L’Epée et la Rose (A Espada e a Rosa), João Nicolau – 142’
8.6
Deuxième visionnage : le film fait plus que tenir le cap, il gagne simultanément en précision et en mystère. Suivre du doigt le trajet de la caravelle sur la carte marine ne permet pas de lever le voile sur sa destination. L’Epée et la Rose est un ouvrage d’orfèvrerie en même temps qu’un conte pour enfants ; chacune des quatre parties du récit constitue à la fois une pièce de plus à assembler au bijou et une nouvelle étape du parcours de Manuel. Au moindre virage de l’intrigue, l’équipage et la collection de bibelots qu’il transporte changent d’emplois et de mains, brouillant un peu plus les cartes avec lesquelles jouent personnages et spectateurs. « Bonne perdition » a souhaité João Nicolau au public de Belfort, dont l’accueil fut plus chaleureux que celui d’Orizzonti (où les heureux élus désertèrent la salle avant la fin de la projection) et celui, glacial, de La-Roche-sur-Yon. L’Epée et la Rose, et c’est tant mieux, ne fait rien pour s’attirer les faveurs des festivaliers, toujours prompts à user de leur pouvoir de censeurs en passant la porte à la première occasion. Film entêté et solitaire, comme son héros, il laisse à chacun le choix de le suivre et la liberté d’être son compagnon. « Tout le monde a besoin d’un naufrage de temps en temps » disait Raya Martin. En bon film d’aventures, le premier long-métrage de João Nicolau transforme la sentence en question : à quoi bon prendre la mer si l’on a peur du naufrage ?
Erie , Kevin Jerome Everson – 81’
8.1
L’un des films les plus intéressants, toutes sélections confondues. Erie compte moins d’une dizaine de plans en quatre-vingt minutes, ce qui laisse augurer de la durée moyenne de la prise et n’a pas manqué de faire claquer les portes et les sièges de la salle de projection. Si le geste de Kevin Jerome Everson est radical – tourner un plan jusqu’à épuisement de la pellicule et de ses acteurs –, il n’appartient pas en propre au cinéaste et ne saurait rendre compte de l’intérêt que l’on peut porter à son travail. A première vue, le film est un bout à bout de prises sans rapport les unes avec les autres, sinon qu’elles ont été tournées dans les Etats voisins du lac Erié et qu’elles dépeignent le sort de la classe ouvrière afro-américaine. A y regarder de plus près, des échanges souterrains s’établissent d’un plan-séquence à l’autre qui composent une histoire de cette communauté. Son fil conducteur pourrait être la présence de l’industrie automobile dans la vie des habitants de la Rust Belt. Au premier plan, deux afficheurs dressent une réclame pour une voiture sur un panneau publicitaire. Quelques séquences plus tard, des anciens employés de General Motors se souviennent avec émotion de la fermeture de leur usine. Une autre scène montre un individu forçant la serrure d’une voiture pendant de longues minutes – ironie de celui contraint de voler un modèle qu’il avait peut-être assemblé sur la chaîne de montage. Film qui se débat contre son propre désespoir, Erie alterne les plages de silence et les séquences de discussion, l’immobilité d’une petite fille hypnotisée par la flamme d’une bougie et l’agitation de quelques danseurs en pleine séance de « krumping ».
Walking Through Paradise , Peter Snowdon – 16’
5.0
Journaliste anglais devenu réalisateur depuis une dizaine d’années, Peter Snowdon s’est rendu en Cisjordanie pour tourner Drying up Palestine (2007), un documentaire sur le difficile accès à l’eau des habitants dans les territoires occupés par l’armée israélienne. En butte aux autorités locales qui interdisent la présence d’étrangers dans certaines régions du pays, Snowdon a réalisé avec l’aide d’une amie originaire de Nazareth Walking Through Paradise, une sorte de making of du projet cisjordanien où le journaliste relate son excursion dans la vallée du Jourdain. Le film propose un instant de ce périple, lorsque trois palestiniens équipés de combinaisons et de pulvérisateurs de pesticide aident le tandem à contourner les check-points pour atteindre plus facilement sa destination. Comme le confesse le réalisateur, « Walking through Paradise n’est pas un film que j’avais imaginé [mais] un film qui m’est arrivé. » Autrement dit : un film n’est fait que du hasard de son tournage. La caméra est fébrile, à l’affût de la moindre bribe de conversation, mais toujours précédée par le pas des éclaireurs qui connaissent le chemin. Au final, Snowdon n’aura rapporté de son voyage en contrebande aucun plan, sinon quelques images sans cadre secouées par l’excitation du moment. Certains diront qu’un tournage aussi dangereux ne peut que forcer l’admiration envers celui qui l’a entrepris. On préfèrera plutôt l’exigence de Godard dans Film Socialisme : l’accès interdit à la Palestine n’empêche pas le cinéma de proposer, selon les mots d’Elia Sanbar, « la photographie d’une terre et de son peuple ».
Catalogue d’oiseaux , Stéphanie Bouvier – 14’
8.0
Un étudiant en « Gestion et Protection de la Nature » énumère un catalogue d’oiseaux devant la caméra de Stéphanie Bouvier. La scène se déroule dans une salle de classe, avec son tableau noir, ses tables et ses chaises caractéristiques ; décor rudimentaire qui autorise pourtant un luxe certain du détail – la copie double posée sur la table est écrite à l’encre bleu-marine. Catalogue d’oiseaux se distingue des autres courts-métrages de la compétition par la rigueur de sa composition. Un carton en lettres blanches sur fond noir indique le classement, puis le nom scientifique des espèces que le jeune homme décrit en quelques mots, joignant parfois le geste à la parole lorsque ses mains reproduisent le vol de l’animal. A la fin de l’exposé, l’étudiant imite le chant unique de chaque oiseau par un sifflement. Documentaire sur l’ornithologie ? Plutôt un inventaire où domine la poésie d’un texte, une musicalité de ritournelle – le titre est emprunté à Olivier Messiaen. Le film est également le portrait d’un amoureux de la nature doué de multiples talents : naturaliste, siffleur, dessinateur. Au même moment, à Belfort, Luc Moullet était à l’honneur avec la présentation de huit de ses films. Il n’est pas exagéré de penser que l’auteur d’Essai d’ouverture puisse trouver en Stéphanie Bouvier son disciple le plus attachant.
Scènes de chasse , Clément Cogitore – 8’
4.0
Dans la grande variété des courts et longs métrages présentés dans un festival de cinéma, il existe un genre qu’affectionnent particulièrement les jeunes réalisateurs. Ce genre, on pourrait le désigner par le terme de « film-enquête ». Il ne s’agit pas d’un « film d’investigation » centré sur une profession médiatique ou une communauté de journalistes (Les Hommes du Président d’Alan J. Pakula, Network de Sidney Pollack) ; il ne s’agit pas non plus d’un documentaire visant à élucider une affaire politique, économique ou judiciaire (Michael Moore). Il s’agirait plutôt d’un reportage prenant pour sujet un lieu, une personne, un objet, un concept ou encore un métier de préférence insolite. Les sujets peuvent parfois s’additionner – Catalogue d’oiseaux est tout à la fois un film sur la biologie et le portrait d’un ornithologue. Une constante relevée dans la plupart de ces « films-enquêtes » est l’attrait pour l’étranger, pris comme réalité topographique (Coney Island de Marion Naccache), entité singulière (l’ingénieur et le prothésiste polonais qui donnent son titre au court-métrage de Maya Kosa), ou écart entre deux cultures (Kurdish Lover de Clarisse Hahn). Ce type d’exercice est couramment pratiqué dans certaines écoles, où l’on rappelle aux étudiants que le cinéma est d’abord un art du réel, et que cet art nécessite d’un réalisateur qu’il s’adapte à un environnement social et culturel souvent éloigné de son milieu d’origine.
Sans doute Clément Cogitore – artiste pratiquant le cinéma, la vidéo et la photographie – ne se reconnaîtra-t-il pas dans le descriptif qui vient d’être fait. Pourtant, ses Scènes de chasse réunissent en moins de dix minutes les caractéristiques du genre. Le réalisateur a pris pour point de départ de son film la vente aux enchères par l’armée autrichienne de 146 miradors situés à la frontière de la Hongrie et de la Slovaquie, à la fin de l’année 2008. Sur le papier le pitch n’a aucun intérêt, mais il n’autorise pas qu’on se prononce trop rapidement sur le résultat final. A l’écran, un chasseur filmé en mode « vision de nuit » monte la garde en haut d’un de ces fameux miradors ; en contrechamp, la forêt et son alignement régulier d’arbres. Le découpage réitère le champ-contrechamp, cette fois-ci avec d’autres chasseurs. Le court-métrage s’achève par une série de plans où les propriétaires des miradors posent devant la caméra, adossés à leur nouvelle acquisition. Le paratexte nous signale qu’il y est question « de forteresse, de paysage, de métamorphose et de cette capacité qu’a le pouvoir politique, social, militaire à transformer l’être humain en gibier dès lors qu’il sent ou suppose ses frontières menacées. » A l’image rien de tout cela, sinon quelques individus armés de leur carabine dans la strict légalité des réglementations de la chasse.
Kurdish Lover , Clarisse Hahn – 98’
5.0
Documentaire à la première personne. Où l’on constate que certains réalisateurs rebutés par les réalités de la société française n’échappent pas aux vieux démons de l’exotisme et du dépaysement. Cette année, trois longs-métrages français tournaient la tête en direction de l’étranger : Moussem les morts, Coney Island (Last Summer), et enfin Kurdish Lover. Dans ce dernier, Clarisse Hahn part vivre au Kurdistan dans la famille de son compagnon, originaire de la région. Sur place, elle s’improvise ethnologue et enregistre les querelles domestiques provoquées par une belle-mère acariâtre, les mœurs villageoises bouleversées par l’occupation de l’armée, ainsi que les traditions d’une terre « où le paganisme est encore vivant, où le monde magique se mêle au quotidien le plus trivial » (dixit le catalogue). Le titre en anglais est trompeur, car à aucun moment le film ne se penche sur la relation sentimentale qui unit la réalisatrice à son amant. Oktay, c’est son nom, n’est guère plus qu’un trait d’union entre le regard civilisé de la française et le primitivisme du peuple kurde. Kurdish Lover fait du rite l’unique enjeu de sa mise en scène mais échoue à trouver l’angle opportun pour le filmer : trop distant envers ses sujets (Clarisse Hahn ne parle pas leur langue), trop complaisant lorsqu’il s’appesantit sur les superstitions des indigènes (les inévitables séances de spiritisme et autres remèdes à l’infertilité prodigués par quelque guérisseur local). Comme dans Moussem les morts, l’étranger est un sauvage imprévisible, barbare quand il entreprend l’équarrissage d’un mouton, mais généreux lorsqu’il distribue la viande aux voisins alentour. Kurdish Lover a obtenu le prix du film français à Belfort. On peut regretter qu’un regard aussi condescendant ait été accueilli avec bienveillance par le jury.
Amoeba , Esteban Tabacznik – 17’
7.5
Un jeune homme entre dans un bureau du poste, tire un ticket, attend son tour. Une jeune femme arrive, s’impatiente, et prend dans la corbeille un ticket usagé. Lorsque vient le tour du garçon, elle se présente au guichet, arguant qu’elle a en main le même numéro. Lui ne sait comment réagir, n’ose pas dire la vérité, et la laisse finalement passer. Plus tard, il raconte la scène à deux amis. Il décompose l’action, précise son sentiment, et nous apprend que la jeune femme n’est autre qu’une ancienne camarade de lycée, dont tout le monde se moquait et que l’on surnommait « l’Amibe ». Quoique peu intéressés, les deux auditeurs émettent des hypothèses successives. A-t-elle voulu se venger ? Il ne s’en est pourtant jamais pris à elle. Etait-ce vraiment bien elle ? Il a cru, en tout cas, qu’elle le reconnaissait. Plus le récit de cette situation anodine s’enrichit de détails, plus elle suscite d’explications possibles, et plus la réalité des faits semble mince et confuse. D’autant que, dans un échafaudage subtil, le héros agrémente son histoire de répliques qu’il invente, retirant ou rajoutant des éléments de la scène au fur et à mesure de la discussion. Embarrassé, il tente de trouver une explication logique au comportement de la jeune femme en même temps qu’il réfléchit à l’attitude qu’il aurait du adopter, et à celle que ses interlocuteurs doivent croire qu’il a eu. A partir d’un fait anodin, le film isole ainsi totalement son héros par une suite de glissements et de décalages minuscules. Entre la séquence initiale et sa description infidèle s’interpose d’ailleurs une scène fonctionnant sur le même schéma : ne sachant comment réagir aux avances d’une amie, le personnage principal se jette sur elle. Devant son refus, il s’agace et veut en connaître la raison, puis cherche à réinterpréter la situation, la faisant définitivement fuir. En juxtaposant trois non-évènements du quotidien, Amoeba installe ainsi un malaise discret mais profond, définit un écart singulier sans avoir besoin de changer de continent.
Somos Nosotros , Mariano Blanco – 70’
6.0
Somos Nosotros fonctionne comme un relais : après sa journée de coursier, un jeune garçon rejoint sa troupe de copains, d’où émerge un autre personnage qui part retrouver sa petite amie, et que nous suivrons à son tour jusqu’à ce qu’il regagne le groupe. Le long-métrage est ainsi découpé en trois segments, qui sont autant de manière d’alterner les modes de déplacement : scooter, marche à pied ou camion emprunté et, entre eux, le skate. Le film aurait été tourné il y a vingt ans que rien ne serait différent : la bande de jeunes, la nuit d’été, l’errance dans les rues, tous les critères du premier film sont remplis. Même Mar del Plata n’est qu’une toile de fond, et l’on pourrait remplacer la cité balnéaire par n’importe quelle autre ville argentine que l’histoire serait la même. Cela n’est pas un défaut en soi, mais on s’étonne que le film se contente d’éléments aussi neutres pour définir le groupe. Somos Nosotros est un reportage qui n’en dit pas plus que son titre. Il affirme une existence, pas une identité. Et ce fil ténu fait à la fois sa singularité et sa limite. Chacun des trois protagonistes successifs entraîne avec lui une intrigue qu’il développe, mais laisse sa place avant de devenir le héros d’un récit autonome. De ce point de vue le film, sélectionné au FID de Marseille en juillet, manifeste moins un point de rencontre entre fiction et documentaire qu’une véritable défiance envers la première. Il s’agit toujours de décrire, jamais de raconter, de s’en tenir à la photo de groupe en déviant le moins possible du programme établi.
Family Galaxy , Pierre-Edouard Dumora et Tatiana Grigorenko – 14’
5.0
S’il y avait un prix de l’incongruité, Family Galaxy le remporterait haut la main. Le film explore un autre mode de dépaysement, plus modeste mais pas moins exotique, celui du week-end à la campagne. Les vaches, le jardin sous la pluie, la maison familiale, les parents en promenades : autant de motifs élémentaires qui pourraient donner matière à de jolies notations réalistes, à d’émouvantes contemplations mélancoliques. Plus futé que ça, le film choisit une autre voie, et réduit chacun de ces objets à de pures abstractions. Les lieux se succèdent plus qu’ils ne raccordent, et défilent comme autant de tableaux naïfs. Dans chacun d’eux évolue l’un des membres de la famille, tel un visiteur de passage, ou un enfant heureux d’être enfin seul, libre de marcher ou de danser là où on le lui avait interdit. Le film fait ainsi beaucoup pour nous paraître étrange, et l’on doit pouvoir trouver de bonnes raisons à cela. A moins que cette recherche de l’excentricité ne soit, précisément, son objectif.
Moussem les morts, Vincent Le Port et Jean-Baptiste Alazard– 82’
2.0
Difficile de réprimer notre irritation devant Moussem les morts. Difficile pourtant de clouer au pilori un travail de fin d’études conçu à quatre mains dans un confort de production relatif. Mais il est des films qui, sans doute parce qu’ils sont réalisés par des jeunes cinéastes français, nous concernent directement et exigent de notre part la plus grande honnêteté. Dans un élan de bonté, la critique voudrait épargner aux débutants les méchancetés qu’elle réserve aux talents confirmés. Cette fausse grandeur d’âme porte un grave préjudice à ceux qui attendent d’abord qu’on les traite comme des grandes personnes. Avec Moussem les morts, Vincent Le Port et Jean-Baptiste Alazard ont souhaité s’inscrire à contre-courant du cinéma d’auteur national. Cette intention, si elle est appréciable, ne préjuge en rien de la qualité d’une œuvre, et nous rappelle que Mathieu Kassovitz, Jan Kounen ou encore Gaspard Noé ont fait valoir le même argument vingt ans auparavant. Moussem… commence donc comme une adaptation de L’Etranger d’Albert Camus, avec enterrement inaugural et assassinat sur une plage ensoleillée, puis s’engage dans une voie périlleuse mais néanmoins convenue : le « film de désert », dont Gerry serait désormais le modèle canonique. Un gros-plan, cadrant de profil le visage des marcheurs, est d’ailleurs repris à l’identique du film de Gus Van Sant. En choisissant le désert pour terminus du récit, Le Port et Alazard ont dévié de leur trajectoire, mais ils n’ont pas changé pour autant de dessein. De Tanger au rif marocain, c’est le même regard qui est porté sur les êtres, un regard dédaigneux pour qui l’étranger est soit une victime, soit un coupeur de gorges. Fier, le film l’est incontestablement, à l’image de cette scène où le protagoniste revendique tout haut son goût du nihilisme devant un individu exaspéré, Oliver Laxe dans ce qui semble être son propre rôle. A travers ces déclarations de principe, ce sont bien sûr les réalisateurs qui font entendre leurs voix, pressés de faire basculer leur histoire dans l’abîme et la violence gratuite. Le spectateur, lui, ne sait s’il faut imputer cet emportement à la bêtise ou au cynisme des deux auteurs.