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Cannes 2014

Une maladie du cinéma français

Pendant qu’Aleksander Jousselin bâtit sa renommée de chien fou du côté de la Quinzaine, je me balade tranquillement du côté du Palais, entre Un Certain Regard et la Compétition. Ainsi, je ne m’éloigne pas du cinéma français, ni des éléments heurtant l’esprit de mon ami, qui lui faisaient écrire que Bande de filles est un mauvais film, et qui l’amenaient donc à se demander au nom de quelles idées ceux qui admirent ce genre de travail le défendent.

En me dirigeant vers la salle Debussy pour assister à la projection de La Chambre bleue de Matthieu Amalric – que je finirai par trouver fort réussi – je prolongeais dans ma tête les cogitations d’Aleksander. Mais je déplaçais un peu sa question concernant la critique des idéologies, vers un terrain plus ordinaire : de quoi le cinéma français est-il malade ? Je ne pouvais m’empêcher alors de penser au chef de la Cinémathèque Française, fraîchement nommé à l’avance sur recettes, et qui dans un entretien-hommage récemment publié dans les pages du journal Libération s’inquiétait comme moi de l’état du malade ; mais qui, un peu vite, se rassurait en se souvenant que : « heureuseuement, il y a l’audace : Guillaume et les garçons, à table ! ».

La réflexion pourrait alors se déplacer à nouveau, par exemple vers un problème plus général : qu’est-ce qui ne va pas avec la France ? Ou bien : qu’a-t-on fait au bon Dieu pour mériter de telles élites ? Mais restons du côté du cinéma. Quels sont les symptômes de sa maladie ? Prenons deux patients typiques, observés à quelques mois d’écart, un à Locarno, l’autre ici à Cannes : Tonnerre de Guillaume Brac et, à nouveau, Bande de filles de Céline Sciamma. Je les appelle patients tout en n’oubliant pas qu’aux yeux de la majorité des critiques il s’agit de deux films qui expriment le renouveau dans le cinéma – c’est entre autre pour cela qu’ils sont intéressants à mes yeux. Pour ma part, je tiens ces deux films pour tout ce qu’il y a de moins moderne aujourd’hui.

Tonnerre ne me convainc pas. Les personnages manquent de vérité. Rappelons-en le pitch : un jeune homme ne pardonne pas à son père d’avoir abandonné sa mère pour fuir avec une jeune fille. Un jour, il vit une histoire similaire : une jeune fille le quitte pour un autre et lui, fou d’amour, l’enlève. L’aventure tourne mal, mais celle-ci lui aura appris à comprendre les raisons de son père et de pouvoir enfin se réconcilier avec lui. La très grande partie du film se concentre sur l’aventure amoureuse du héros avec la jeune fille. Or, cette relation n’est jamais vraiment crédible, ni intéressante ; son évolution ne paraît pas naturelle et le dessein qui la détermine ne concerne pas les personnages dans leur humanité. Il s’agit d’une mission, celle de réconcilier le fils et son père, que le scénario s’est donnée et dont le héros et sa jeune maîtresse ne sont qu’un instrument. On sent, dans l’organisation des scènes, que le souci de l’écriture n’est que secondairement de représenter l’être humain, et principalement celui d’assurer la cohérence du récit. Dès lors, non seulement la relation entre le héros et son amoureuse apparaît fausse, mais chaque moment, chaque parole se charge d’un sens qui n’appartient pas aux désirs des personnages mais à la logique de l’ensemble.

Bande de filles souffre du même problème. On ne peut pas dire que la psychologie des héroïnes soit lourde ou grossière. Mais elle le devient, car justement elle n’en est pas une. C’est d’autant plus paradoxal que, vus de très près, scène par scène, image par image, les films de Brac et de Sciamma sont tous les deux des hymnes, par moments assez beaux, à la liberté... Mais, dès qu’on prend un peu de distance et qu’on observe le film comme un tout, la sauvagerie disparaît et, à sa place, émerge un enchaînement de plans sagement ordonnés. D’où la sensation d’assister à un spectacle contre nature, comme quand on regarde de près une plante sauvage et qu’on s’aperçoit en prenant un peu de recul qu’elle fait partie d’une forêt artificielle où toutes les plantes sont disposés à égale distance les unes des autres.

Heureusement, comme dirait mon ami Shad, il y a l’audace. Je la trouve du côté d’Amalric. Brièvement et schématiquement, je vais essayer de dire pourquoi.

La Chambre bleue est un roman que George Simenon a écrit en 1963. Le premier paragraphe est connu.

Je t’ai fait mal ?
– Non.
– Tu m’en veux ?
– Non.
C’était vrai. À ce moment-là, tout était vrai, puisqu’il vivait la scène à l’état brut, sans se poser de questions, sans essayer de comprendre, sans soupçonner qu’il y aurait un jour quelque chose à comprendre.
Non seulement tout était vrai, mais tout était réel : lui, la chambre, Andrée qui restait étendue sur le lit dévasté, nue, les cuisses écartées, avec la tache sombre du sexe d’où sourdait un filet de sperme.

L’œil s’arrête sur le mot « sperme ». Cependant, on parie qu’en le plaçant à la fin du premier paragraphe du livre, Simenon, dont le langage n’hésite jamais à être direct mais est très rarement vulgaire, avait moins l’intention de choquer son lecteur que de lui cacher, par ce changement soudain de registre, le détail important : le mot « sourdre ».

C’est ce mot-là qu’Amalric tâche de mettre en scène. Ou, pour être plus précis, c’est ce mot qui guide le cinéaste dans son travail d’adaptation. L’histoire est celle de deux amants qui sont accusés d’avoir tué leurs conjoints respectifs. Le film fonctionne comme une enquête, menée par le juge d’instruction dans un petit bureau. Ce faisant, le film visite toute l’histoire moment par moment, action par action, mot par mot. Il analyse les signes, comme un spectateur qui regarde un film.
Dans les films français, en général, cet exercice est extrêmement pénible. Un exemple. Dans une scène de Party Girl, l’héroïne se fait engueuler par son mari car elle allume une cigarette à l’intérieur. Ce n’est rien. Mais c’est lourd, car on comprend immédiatement ce que cette scène d’engueulade annonce : l’entrée du film dans sa deuxième moitié où l’héroïne va avoir des problèmes de couple avec son compagnon...
Le film d’Amalric essaye de se défaire de ce genre de lourdeurs. Dans le but de, pour reprendre les mots de Simenon, faire vivre au spectateur la scène à l’état brut, sans se poser de questions...

Comment ? En renvoyant tous les signes à la psychologie des personnages et pas à celle du scénario. Ces signes sourdent de la surface de l’image, comme le sang qui perle de la lèvre de Julien mordue par Andrée. Connaissant la suite, le juge d’instruction demande à Julien ce que ce geste voulait dire. Venait-il d’un excès de passion ? Ou bien Andrée lui avait-elle infligé à dessein cette marque que Julien devra par la suite justifier auprès de sa femme ? À ce moment, l’inspecteur joue le rôle d’un mauvais scénariste français. Il veut remettre tous les signes dans un ordre logique. Il refuse d’accepter qu’un geste, une parole, un mouvement ne soient faits à dessein. Et le film, via le personnage de Julien, de lui expliquer qu’au contraire les êtres humains ne pensent pas toujours comme ça. Que le réel est plus riche que le vrai car il n’exclut pas ce qui est incohérent.

Les plus beaux films sont ceux qui laissent entrevoir, sans la réduire à leurs propres fins, la complexité de l’être des personnages, leur « fantastique intérieur », comme l’appelle Jean Douchet. C’est pourquoi La Chambre bleue me semble éminemment moderne. Comme tous les films français réussis, il ne s’écarte pas du problème qui hante le cinéma français mais il en fait son propre problème. Il ne se limite pas à écrire un scénario différent de l’ordinaire. Il se place devant cet ordinaire et le dépasse de l’intérieur, opposant à l’obsession de la cohérence une forme de narration qui n’avance pas vers un but mais qui sourd d’un monde intérieur, secret, fondamentalement inaccessible dont on ne peut qu’observer les phénomènes extérieurs.

Mais La Chambre bleue est une exception. La maladie reste et risque de devenir épidémique. Car elle n’est pas la conséquence d’une certaine conception du cinéma, ni d’un effet de mode, mais d’une dérive d’un certain mode de production. Sans vouloir jeter la pierre au CNC, qui a beaucoup de mérites et qui permet à toute une industrie d’exister, la maladie du cinéma français est clairement une conséquence de son processus de fabrication reposant entièrement sur la sélection de scénarios par des commissions de lecteurs. Commissions où certes, on prend le temps de lire attentivement les projets, mais où toutes les critiques qu’on exprime s’appuient au fond sur un seul principe, le seul qui semble garantir une certaine objectivité et qui est celui, aristotélicien, de la cohérence.

par Eugenio Renzi
samedi 17 mai 2014

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