La Marianne prend la France
Il y a trois ans, Maïwenn remportait à Cannes le prix du Jury pour Polisse, dont nous écrivions qu’il comportait « au moins trois mauvais films ». Bande de filles reprend le flambeau, et en propose à son tour trois. Ils s’enchaînent l’un à la suite de l’autre, sur le même modèle que ses séquences, l’une pensant toujours avoir résolu à jamais un problème que la suivante n’a plus à se poser.
Un film sur le genre, d’abord. L’histoire de Marieme, 16 ans, commence comme ça : une scène au ralenti du temps où elle jouait au football américain avec les copines, en forme de remake de l’ouverture de L’Enfer du dimanche d’Oliver Stone. La déconstruction des stéréotypes genrés (sexuels ?), sur fond de magma électro, est criante, pour ne pas dire criarde. Mais ce n’est pas ce que cherche une adolescente de banlieue, noire et issue d’une famille reléguée socialement. Marieme intègre un gang de filles, qui pratique le combat de rue, loue des chambres d’hôtel pour y picoler et moque à très haute voix les tenues vestimentaires des autres banlieusardes.
Il y a ensuite un film sur la question raciale. Il est plus court mais tout aussi démonstratif : une scène montre la bande des quatre intimidant une vendeuse blanche qui a remplacé les flics dans l’exercice obsessionnel du délit de faciès. S’en suit un film sur la classe sociale : Marieme refuse de vivre comme sa mère, tord le bras à la femme qui veut l’employer pour faire le ménage dans un immeuble de bureaux. L’ensemble n’est pas complètement hétérogène, et parfois le mélange prend un peu plus : on retourne ainsi à la question raciale un peu plus tard, et le genre revient en fanfare à la fin du film, quand Marieme choisit d’aplanir sa poitrine parce qu’elle occupe, dans un réseau de trafiquants de drogue, un rôle « masculin » (vendeuse) au lieu de se prostituer.
Les trois films sont mauvais, et définissent ensemble ce que serait la nouvelle « nouvelle gauche » d’après Polisse. Sciamma fait trois films pour dire que chaque problème est différent : ce faisant, elle les déconnecte les uns des autres. Se dessine alors une vraie trajectoire de (mauvaise) politique gouvernementale socialiste : une accumulation de petites mesures, où plan après plan, on règle un dilemme pour en fabriquer un autre, à la scène suivante. La chaîne de causalité est ainsi faite : rien ne lie sexe, classe et race ; seule l’écriture, forcément souveraine, impose sa marche. Bande de filles est une co-production Najat Vallaud-Belkacem/Harlem Désir. C’est un film qui vante la liberté individuelle, le désir de s’en sortir, de choisir sa propre voie, hors des interdits communautaires ou familiaux, de la violence sociale ou des inégalités scolaires. Mais immédiatement, cet hymne à la liberté est contredit : Sciamma ne cesse de classer, de trier, enferme les quatre filles de la bande dans une scène de playback au cours de laquelle elles reprennent, version clip, Diamonds de Rihanna. Ce ne sont pas les clichés qui dérangent mais les manières de faire qui affligent. La scène en question s’insère dans un mécanisme de reproduction incassable : la liberté, pour ces filles, peut bien s’accomplir partiellement dans une chambre d’hôtel correcte, le son de la célèbre chanson n’en est pas moins la frontière sociale, culturelle et raciale de cette libération.
Les filles aussi peuvent « en avoir ». Ce sera, au choix, du courage, de l’abnégation, du désir (de liberté) : refuser le mariage, la vaisselle à la maison, les talons hauts et les perfectos. En trois leçons, c’est la voix de la gauche nouvelle qu’on a entendue, le socialisme que Najat et Harlem ont imaginé. Trois cours de républicanisme patriote : quand le grand frère se décide provisoirement à ne plus frapper l’héroïne, il l’invite à jouer à FIFA avec lui. Lorsqu’il lui dit, sur un ton paternaliste, qu’elle peut « prendre le Brésil », elle répond : « non, je prends la France ». La scène est banale, et le cri de l’immigrée intégrée ridicule, tant il faut porter au crédit du film qu’au moins sur ce point, le soupçon n’est pas permis.
Cela aurait très bien pu se terminer sur une version alternative de la Marseillaise, au besoin avec des paroles modifiées. Il n’est pas sûr que l’énième bol de soupe électro servi au générique de fin nous console du naufrage.
Il y a un quatrième film dans Bande de filles. Il est partout et nulle part. Partout : dès le titre, dès la première scène, où se joue un match de football américain entre filles ; il est aussi dans l’évolution de Marieme et dans le rapport que celle-ci entretient avec les autres filles, avec son petit ami, avec son corps, qu’elle féminise d’abord et qu’elle masculinise ensuite, les deux fois le tirant vers deux stéréotypes lesbiens : la fem et la butch. Nulle part, en même temps, jamais vraiment dans le film. Toujours caché derrière une conception des genres qui rappelle certaines théories qui ont très bonne presse dans la nouvelle nouvelle gauche. Elles consistent à penser le genre comme un caractère, la virilité comme quelque chose de forcément positif (synonyme d’énergie, de rock, de corps athlétiques...). Négative en soi, plutôt réactionnaire que progressiste, comment la virilité peut-elle devenir un drapeau de la pensée de la nouvelle gauche ? Elle le peut si ce ne sont pas des hommes (tels le frère de Marieme, personnage négatif, fascisant) qui l’incarnent, mais des opprimés. Les femmes, surtout si elles ont la peau marquée du sceau de l’oppression, peuvent s’en saisir si elles veulent devenir de vrais hommes. Les films de filles aussi, s’ils veulent obtenir l’approbation de la presse (dite) de gauche.
PS : Aujourd’hui (16 mai), Bande de filles faisait la une de Libération. Dans les pages internet des Inrockuptibles on pouvait lire : « Bandes de filles est à mon sens le plus beau, d’ores et déjà un des films les plus forts du festival ». CQFD.