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Cinéma du Réel 2014

#3 compétition internationale

Que ta joie demeure de Denis Côté ; The last travelling of Madam Phung de Tham Nguyen Thi ; Il segreto de cyop&kaf.

Que ta joie demeure (Denis Côté, 69’, Compétition Internationale)

Surplombant l’intérieur d’une usine à l’arrêt, une jeune femme regarde la caméra et interpelle, sinon le patron, au moins spectateur qui se tient derrière, pour lui rappeler la nature, volontaire mais contractuelle, de sa présence sur ces lieux. Les travellings avant et arrière, sur des machines au fonctionnement mystérieux, qui suivent cette introduction théâtrale ne semblent pas la progression logique du prologue. On se surprend à déceler une vie derrière le mouvement hypnotique d’une pièce traçant inlassablement des balancements circulaires. Le fétichisme mécanique est plutôt agréable. Après cette deuxième introduction où elles étaient les seuls stars, les machines partagent le cadre dans les différentes usines visitées par le réalisateur avec celles et ceux qui les manipulent.

On retrouve par moments le Denis Côté de Bestiaire, où l’attente portée par le plan fixe y était toujours récompensée par un regard neuf sur l’animal qui s’y promenait ou y mâchonnait nonchalamment. Les plans sur des ouvriers devant leurs machines se succèdent à un rythme austère, mais la logique est cassée par la présence progressive d’acteurs mis en scène dans une ébauche de fiction. Le découpage semble davantage épouser le temps de l’usine, et non celui, trop court, de la tâche. Ce temps est sans doute nécessaire pour comprendre la lassitude qui s’empare de ceux qui y travaillent. À mesure qu’il avance, le film transforme les lieux en décors d’une scène de théâtre où les travailleurs rejouent leurs désirs, leurs rêves, leurs déceptions ou leurs répulsions. Les dialogues forcés, extérieurs aux entrepôts et aux machines devant lesquels ils sont déclamés, répondent à la mécanique des outils de travail.

Côté aime l’esquive, et Que ta joie demeure semble parfois nous fuir entre les doigts, du théâtre vers le portrait, de la photogénie des usines vers la fable. Lorsqu’un des ouvriers raconte une légende africaine, la chute se révèle malheureusement décevante au vu de l’attention avec laquelle elle est racontée et écoutée. Le plaisir du conteur laissait espérer un développement plus généreux, ou au contraire une fable plus saillante. C’est la force et la limite de cinéaste de Denis Côté, habitué des contre-pieds, lui qui tente de bâtir chaque film en réaction au précédent, qui casse pour mieux reconstruire. Coincé entre l’inventaire des tâches et des machines et la déclamation théâtrale au forceps, la fantaisie qui point alors que le film progresse, peine parfois à décoller. On peut voir dans le petit garçon jouant du violon de la scène finale un aveu d’impuissance : après les tentatives ratées de glissements internes, de décalages ludiques, jouer à plein le contraste du miracle d’une apparition extérieure.

PC, TF

The last travelling of Madam Phung , Tham Nguyen Thi, Vietnam / 87 min [Compétition internationale Premiers films].

Malgré une tonalité générale plutôt tragique, la scène qui reste en mémoire est une scène de gag. Lors de la visite à une pagode bouddhiste, Madame Phung, la chef de la petite troupe de travestis qui parcourent le Viêt-Nam, rencontre une nonne, qui lui propose « d’allumer la lumière ». La pièce, qu’orne une statue de Bouddha, est relativement sombre. « Oui » répond madame Phung, avec la fierté du rôle titre d’un film, « ce sera mieux pour la caméra ». La nonne disparaît quelques instants derrière la statue. Et la dizaine de minuscules diodes bleues, vertes et rouges qui orne la couronne du Bouddha se met à clignoter, sans changer d’un iota la luminosité de la pièce. Merveilleux gag offert à la caméra, gag qu’on imagine mal hors d’un documentaire.
Madame Phung se permet de rire discrètement, tandis qu’on entend, derrière la caméra, les efforts de la réalisatrice pour réprimer un fou-rire. La nonne, sans comprendre, les regarde en souriant.
S’il est un beau rapport entre ce qu’il est convenu d’appeler le « personnage » d’un documentaire et la documentariste, c’est bien celui qui s’exprime dans cette scène, relation faite de complicité, d’une compréhension mutuelle privilégiée au sein d’un univers qui ne les comprend pas.

En dehors des moines et des nonnes bouddhistes, qui apparaissent plutôt sympathiques, les Viêtnamiens qui croisent la route des travestis sont au mieux goguenards, au pire violents.
Au sein de la société, la petite troupe se constitue ainsi comme une contre-famille, avec sa chef, ses règles, sa protection.
Mais une famille où chacun, devant la caméra, raconte ses souvenirs d’avant son adoption. Pour les plus anciennes, c’est même presque le seul sujet de conversation : un âge d’or de la jeunesse, où tout était facile, où l’on brisait impunément les coeurs. En comparaison le temps présent – l’une d’elle le confesse après quelques bières – constitue une déchéance bien cruelle.
La caméra joue ainsi le rôle d’une amie, devant laquelle on vient se rappeller les bons souvenirs, se plaindre de la dureté des temps, une amie un peu sage, qu’on prend parfois plaisir à choquer en racontant des histoires crues. Ou à qui l’on parle, pour, en fait, se parler à soi-même.

Nguyen Thi Than filme plusieurs scènes en extérieur, parfois impressionnantes, comme l’incendie très probablement criminel d’un local où la troupe a pris ses quartiers.
Mais sans les conversations qui suivent, pour venir déplorer, expliquer, estimer les conséquences de tels évènements, ces quelques plans sont peu de choses.
Ainsi, lorsque la réalisatrice filme une scène où un groupe de jeunes hommes, « très beaux, mais drogués » comme l’avertit une des filles, vient chahuter devant les roulottes que voit-on ? Quelques ombres qui ricanent et titubent, et les filles qui finissent par les repousser de l’intérieur des roulottes où ils voulaient prendre pied. Pas grand chose. Ce n’est que dans la très belle scène qui suit, où un jeune travesti dialogue à mi-voix avec la caméra, qu’on comprend ce qui vient de se passer. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, les garçons savaient pertinemment qui se trouvaient dans les roulottes, et espéraient pouvoir coucher avec l’une des membres de la troupe. Elle-même en avait plutôt envie, mais coucher avec des drogués -elle l’a déjà fait, avant– c’est trop dangereux. Ce faux jeu de dupes, peu compréhensible à l’image, c’est le dialogue qui suit qui nous le révèle. Avant, à nouveau, d’enchaîner sur les souvenirs.

Malgré les catastrophes qui s’acharnent sur la caravane de madame Phung, l’alanguissement propre aux confessions et aux remémorations prend le pas sur les rondes nocturnes pleines d’angoisse. La sérénité mélancolique du film « en chambre », ou plutôt « en roulotte », sur les soubresauts du cinéma direct.

PC

« Il segreto » de cyop&kaf, 2013 / Italy / 89 min [Compétition internationale Premiers films]

« Je peux te dire la fin ? ». Rares sont les documentaires pour lesquels on s’interrompt afin de mettre en garde celui qui vous demandait votre impression. Comme l’indique son titre, Il segreto est de ceux-là, et autant prévenir tout de suite le lecteur ; on considèrera ici qu’il a répondu « oui » à la question précédente.
Comment un documentaire peut-il construire une chute ? Ici, ce n’est pas que le récit, au sens classique, ait une part déterminante. Parmi les autres films du festival, Once upon a time qui fait voir le parcours de saisonniers kurdes comme on regarderait Les raisins de la colère, Mare nostrum, qui joue du suspense des élections municipales à Lampedusa, ou encore The stone river, qui multiplie les parcours de vie de tailleurs de pierre dans l’Est américain, investissent davantage la puissance propre au récit entendu comme suites d’évènements dramatiques. En comparaison, Il segreto, qui montre la répétition d’actions à peu près identiques, est monotone. Ce n’est pas non plus que le film bifurquerait in extremis vers une forme ou une tonalité radicalement différente. Au contraire, il ne cesse d’accumuler avec une lenteur parfois agaçante les éléments nécessaires à sa résolution, de faire monter graduellement la pression jusqu’au déchaînement final qui dépasse et couronne tout ce qui avait précédé.

Dans les rues de Naples, des gamins qui n’ont pas leur langue dans leur poche, se disputent avec une rage mystérieuse les sapins, qui, une fois Noël passé, se dessèchent tranquillement sur les places ou dans les halls d’immeubles. Sapin après sapin, leur butin, conservé au prix de mille ruses et de mille efforts, s’accumule au point d’occuper tout un terrain vague. Le jour de la saint-Antoine, suivant une tradition napolitaine, tout ce volume de bois mort se trouve finalement, sous les cris extatiques des jeunes adolescents, transformé en un gigantesque feu de joie. Il segreto expose pendant plus d’une heure cette quête de résineux dont la finalité -après avoir soupçonné un business quelconque, on avait presque finit par en faire le deuil – n’est révélée qu’à la toute fin du film. Le procédé, un peu facile, et sûrement artificiel (le réalisateur a dû supprimer au montage toute les allusions à la fête de la Saint-Antoine), n’en est pas moins juste en ce qu’il souligne la disproportion entre la collecte et la combustion.

Toute la thésaurisation minutieuse à laquelle s’adonnent les petits napolitains se trouve, en une scène d’à peine quelques minutes, résolue en une dépense improductive. Le plaisir d’une seule nuit. A l’entassement, qui commençait à flirter avec l’absurde (une réserve géante d’arbres morts en plein centre ville), répond l’absurdité joyeuse des gigantesques flammes qui s’élèvent dans le terrain vague -et de la fumée bien épaisse qui monte vers les fenêtres des immeubles qui l’entourent !
Mais le plus important se passe sans doute avant, lors de la traque des sapins. Convaincre un commerçant réticent de livrer son sapin, en faire passer un autre d’un balcon à la rue, organiser une razzia vengeresse dans la réserve d’une bande rivale… Même en ignorant à quoi serviront finalement les arbres récupérés avec tant d’obstination, on comprend bien vite qu’il s’agit avant tout, pour les enfants qui les traquent, d’affirmer, pour soi-même et devant la bande, sa force, sa débrouillardise, son bagout, sa capacité à se sortir d’affaire en toute situation. Les vantardises, les menaces, le mensonge, les moqueries, les insultes bien entendu, plus généralement, la gouaille, sont de presque toutes les scènes. Le réalisateur a effacé ses traces : presque aucun regard caméra, aucune question qui s’adresserait à celui qui filme, aucun commentaire sur la présence d’une équipe de tournage... Le spectateur n’accompagne pas quelqu’un qui filme les adolescents. Il fait partie du groupe. La caméra, aussi mobile que les jeunes napolitains, se juche volontiers sur un scooter pour suivre dans les ruelles leurs pérégrinations.
S’il y a bien des moments faibles, quelques relâchements dans l’intérêt des scènes, cette durée un peu flottante, un peu étirée, confère aussi à la ville de Naples, filmée le plus souvent le soir ou de nuit, une tonalité presque onirique, où toutes les folies, toutes les rencontres semblent possibles. Mais le hors-champ qu’on devine peu à peu, derrière ces enfants prêts à défier la ville entière, et qui semble avoir pour leurs joutes tout le temps qui leur plaît, n’est pas vraiment celui de La patrouille des castors ni du Club des cinq. Lors d’une énième escapade nocturne, où il faut décider si on prend ou non le risque d’aller sur le territoire de la bande rivale et peut-être de se faire passer à tabac, ou, affirme-t-on, enfermer pendant plusieurs jours en cas de capture, un des enfants hésite. Son frère ne pourra pas le protéger, ou aller le délivrer car il est en prison. Un temps, la conversation reste sur ce sujet. Presque tous les grands frères sont ou ont été en prison. Alors, si on avait pu avoir l’impression que la ville était le terrain de jeu, le territoire quasi-exclusif de ces enfants et adolescents qui s’arrogeaient tous les droits, on se rappelle soudain qu’ils n’en sont qu’un des mondes, peut-être le plus bruyant et le plus visible, mais certainement pas le plus fort.

PC

par Pierre Commault, Thomas Fioretti
mercredi 9 avril 2014

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