Vendredi 6 juin 2014
La première affiche des demi-finales hommes oppose le n°2 mondial Novak Djokovic au fantasque Letton Ernests Gulbis, le joueur qui a dit que les femmes ne devaient pas faire carrière dans le tennis. Tentons une expérience. Regardons, en même temps que Gulbis-Djokovic, sur un autre écran, un match féminin. Aujourd’hui, il n’y en a pas. Les demi-finales dames ont eu lieu hier, le jeudi leur étant traditionnellement réservé. Alors, on va ruser. France TV Sport propose un “replay” des matches. Pour rendre hommage à Ernests Gulbis, revoyons le long duel entre Eugénie Bouchard (Canada, 20 ans, 16ème mondiale) et Maria Sharapova (Russie, 27 ans, 8ème mondiale).
AJ - C’est parti. Déjà 2-1 pour Gulbis. 15-40 sur le service de Djokovic. Gulbis tente d’éviter un break de Djokovic à 2-2 sur son service. Je regarde les deux matchs sur internet. Le site France TV Sport offre des commentaires différents de ceux, lénifiants, de Chamoulaud et Cie à la télévision. Le commentateur internet du match Djoko-Gulbis est fou. Je pourrais presque l’écouter sans regarder.
TF - Ici c’est André Garcia, le toqué qui commente le handball et tient à prononcer les noms étrangers avec l’accent correct. Le problème, c’est qu’on pourrait facilement remplacer leurs commentaires par des feuilles de stats et des bandeaux en bas de page. Tout ce qu’ils ajoutent n’apporte rien au jeu.
AJ - Sharapova est solide, comme toujours. Ce n’est pas très beau à voir, mais ça avance. Gulbis a déjà cédé sa mise en jeu. Les plans sont les mêmes, je me demande si en passant d’un match à l’autre, je pourrais me dire que les deux ne font qu’un, un coup de Sharapova valant pour un coup de Djokovic. C’est une question de vitesse, je pense.
TF - Djokovic a déjà imité plusieurs fois Maria Sharapova, d’ailleurs. Elle a cette manie de tourner le dos à l’adversaire avant chaque service, le sien ou celui de l’adversaire.
AJ - Elle comprend tout à la mise en scène des matchs. C’est rare de voir le contrechamp de cette attitude de Sharapova, en tout cas quand il existe, ce contrechamp ne montre pas grand-chose : Bouchard qui plisse les yeux à cause du soleil. On l’a dit, le champ-contrechamp n’est paradoxalement pas une figure utilisée par la télévision ici.
TF - Parce que l’échange n’est pas sécable. On ne peut faire qu’un champ-contrechamp entre deux points, pour créer une tension artificielle, dramatiser un événement déjà dramatique en soi (l’une des joueuses va perdre le match).
AJ - Break pour Bouchard contre Sharapova. Les rôles s’inversent donc. C’est étrange, le match féminin imite ici le match masculin, pourtant, c’est Bouchard-Sharapova qui occupe mon plus grand écran. Comme si Djokovic-Gulbis n’était que le commentaire de la demi-finale dames. Le commentateur s’est calmé, Gulbis le déçoit.
TF - Il se pourrait qu’ils finissent en même temps. On reproche souvent aux femmes de gagner autant d’argent que les hommes en passant beaucoup moins de temps sur les courts (note : les matches sont en 2 sets gagnants dans le tournoi féminin, au meilleur des 5 sets chez les hommes en Grand Chelem).
AJ - Ce qu’on voit en montre bien l’absurdité. Première manche pour Djokovic. Celui qui est exclu du quatuor, c’est Gulbis : il n’a pas la force mentale de Sharapova, pas l’énergie de Bouchard, sans doute pas le talent de Djokovic. Je le disais, question de vitesse : Gulbis est dépassé par Djoko, c’est une course automobile et le Serbe a le meilleur moteur, dans la tête et dans les jambes. Entre Sharapova et Bouchard, il y a une plus grande opposition de styles : elles tapent fort toutes les deux, mais l’une fléchit sans arrêt ses jambes (Bouchard), l’autre reste debout (Sharapova). Pourtant, leur jeu n’est pas intéressant, mais ce sont elles qui nous donnent le temps de voir un peu de tennis.
TF - Un des matchs les plus forts de la quinzaine dames était le match précédent d’Eugénie Bouchard : son quart de finale remporté contre Carla Suarez-Navarro. Une opposition de styles, une vraie. Une Espagnole, dotée d’un jeu tout en lifts, d’un somptueux revers à une main, une joueuse qui arrondit les angles et utilise la géométrie du court (alternance de coup longs et très courts, visite du court dans toute sa surface). Bouchard a fini par y imposer sa puissance et a gagné en prenant des risques. Un affrontement du nouveau monde, la victoire de l’« audace » contre la défense. Mais aussi une victoire de la communication. Bouchard a quelque chose à vendre que n’a pas Carla Suarez Navarro, qui a pourtant un jeu plus varié, plus intéressant. Suarez n’est pas la poupée qu’attend la WTA, la vendeuse de bonbons et de jupettes roses que sont Bouchard et Sharapova.
AJ - C’est certain, à côté du Djokovic-Gulbis, la rencontre du blagueur serbe et du buveur letton, Bouchard-Sharapova est le vrai match des stars. Le public est assez passionné par la rencontre : on sait que Bouchard a un fan-club qui la suit partout. Chez les hommes, on a déjà aperçu les premiers tableaux de statistiques, moins chez les filles, comme si les chiffres indiquaient que c’est du côté de Djokovic et Gulbis qu’il se passe des choses. Plus de ralentis chez les filles, on y remarque surtout les grimaces des joueuses. Le match Sharapova-Bouchard a quelque chose de passionnant que n’a pas la rencontre masculine : j’ai l’impression que les plans sur le nombre de coups gagnants et de fautes directes essaient de masquer ça. Quelque part, si on croyait au complot, ces images rallongent le match des garçons pour ne pas qu’on croie prendre plus de plaisir à regarder jouer les femmes.
TF - Les statistiques sont remplacées par l’intensité des cris. On pourrait comparer les cris de Maria Sharapova sur tout un match, comprendre comment ses cris s’intensifient selon le moment du scénario du match, si elle gagne où elle perd le point : c’est tout le temps elle qui dirige le tempo, comme le temps qu’elle prend entre les échanges. Crier pendant l’échange n’est pourtant pas le seul fait des joueuses : Nadal rugit à chaque frappe, Federer pousse des râles, Djokovic se met à crier quand le match devient vraiment dur. La participation à la création sonore permet d’installer l’ambiance, l’identité de jeu et faire une mise en scène de soi, de sur-jouer une violence recherchée et prisée par le tennis télévisé depuis les années 80.
AJ - C’est la figure du showrunner : Sharapova, Nadal, Djokovic, Federer et les autres. Je suis étonné qu’aucun film sur le tennis n’ait été fait portant ce titre : Showrunner. On a eu Le stratège de Bennett Miller sur le base-ball, mais je ne me souviens plus du titre américain, qui n’a rien à voir, je crois. Cela me revient : Moneyball, comme money-shot. Chez Sharapova, les money-shots sont des shouting-shots, des coups criés, et le plan n’est plus rythmé que par du bruit. C’est clairement de la mise en scène : Djokovic se préserve pour dimanche. Là il s’en fout, il est en train d’écraser Gulbis. Mais la règle est la même chez les filles : si Sharapova pouvait laminer Bouchard, elle le ferait. Le tournoi féminin est allé trop vite, la demi-finale est éclatante, mais il n’est pas sûr que la finale ait autant de paillettes. Ce sera sans doute l’inverse chez les hommes. L’égalité s’accomplit toujours là où on s’y attend le moins. Le fric équitablement distribué n’a pas réussi à occulter le fait que l’égalité était aussi ailleurs. C’est tant mieux, autant pour les types comme Gulbis. Je récapitule : 5-3 dans la deuxième manche pour Djokovic, première manche Bouchard sur le grand écran.
TF - Je ne sais pas si on pourrait imaginer un Stratège dans le monde du tennis. Probablement, tant le tennis-pourcentage, celui qui compte tout, tout le temps, qui capitalise sur tout, a fini par l’emporter. Le film de Benett Miller s’inspirait du livre de Michael Lewis The Art of Winning an Unfair Game. Ce titre irait bien au tennis, sport qui rend justice aux forts et lamine les faibles : un jeu où la victoire est difficile à construire, si dure qu’elle ne sélectionne qu’une élite de grands champions alors qu’elle relègue au rang de faire valoir les joueurs plus ordinaires. Contrairement à Moneyball, le tennis ne retient souvent que le nom du vainqueur.
AJ - Oui, mais le tennis a une particularité, qui peut parfois remettre de l’égalité dans l’inégalité sportive : tous les points n’ont pas la même valeur, et seuls les forts le savent. On pourrait dire qu’il y a deux types de joueurs et de joueuses de haut niveau : ceux qui ne jouent que les points les plus importants (Nadal, S. Williams) et les showrunners (Sharapova, Monfils). Ce sont là les vraies différences de style, les surfaces n’ont que peu d’importance. D’ailleurs, j’ai l’impression que Sharapova-Bouchard est plus tributaire de la lenteur de la terre battue que Djokovic-Gulbis, qui fonce tout droit. Ce serait du gazon, on en serait au même point. Avant, je regrettais que chez les femmes, les spécialités par surface (gazon, terre battue ; surface rapide) soient moins marquées que chez les hommes. Force est de constater que les matchs que nous regardons démentent cette certitude. Le commentateur de France TV Sport se lamente : pour lui, c’est cuit, Gulbis a perdu. Je ne suis pas loin de partager son avis. Sharapova a serré le jeu, incontestablement, mentalement elle est au-dessus. Elle mène 3-1 dans la deuxième manche.
TF - On voit pas mal de “spécialistes” briller chez les femmes. Nadal est comme Federer : spécialiste de tennis. Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il ne joue que les points importants. Disons qu’à l’instar des meilleurs, il est capable de hausser son niveau de jeu dans les moments clés. Peut-être est-ce plus marqué du côté de Federer, alors que Nadal se rapproche de Sharapova dans l’attitude, jouant sa vie et sa suprématie sur chaque échange, comme s’il s’agissait du premier et du dernier. Un réflexe qui ramène leur statut de super-star à l’enfance, au défi qu’on peut s’imposer de ne jamais perdre un point, ou chez les amateurs : « allez un dernier, je veux pas finir sur une faute ».
AJ - A vrai dire, en regardant Djokovic, je me dis qu’il est en effet plus dans cette catégorie que Nadal. Je dirais que face à Nadal, en Grand Chelem et particulièrement à Roland-Garros, la difficulté est qu’il peut toujours revenir, que même quand on est en avance, on est en fait en retard tant qu’on n’a pas gagné. Une autre difficulté : contre lui, le jeu doit être constamment à un très, très haut niveau, quand lui peut vous crucifier en gagnant un point important. Même courts, les matchs contre Nadal sont sans fin. Il y a toujours de l’iliimité face à lui : dans un échange qu’il va de toutes façons gagner, dans une série de matchs qu’il domine de toutes manières, dans le temps pris entre deux services.
TF- Pendant ce temps-là, sur le replay, Maria Sharapova use Eugénie Bouchard. Un peu comme chez Nadal, la joueuse russe met plus d’intensité, crie davantage, lorsqu’elle sent que l’adversaire baisse un peu le pied. Djokovic, pour l’instant peu mis en difficulté dans les deux premières manches, est le prototype du joueur de tennis à un stade avancé du néo-libéralisme. Devant au score, il capitalise sur ses rentes, donne peu, prend tout (ce n’est pas pour rien que Djoko est le meilleur relanceur du monde). Mené, dos au mur, il est capable de se régénerer de manière étonnante. Lors de la demi-finale de l’US Open de 2011 contre Roger Federer, il avait frappé un retour de coup droit, pratiquement les yeux fermés pour sauver une premier balle de match, et finalement remporter la rencontre. Au moment où on croit sa fin proche, il trouve la clé pour se reconstruire.
AJ - Régénération : X-Men, Wolverine. L’héroïsme de Djokovic est le stade suprême du néo-libéralisme. Federer est plus un aristocrate ; d’ailleurs, Wimbledon, où chacun arrive en costume blanc sur le court, est son jardin. Nadal est le plus prolétaire de tous. Gulbis est incroyablement détendu : il vient de breaker Djokovic. Cela me fait penser au jeu de Monfils. Le Français ressemble à un invertébré, pourtant je le trouve incroyablement tendu quand il joue des matchs importants (je n’ai pas vu le match contre Murray hier). C’est un peu pareil ici : Gulbis semble avoir le dos bloqué (d’après un long ralenti sur sa main parcourant sa colonne vertébrale), mais c’est Djokovic, déguingandé, qui flanche. Quelque part, Federer ne sait pas être héroïque : son seul héroïsme, c’est le visage toujours attendrissant de la noblesse défaite. Bouchard est revenue dans la deuxième manche contre Sharapova : c’est l’abnégation (ou l’audace dont tu parlais) contre le capitalisme du mental. En effet, Sharapova a déplacé vers la tête ce que Djokovic fait dans le jeu. Elle a toujours la confiance pour elle, la certitude qu’elle va gagner. Regarder le match en replay alors qu’on connaît le résultat renforce cette impression, on partage avec elle ses certitudes.
TF - L’image de ma télévision vient de se figer sur le visage de Djokovic. Plus d’égalité, Sharapova s’en moque et retourne s’asseoir et se désaltérer. Marrant que tu compares les joueurs à des mutants, au sens propre, capables de “muter”, de s’adapter à toutes les circonstances, à toutes les surfaces. Chez les dames, ce registre de la métaphore a moins de prise. Elles sont réduites à leurs caractéristiques, leur matérialité : le physique, les cris, le combat de boue ou catfight, et tous les réflexes misogynes possibles.
AJ - Pourtant, c’est physiquement que Gulbis craque. Il est déjà mené 2-0 dans la quatrième manche, après avoir gagné la troisième. Chez les filles, le physique ne paie pas encore les efforts. Sharapova a gagné le deuxième set, ça va être dur pour Bouchard, qui était pourtant revenue dans le match. Il y a en effet des joueurs qui ont dû muter pour continuer à progresser, Nadal en est le meilleur exemple. Il a contaminé les autres, parce que les autres ont bien voulu que ça se joue sur ce terrain. Gulbis a débreaké. Le match devient fou, mais le jeu se délite complètement, chez les filles c’est toujours aussi intense. On a remarqué que les tableaux de statistiques avaient été affichés moins longtemps à la fin de chaque manche, comme pour presser les joueuses de repartir au combat. Immédiatement, ce qu’il y a de sympathique dans un match se transforme en injonction désagréable. Puisqu’il y a égalité, on leur demande de jouer aussi vite que les hommes. Peut-être vont-ils nous faire revenir Serena Williams pour la finale, privilège inédit accordé à la tenante du titre malgré son élimination au second tour, histoire de revoir des services féminins à 200 à l’heure.
TF - Surtout pas ! La grande différence entre Serena et Nadal, par exemple, c’est que malgré toute la domination dont Serena est capable, on sent qu’elle peut, dans un mauvais jour ou de mauvaise humeur, perdre et même lâcher des matchs. Le circuit WTA est de ce point de vue beaucoup plus étonnant, un jeu à qui perd gagne, où même les meilleures ne veulent pas assumer d’être les porte-drapeau du jeu sur le court. Djokovic est un sacré acteur, capable de passer du super-héros (qu’il n’est pas, de toute évidence) à une mimique à la Robert de Niro, pour dire à quel point il est épaté par son adversaire. Cela lui a longtemps valu une réputation de truqueur dont il s’est aujourd’hui en partie débarrassé. Federer avait eu cette formule définitive, après leur première rencontre en Coupe Davis, où Djokovic avait fait appel plusieurs fois au kiné : « Novak is a joke ». Le « Joker » était né. Peut-être plus qu’un super-héros, c’est dans une sitcom qu’il aurait sa place.
AJ - Exactement. On retrouve le modèle de la série. Il faut avoir toujours les mêmes personnages pour faire une sitcom. Chez les femmes, c’est impossible, il faudrait des stand-alone, des épisodes autonomes, comme dans les deux premières saisons de Fringe : Sharapova me rappelle Olivia Dunham, même force mentale, même aridité. Eugénie Bouchard n’est guère que son double, même marketing, même puissance. Comme c’est le cas dans le match des dames en ce moment, le double est moins bon que la Olivia originale. Pourtant, dans Eugénie, il y a génie. Mais ses titres viendront plus tard. Pour Gulbis, ce n’est pas sûr. Djokovic sert pour le match.
TF - Sacré sens du scénario, le Djoko. L’homme du milieu, du compromis, pour reprendre les comparaisons avec le cinéma, un peu mou, serait plutôt Stan Wawrinka, généralement aimé, mais au fond assez vulgaire. Chez les filles, il n’y a qu’une série, vraiment égalitariste qui a su élever une anonyme jusqu’à en faire une vraie héroïne, une des plus belles : la Gwen Cooper (Eve Myles) de la sublime série Torchwood. Dans le circuit féminin, il n’y a guère que Justine Henin, proportionnellement aussi peu sympathique sur le court que son jeu n’était brillant.
Le match des hommes est terminé.
AJ - Oui, on attend désormais l’exploit impossible de Murray face à Nadal. Torchwood vs. Fringe, c’est une bonne fin. Les filles vont bientôt en terminer aussi, victoire de Sharapova à la clé. Le timing était presque parfait.