Une sociologie du cinéma implique une rupture avec l’approche esthétique traditionnelle. Dans les prochains épisodes il sera moins question de films, que de la population qui les fait, les voit et en parle. Mais un bref rappel des conventions esthétiques qui orientent ces pratiques est nécessaire, précision d’autant plus utile qu’elles constituent l’implicite de l’histoire du cinéma.
Les films, l’organisation de leur production et les jugements dont ils sont l’objet renvoient à un couple d’opposition. Nommons-le scripturae et spectaculis. D’un côté, un cinéma culturellement noble, singularisant, artistiquement autonomisé, celui de « l’écriture », du « style » et des « auteurs » ; de l’autre, des « produits » tenus pour vulgaires en raison de leur caractère technique et/ou idéologique, conçus dans un cadre industriel, jugés au mieux comme ludiques, au pire comme aliénants par les spectateurs critiques.
Le principe de cette division est l’identification des films au schéma de perception et d’intellection typique de la Modernité. Les Modernes envisagent le monde humain comme distinct du monde naturel. Ce monde humain est composé de groupes, dont la valeur des membres est fonction de leurs qualités « d’esprit ». Le principe de cette intériorité est la capacité réflexive, exprimée par le point de vue et l’action sur le « monde ».
Dans le domaine artistique, cette conception conditionne un système de représentations de type figuratif : les productions symboliques ont pour modèles des objets empruntés au « monde réel ». Si la perspective linéaire est la première étape de l’histoire esthétique de la Modernité, le cinématographe en est l’aboutissement. La prédominance des notions géométriques et optiques dans la technologie cinématographique témoigne de cette filiation. L’image se conçoit et se lit sur la base de « plans », « axes », « objectifs », « focales », « séquences », « montage », « zooms », « champs »…
Dans l’histoire du cinéma, sont jugées comme « bons » films les formes symboliques présentant le plus haut degré d’affinité avec cette schématisation de l’expérience. Le « réalisme poétique », le « néo-réalisme », le « cinéma-vérité », la « Nouvelle-vague »…, rejouent l’idée du cinéma comme « fenêtre sur le monde ». Ce qui explique la double qualité attribuée aux œuvres : véhiculer une « vision du cinéma » et une « vision du monde », pour reprendre les mots de François Truffaut.
Au-delà de ses différences, le point de convergence esthétique du cinéma d’auteur français est un attachement au réalisme. Les cinéastes s’accordent pratiquement dans la réalisation de représentations physiologiquement et logiquement cohérentes avec ce que leurs contemporains tiennent pour « réel ». Dans les métrages de fiction, pas question d’arbres parlant, d’animaux sacrés ou de divinités transcendantes mais du « monde ».
De ce point de vue, le paradoxe central du cinéma français de ces trente dernières années est son incapacité à véhiculer, aux yeux de ses spectateurs, une « vision du monde » en dépit de la focalisation sur ce dernier. Egotisme, libération stérilisante des créateurs, atonie politique de la France et des jeunes générations, défaut de talent, magistère annihilant de la « Nouvelle Vague », formatage de la télévision et des groupes audiovisuels, érosion de la curiosité des spectateurs… Laissons de côté ces explications et leurs antinomies respectives, pour envisager les modalités d’accession à l’activité de réalisateur.
Depuis trente ans, le cinéma d’auteur français est situé dans un entre-deux. Sur sa droite, le Marché, les facilités et compromissions artistiquement injustifiables qu’il implique pour les cinéastes-artistes. A sa gauche, l’Etat, dont le jdanovisme constitue la figure esthétique repoussoir. Le système qui tient les créateurs à égale distance de ces deux tropismes est de nature parapublique. Les cinéastes évoluent dans un espace de production déconnecté des mécanismes de marché et des signaux susceptibles d’orienter la production vers le succès par réitération de techniques commercialement éprouvés. Ils échappent également aux logiques de commandes et de dépendance au Prince, via la constitution de filières financées par des transferts de ressources politiquement encadrés. Des fonctionnaires culturels, des professionnels de l’audiovisuel et des acteurs du monde de la création lient et activent les trois nœuds du système que sont les lieux de formation (la Fémis, l’école Louis Lumière, Paris III, Paris VIII, etc.), de production (les sociétés de production et les unités « Cinéma » et « Fiction » de France 2, France 3, Canal+, Arte, etc.) et de hiérarchisation (les commissions « aide au court métrage » et « avance sur recette » du C.N.C., les jurys de festivals, de cérémonies, la critique dite « sérieuse » etc.) du cinéma d’auteur.
Du point de vue artistique, cette organisation repose toute entière sur un paradoxe : identifier « l’auteur » à venir. Pour résoudre ce hiatus temporel, un « auteur » ne pouvant « être » et « à venir », les responsables et différents décisionnaires s’attachent à repérer des indices de l’autorité artistique : la « personnalité », le « point de vue », la « nécessité » et « l’originalité » (comprendre, fondé en soi-même) du projet du cinéaste.
Or ces fétiches de l’auteurité ne constituent pas une mesure du talent cinématographique. Ils marquent tout au plus « l’authenticité » de l’impétrant. Cette confusion procède de l’enchainement logique suivant : « les artistes sont originaux » or « des originaux désirent faire du cinéma », d’où « les originaux sont des artistes ». Ce syllogisme, consistant à déduire des signes de l’authenticité un talent de cinéaste, entraîne une série de conséquences, identiquement néfastes du point de vue de la création.
• D’une, il conduit tendanciellement à privilégier des projets à forte teneur biographique.
• De deux, il favorise l’accumulation de one shot movie makers : la possibilité de réaliser rapidement un premier long métrage, nourri d’expériences personnelles, épuise les ressources créatives du cinéaste et hypothèque ses chances de poursuivre sa carrière en cas d’échec commercial et/ou artistique.
• De trois, il accrédite l’idée du caractère artistiquement vertueux de la non-division du travail de création, a contrario du caractère essentiellement collectif de la pratique cinématographique.
• De quatre, il contribue à l’élévation du taux de renouvellement des créateurs, contre-productif en ceci qu’il empêche une capitalisation des savoir-faire techniques, relationnels, professionnels et communicationnels, nécessaires à une pleine maîtrise du métier de cinéaste.
John Ford, Howard Hawks et Alfred Hitchcock réalisèrent plus de cinquante longs métrages au cours de leur carrière. Les cinéastes-auteurs les plus productifs du cinéma d’auteur français (Olivier Assayas et Claire Denis en tête) peinent à franchir le seuil de la dizaine. C’est un fait : en France, le cinéma d’art est un cinéma d’essai.