup, à un moment donné, il gratte un mur qu’on ne peut pas voir en disant que c’est sale. On est obligé d’imaginer.

GB : Oui, j’aime me servir de l’espace qui entoure le personnage, que lui peut voir, et pas nous. Ce qu’il voit nous contamine, de la même manière que notre regard les contamine un peu. Parfois je me dis que mes films sont un peu programmés, d’une certaine manière, prédéterminés, mais c’est important, pour un réalisateur, de ne pas se pointer en sachant exactement ce qu’il veut, et d’être prêt à se réinventer en cours de tournage. Le film se révèle en cours de tournage, il faut y rester ouvert.

INDE : C’est le cœur même du Festival du Réel. Le cinéma du Réel, c’est le cinéma fabriqué par le réel, pas par des cinéastes qui prédéterminent ce que le réel doit être. Mais il y a un équilibre à trouver : les films les moins intéressants sont soit ceux qui semblent embourbés dans leurs intentions, qui sont trop prédéterminés, ou à l’inverse ceux où on a vraiment l’impression que le réalisateur s’est complètement laissé bercer par ce qu’il trouvait, et improvisait tout dans le feu de l’action.

GB : Oui, il y a des films avec de bonnes idées, de bons sujets, mais les gens ne se servent pas assez du montage. Les idées ne sont pas assez mises en valeur en post-production, j’ai l’impression. La matière première est excellente, mais la structure du montage semble parfois répétitive.

INDE : Tu travailles sur d’autres choses, sinon ?

GB : Je suis programmateur aussi, notamment au Festival d’Edimbourg. Et aussi à Short Hand Cinéma, dans le Sud du Brésil. Les deux ont lieu en juin, donc je bosse sur les deux en même temps. Et j’écris un long-métrage de fiction aussi, une sorte de thriller qui vire au drame. Alvaro nous rejoindra peut-être, je ne sais pas. C’est sur une île, au Brésil, la Ila Granje, la Grande Île. Il faut que j’aille jeter un œil aux décors. J’aimerais tourner à la fin de l’an prochain, ou au début de 2016.

INDE : Quelle est ta relation à la Forêt Amazonienne, en tant que Brésilien ? Est-ce que c’est un endroit où on peut aller en vacances ?

GB : Eh bien, c’est très loin, pour commencer, en tout cas depuis Rio… C’est très cher d’y aller. Ou alors il faut prendre le bus pendant trois jours. Et une fois là-bas, soit c’est très touristique, et très cher, soit c’est très sauvage, et très dangereux. En vacances, on va plutôt sur la côte près de Rio, là où je voudrais tourner mon prochain film. C’est une réserve biologique. Il y aura à nouveau des animaux, mais en liberté cette fois. Il faut huit jours pour faire le tour de l’île.

INDE : Tout n’est pas protégé ?

GB : Non, parce qu’il y a des villages sur cette île. Côté continent, il y a les villages, côté océan, c’est protégé.

INDE : C’est quand même quelque chose de voir un cinéaste brésilien filmer des animaux dans un zoo alors qu’il a, dans son pays, la plus grande forêt du monde. C’est comme s’ils étaient doublement enfermés.

GB : On avait aussi filmé des singes, des hippopotames…

INDE : Comment ont-ils été choisis, d’ailleurs, les animaux qui apparaissent dans le film ?

GB : D’abord, l’ours fait une liaison directe à l’homme du premier monologue. Ensuite, on a les deux animaux qui appartiennent à deux espèces différentes, mais essaient quand même de faire preuve d’affection…

INDE : Et pourquoi avoir choisi de laisser la clôture dans le champ ?

GB : Je n’ai pas essayé de la cacher. Je voulais qu’on la voie, bien-sûr. Mais de toutes façons, j’aurais eu du mal à ne pas la faire apparaître. Il fallait faire vite, de toutes façons. Quand tu fais un documentaire, il faut juste se mettre à tourner, même sans être prêt. Je suis d’accord avec ce que tu as dit, il ne faut pas être dans l’improvisation pure. Mais je ne parle pas de préparation technique, juste mentale. Il faut savoir à quoi s’attendre un minimum. Dans mon film, on ne se rend pas compte que trois ans passent en une demi-heure. Mais on sent que leur vie, leurs relations, tout ça change beaucoup.

Propos recueillis le 26 mars par CB, à Beaubourg

[à suivre...]

par Camille Brunel
jeudi 10 avril 2014