L’image violente #1

Entretien avec Sylvain George

Cet entretien nous permet de poursuivre et de clore provisoirement le travail que nous avions initié autour de la sortie du dernier film de Sylvain George, Vers Madrid - The Burning Bright, avec un texte à retrouver ICI et un verbatim de discussion avec le réalisateur, à lire ICI. Nous remercions Adrien Genoudet et Sylvain George pour cette longue conversation, que nous publions en trois parties.

ADRIEN GENOUDET : J’aimerais, pour commencer, ton sentiment sur une citation que j’aime beaucoup. Elle me semble te correspondre. Elle est de Georges Didi-Huberman. Il évoque le cinéma d’Harun Farocki :

« À pourfendre sans relâche la violence du monde, les films de Farocki – malgré leur tact fondamental, leur façon en quelque sorte bressonnienne d’organiser le dialogue entre les images et de ne jamais lâcher leur sujet, tout comme Bresson tenait serré ses cadrages – font violence à une certaine prétention du spectateur quand il veut qu’on lui donne des conclusions. Cette violence n’est que la persévérance d’une pensée qui a compris ceci : une image n’a jamais le dernier mot (pas plus qu’un mot, d’ailleurs). »

Il ajoute, un peu plus loin :

« Élever sa pensée jusqu’à la colère. Élever sa colère jusqu’à se brûler soi-même. Pour mieux, calmement, pourfendre la violence du monde. »

Je trouvais que cette citation correspondait bien à ton travail – j’aime surtout le mot « pourfendre ». Casser, créer des sillons. Il y a des mots clés, comme le mot « colère », qui peut s’apparenter à une définition de certains de tes plans, de certaines séquences… Et il y a cette idée de « faire violence », violenter le spectateur, la position que le spectateur a parfois dans ton cinéma. Qu’est-ce que ces mots t’inspirent pour commencer ?

SYLVAIN GEORGE : Ce texte de Georges Didi-Huberman est très beau et intéressant. Il fait directement écho à plusieurs de ses livres très récents que j’ai aimé, comme Sentir le Grisou (sur Pasolini) ou Blancs Soucis (sur Sarkis notamment) à propos de cinéastes ou bien, sur l’image toujours, la trilogie L’œil de l’histoire, Images malgré tout, Quand les images prennent position… pour n’en citer que quelques uns.

La colère, oui, lorsqu’elle n’est pas aveugle, une passion triste, peut être un moteur extrêmement puissant, pour le travail créatif, comme pour le fait de vivre. En ce qui me concerne, je n’ai jamais vraiment réfléchi, essayé d’analyser de cette façon mes motivations. Mais si cela devait être, et puisque la question est posée, je pense que je me réfèrerais plus à la notion d’animositas, telle que proposée par Spinoza. L’animositas, la fermeté, qui n’a rien à voir avec l’animosité, est une des deux dimensions, avec la générosité, de la « force d’âme », cette forme que peut prendre la persévérance dans l’être. Ou comment un individu peut faire preuve de fermeté, comme d’une certaine rage, c’est-à-dire répondre au désir de se conserver en vertu de ce qu’il croit juste, du seul commandement de la raison, et faire preuve de générosité, c’est-à-dire répondre au désir par lequel on va établir des liens d’amitié avec les autres hommes, voire prêter assistance à d’autres hommes, prêter attention, prêter son attention aux autres. Il ne s’agit pas du tout d’une quelconque posture, ou d’une stratégie de distinction, mais « simplement » d’essayer d’être, donc de définir peu à peu son éthique, son esthétique, sa politique, ce qui peut impliquer d’être en rupture avec certains traits dominants d’une époque donnée. La notre étant marquée du sceau du consensus, tout ce qui paraît dissonant apparaît forcément comme « violent ».

D’une certaine façon, je revendique cette violence-là. Mais ce qu’il est important de remarquer, c’est que cette violence ne s’inscrit pas sur le même plan d’immanence que celle sur lequel évolue la violence « consensuelle », c’est-à-dire tout bonnement celle qui rejoint la violence d’Etat, la violence conservatrice de droit. Il ne s’agit pas non plus de son corolaire, d’une violence « symétrique », la violence fondatrice de droit, telle qu’on peut la trouver parfois dans les grèves etc. , et qui devenue majoritaire, devient elle aussi policière. Il s’agit d’un troisième terme, la violence « souveraine ». Cette « violente souveraineté du vivant » qui fait qu’un individu, attaché à la définition de son être, de son irréductibilité, vient rompre avec la violence mythique du droit, vient destituer le droit, y compris des pouvoirs dont il dépend, et ouvre les possibilités, dans l’ici et le maintenant, d’une nouvelle ère historique. D’une ère ou le petit, le singulier, la nature, ne sont plus assujettis à une forme dominante, une idéologie dominante, une historiographie dominante, mais bien au contraire peuvent être, à chaque instant, restitués dans leur intégrité physique et psychologique, dans leur beauté et leur incandescence, dans leur devenir et leur disparition.

Ce type de violence, la violence souveraine, qui « ouvre violemment » le réel, plutôt que de le forclore à l’instar de la violence « normée », qui explore de nouvelles formes de perceptions et manières d’habiter le monde plutôt que de le réduire violemment à une lecture unilatérale, est à l’œuvre dans de multiples champs, sous des formes très variées, et a été travaillée par de multiples personnes, artistes, philosophes etc. Il serait trop long, vain, inefficient de composer une constellation. Mais parmi certaines propositions qui m’intéressent actuellement [1], le travail d’Harun Farocki prend place, et fait sans aucun doute partie de ces œuvres intransigeantes et « fermes », tout en étant profondément respectueuses et « généreuses » à l’endroit des êtres et des choses. Œuvres qui déplient ce que l’on pourrait appeler des images violentes, en ce que loin des figures imposées, des images surexposées et modélisables, ce sont des images périssables, qui parlent du temps et du devenir.

Le fait que Georges Didi-Huberman ait consacré aux films de Harun Farocki certaines de ses recherches est très important, tant le travail de ce cinéaste, bien que très reconnu dans certains cercles, dérange pourtant conséquemment. Le silence qui a accompagné sa disparition en juillet 2014 en témoigne, est assez révélateur de l’époque ultra-conservatrice que nous traversons actuellement [2]. Dans le champ cinématographique en effet - et on me pardonnera de m’exprimer peut-être de façon un peu « massive » - rares sont les films qui s’attachent aujourd’hui à travailler et poser un regard parfois critique sur des questions comme celles des rapports sociaux, la guerre, le colonialisme, le post-colonialisme etc., tout en engageant simultanément une recherche esthétique et cinématographique exigeante. Et lorsque cela peut-être, ces films sont systématiquement disqualifiés, renvoyés à des catégories génériques et obsolètes qui leur ôte toute légitimité en tant que sujet cinématographique : « cinéma politique », « cinéma militant »… un cinéma donc qui, selon la rhétorique consacrée, serait marqué par une idéologie donnée, assènerait des vérités ultimes, ferait du prosélytisme etc. etc.

Dans le même temps, nombre de films célébrés aujourd’hui (comme depuis une trentaine d’années), dits « apolitiques » et élevés au rang de « cinéma d’art », instrumentalisent et objectivisent violemment des évènements parfois dramatiques (misère en Asie, guerre au Moyen Orient, jeunes femmes dans les banlieues françaises non identifiées, non identifiables, question du terrorisme saisie par simple esprit d’opportunisme, roman photo post-colonial…), d’une part en jouant sur les registres de l’émotion, de la compassion, de l’exotisme, du « choc » et de la jouissance esthétique – et on voit bien là les formes que peut prendre à nouveau l’esthétisation du politique dont pouvait parler Benjamin dans son célèbre texte sur l’œuvre d’art, tout comme le triomphe de l’idéologie de « l’art pour l’art » que celui-ci pouvait constater chez Marinetti s’extasiant devant la beauté des bombes en train d’exploser durant la première guerre mondiale. Et d’autre part, en universalisant les problématiques. Or nous savons bien, c’est presque banal de le dire, que les cultures occidentales ont inventé la notion d’universel pour imposer en fait leurs propres « valeurs » comme valables pour tous, et pour aussi imposer aux peuples colonisés la notion même de valeur. Cette catégorie d’universel est une tromperie complète si je puis m’exprimer ainsi, et qui là aussi, permet de faire accepter peu ou prou, y compris sous l’angle retors du « politically correct », les normes idéologiques qui triomphent actuellement : c’est, encore et toujours, le temps des « Assis-agressifs. »

Duplicité du discours donc, puisque les œuvres dissensuelles dont nous parlons, et quelque soit parfois leurs référents avérés - marxiste et brechtien pour revenir à Farocki par exemple - ne cèdent bien évidemment en rien à l’idéologie, ne considèrent l’art comme un véhicule, le spectateur comme un être aveugle. Ces images violentes sont des images extrêmement dynamiques, qui prennent en charge les confrontations, bruits, injustices et beautés du monde, tout en transgressant dans leur advenue toute idée de « chose en soi », les seuils et lisières des mondes forclos, des mondes connus. On pourrait encore dire que les images violentes improvisent des réponses à la « violence des images », c’est-à-dire à la violence du « monde tel qu’il va », et ouvrent à l’illimité, la démultiplication des mondes.

« Nous massacrerons les révoltes logiques. […] Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! » [3]

AG : C’est intéressant de voir que tu lies presque automatiquement la notion de « colère » et de « violence ». Comme ce que note Didi-Huberman : « élever sa pensée jusqu’à la colère ». Et dans le même temps, « élever sa colère jusqu’à se brûler soi-même » ; passer à l’acte artistique, par exemple, pour aller jusqu’au bout du processus… Et il continue « pour mieux calmement pourfendre la violence du monde ». Dans les deux cas, les deux termes sont liés, chez Didi-Huberman, et chez toi aussi… Encore aujourd’hui, notre société verrouille, empêche, de nombreuses vocations. Didier Eribon parlait de la société comme un « verdict » (La société comme verdict, 2013), mêlant à la fois les origines sociales et leur devenir dès lors que la personne s’émancipe et évolue au sein d’une société donnée…

SG : Les travaux de Didier Eribon sont très intéressants, puisque celui-ci s’interroge justement sur les possibilités qu’un individu peut avoir pour s’appréhender soi-même dans son « être-au-monde » social et politique. Un être social façonné par une société qui assigne les individus, selon des variables très différentes, à des places prédéterminées au sein de l’espace social. Le problème il me semble chez Didier Eribon (bien que celui-ci intègre des éléments de la pensée de Foucault parmi lesquels le fait qu’il existe de multiples foyers d’assujettissement, pouvant toucher n’importe quelles couches sociales), comme pour aussi chez Pierre Bourdieu, c’est qu’ils admettent le postulat dominant/dominé, d’une inégalité entre les individus, liée aux places occupées, la supposée Culture non partagée etc. ; qu’ils insistent sur les dispositifs de la monopolisation du pouvoir, sur la dépossession intellectuelle et politique du dominé, de l’individu réduit dès lors à un simple statut social. Ce faisant, ils limitent ainsi les possibilités concrètes d’émancipation, la capacité d’être et les puissances de l’agir politique de l’individu. Il peut certes exister quelques « transfuges de classes », mais généralement le « dépossédé » ayant intériorisé la norme (violence symbolique), n’a pas forcément conscience de sa condition et partant, la vie menée allant de soi, l’idée même de révolte serait absente.

Or pour ma part, et sans aucun idéalisme, je me fais l’avocat d’une liberté entière, et reste persuadé qu’un individu quel qu’il soit, est fondamentalement irréductible. Il ne peut se réduire à une origine sociale ou ethnique, ainsi qu’aux représentations qu’une société peut véhiculer de lui. Tout le travail, le « métier de vivre » disait Pavese, pour tout un chacun, c’est de parvenir à déployer cette liberté, le non-droit d’une certaine façon, à l’existence ; le non-droit de se découvrir et se développer, d’engager un profond travail de définition de soi, et donc de se réveiller du rêve de l’autre comme de celui d’une époque.

En second lieu, je ne considère pas qu’il y aurait, ontologiquement si je puis dire, une classe supérieure à une autre. La honte ressentie et décrite par certains transfuges, comme l’écrivaine Annie Ernaux par exemple, ne me semble que conforter voire légitimer la hiérarchisation, et stratification d’une société, la volonté de dessiner non pas un devenir-minoritaire, mais un devenir-majoritaire.

Je rejoins en cela certaines positions de Walter Benjamin, Gilles Deleuze ou encore Jacques Rancière qui tous, à des époques différentes, se sont employés à questionner le marxisme et la notion de domination [4].

Les travaux de J. Rancière par exemple, posent qu’une politique d’émancipation authentique doit partir du postulat de l’égalité et de ses effets, et que la seule considération des déterminismes sociaux ne peut que nous enfermer dans le cercle de la domination et de l’impuissance. Comme il l’écrit quelque part, l’affirmation de l’égalité par « laquelle chacun se considère égal à tout autre et considère tout autre comme égal à soi », et l’affirmation selon laquelle « il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle qui est faite », visent à aider chacun à avoir confiance en sa propre capacité à interrompre politiquement le cours présent du monde.

Le politique, comme l’émancipation politique, la mise en crise des partages établis, reposent sur l’écart entre les conceptions et discours dominants des entités supposées éclairées (que cela soient les experts, les gouvernants et jusqu’aux militants qui identifient eux aussi la politique à la question du pouvoir, au moment même où ils imposent aux ouvriers l’idée qu’ils sont, eux, incapables de reconnaître leur dépossession), et les activités dans lesquelles l’ordonnancement de la société est dérangé par ce que Rancière appelle le dissensus ou « l’inscription d’une part des sans-part. » Il s’agit d’une conception de la politique très forte, entendue comme acte d’interruption et de dérèglement du « lien » social établi.

On parlait d’une société verrouillée, cadenassée, conservatrice, et je ne peux qu’être en accord avec ces réflexions. Nous évoluons dans une société d’héritiers. Cette affirmation n’est en rien extrémiste, les études de l’Insee et d’autres organismes le déclarent régulièrement. Pour prendre un exemple aussi banal qu’édifiant, il n’y a qu’à observer comment le système de l’éducation nationale est structuré et hiérarchisé, pour comprendre comment certaines places sont allouées (ou confisquées) par certains privilégiés, comment un système se perpétue.... Comme autre exemple tout aussi banal, les politiques d’aménagement du territoire, qui créent de véritables ségrégations territoriales, sociales et politiques. L’introduction de la discrimination positive (qui se fonde, rappelons-le, sur la substitution du concept d’égalité par le concept d’équité), que cela soit dans l’éducation, ou dans les dispositifs types « politiques de la ville », ne fait que valider cet état de fait. On pourrait encore prendre comme exemple le monde du cinéma, où la reproduction sociale fonctionne à plein dans tous les secteurs, et jusqu’à certaines revues autrefois célèbres et qui ne sont plus que des « survivances » souvent très arrogantes et néo-conservatrices - ainsi, l’émergence dans ce contexte de revues internet ou papiers telles que Debordements, La Furia Umana, Independencia, DesistFilm, qui s’attachent avec audace à renouveler le genre de la revue critique et cinématographique, est plus que jamais à saluer, est proprement exemplaire [5].

C’est pourquoi je trouve extrêmement intéressant le fait que cette pensée esquissée rapidement ci-avant, et qu’il faut bien évidemment discuter, critiquer et ne pas considérer comme un horizon indépassable, soit mue par l’impossibilité de s’accommoder de la distribution sociale des fonctions. Le tout est de savoir comment faire pour que nos affects, les sentiments, les représentations qui nous habitent, liés aux parcours de chacun, puissent déboucher, non sur les deux termes de la violence « policière », mais sur une violence souveraine, « dé-créatrice [6] », ou bien encore « destructrice » [7] ?

Les évènements récents, les actes terroristes commis il y a quelques semaines viennent, s’il le fallait encore, le rappeler. Et s’il n’est en aucune façon question de justifier ou d’excuser de tels actes, de trouver une quelconque légitimité à ceux-ci, il importe cependant de s’interroger sur la perpétuation de ceux-ci dans l’espace public. On ne naît bien évidemment pas terroriste, on le devient. La société se sentant en danger, on fait mine de redécouvrir – sublime vertu de la conservation de soi – et bien entendu pour un temps limité, l’existence des banlieues qui depuis plus de trente ans souffrent de l’indifférence généralisée, de la mise en oeuvre de politiques discriminatoires, de l’absence de perspectives pour les personnes y résidant.

Si on me permet une note personnelle : pour avoir passé une partie de mon enfance et début d’adolescence dans une banlieue lyonnaise, Vaulx-en-Velin, une de ces cités autrefois qualifiées de « cités dortoirs » ou « cité chaudes », aujourd’hui appelées « ghettos », « zones de relégation » etc., je puis me souvenir et témoigner de l’incompréhension, l’irritation, voire la colère de certains de mes copains de l’époque - ceux-là même qui participaient de la première génération de ce que l’on a improprement appelé les « beurs », et qui manifestèrent lors de la célèbre marche dans les années 80 - devant l’emploi du mot « intégration ». « Intégration », fameux maître-mot utilisé incessamment, et vécu de façon extrêmement douloureuse par la majorité des jeunes gens français, nés sur le territoire français, et sommés de se conformer à une société française dont ils font partie de fait, et qui les exclue pourtant continuellement. Je me souviens comment cette cité, créé en 1972 dans les marais aux alentours du village de Vaulx-en-Velin s’est dégradée en moins de quatre ans : cages d’escalier détériorées, ascenseurs en panne… ; comment dès 1978, après moins de six ans d’existence, et bien avant celles du quartier des Minguettes à Vénissieux en 1981 qui initièrent les politiques de la ville, les premières voitures brûlèrent sur les parkings... Une cité qui bien sûr finit par se révolter et « exploser » après la mort du jeune Thomas Claudio, percuté volontairement par la police le 6 octobre 1990. Des émeutes qui donnèrent lieu à de nouvelles terminologies de guerres : « guérilla urbaine », « Intifada des banlieues ». Des émeutes qui plongèrent les responsables politiques locaux et nationaux dans un grand « désarroi » car la réhabilitation de la ZUP de Vaulx-en-Velin, entreprise depuis 1985, faisait déjà figure de modèle de la politique de la ville, avec le projet Banlieue 89 conduit par Roland Castro - un « désarroi » qui pour autant n’empêche pas, aujourd’hui encore, de s’interroger sur l’efficience de ces politiques qui en réponse aux problèmes économiques et politiques (question du post-colonialisme etc.), s’attaquent au ravalement de façade et aux rafraichissements des immeubles… Une cité, d’où provenait aussi Khaled Kelkal, mort il y a tout juste vingt ans, en 1995, dans une fusillade avec la police après avoir perpétré des actes terroristes (sous couvert d’islamisme) dans des trains, et dont le parcours [8] résonne trente ans plus tard avec l’actualité la plus immédiate.

Qu’une ministre de la République valide aujourd’hui le fait qu’un enfant de huit ans, bien sûr rejeton du prolétariat et de la colonisation, de religion musulmane, puisse être dénoncé par son école pour des propos « anti-Charlie » et entendu avec son père par la police dans un commissariat, en dit long sur les vertus pédagogiques de la fameuse « Ecole Républicaine » ; tout comme sur les mœurs policières qui traversent l’ensemble de la société et frappent au premier chef le noir, l’arabe à l’allure louche, celles et ceux dont les faciès font qu’ils « ne sont pas encore tout à fait français »…

AG : Tout cela, finalement, à fait naître un désir, un désir de cinéma en somme. Ce medium dont tu parles, celui qui t’a permis de venir canaliser cette colère et cette violence, c’est le cinéma. J’aimerais bien que tu expliques le pourquoi, pourquoi le cinéma et non pas un autre art ou médium. Pourquoi ce médium est apparu, dans ton travail, comme le meilleur moyen de venir condenser tous ces désirs ? Pourquoi, dans le même temps, ce désir était-il présent si tôt, vers tes 18 ans, et que tu as commencé à faire du cinéma près de 15 ans plus tard ?

SG : Je me souviens très bien avoir décidé de devenir cinéaste et de faire des films à l’âge de 18 ans. J’étais allé je crois voir un film de Bergman, cela devait être Fanny et Alexandre. Je n’avais pas vraiment apprécié ce film, à l’exception d’une séquence qui m’avait intriguée (celle de l’appartement du juif, où l’androgyne, ou l’hermaphrodite, est enfermé dans une cage), mais en sortant de la salle, mon désir de cinéma était évident, la décision de faire des films prise.

J’ai eu une éducation fondée sur le livre et sur l’image : beaucoup de lectures et le cinéma, pas de télévision (ma mère était bibliothécaire, puis conservatrice et directrice de médiathèque, et nourrissait une véritable passion pour le cinéma). Le premier film que j’ai choisi et vu seul dans une salle de cinéma par exemple était Beau-Père de Bertrand Blier lorsqu’il est sorti en 1981, j’avais alors 13 ans. J’avais aimé cette première expérience, étais très fier d’être allé voir un film pour adulte, et avais ressenti un grand sentiment de liberté et de maturité.

L’adolescence ne s’est pas bien passée… J’ai quitté Lyon à la majorité pour gagner Paris dans le but de faire du cinéma. Les premiers temps bien sûr, c’est un peu la bohème, la découverte, puis très vite, la bourse n’étant pas sans fond, je me suis retrouvé confronté à des principes de réalité. Je devais survivre, subvenir à mes besoins. Cela a été très très compliqué. C’est dans ces moments là que l’on comprend véritablement, viscéralement, comment cette société peut fonctionner, que l’on mesure sa dureté, son indifférence, sa violence, que l‘on fait connaissance avec une certaine forme d’errance et d’oubli de soi, et que l’on éprouve le sentiment de ne pas, ou de ne plus exister. Je peux cependant dire que mon désir de cinéma a toujours été présent, parfois en avant ou arrière plan, mais sans que je n’y renonce jamais. Y compris dans les moments les plus « improbables » où l’on peut se retrouver à vendre des bougies supposées ne pas fondre dans des barres d’immeubles (de banlieues évidemment)... Parvenir un jour à réaliser des films était une obsession quotidienne, un rêve permanent.

AG : Mais qu’est-ce qui a fait que tu as senti que c’était le langage cinématographique qui te correspondait ?

SG : Je pense que ce n’était pas uniquement la question du langage cinématographique qui m’intéressait, mais l’expérience cinématographique dans son entier, de la fabrication d’un film à son exposition dans les salles, de l’activité du cinéaste comme de celle du spectateur. Le sentiment, très diffus au départ, du lien, entre soi et le monde, de la découverte de soi et du monde, que cela soit dans une salle de cinéma, ou dans la réalisation d’un film ; le sentiment que « le cinéma » pouvait être un lieu-refuge et un moyen d’expression important, un lieu où l’on pouvait enfin être et vaincre, peut-être, un sentiment d’exclusion et d’enfermement.

Ce qui me plaisait aussi c’était sans doute cette capacité de pouvoir jouer avec les catégories du temps et de l’espace. Par exemple, une de mes premières idées à 18 ans était de ne pas faire des films narratifs et linéaires, avec des histoires, des flashbacks etc. J’imaginais des formes complexes, des télescopages entre des langues et des paysages différents. Lorsque j’ai découvert très vite les œuvres de J. Vigo, de J. Mekas, les travaux de W. Benjamin (sa philosophie de l’histoire), les choses sont devenues très claires et évidentes.

J’avais aussi le sentiment que pouvaient se concilier dans le langage cinématographique de multiples centres d’intérêt artistiques ou esthétiques : la sculpture, la peinture, la gravure, la littérature, le théâtre, la philosophie… (Considéré comme plutôt créatif, on m’avait orienté vers la section F12, « Arts appliqués », qui venait de se créer à l’époque dans les lycées. Ce fut une grossière erreur d’orientation car cela ne me convenait pas du tout, et aurais dû aller en Lettres. Mais j’y ai au moins découvert l’histoire de l’art, ou la sculpture que je m’étais amusé à appréhender).

Etant aussi par moment un peu timide, ou sauvage, le cinéma me semblait susceptible de m’aider à aller au devant des gens.

AG : Le cinéma vu comme art total et comme une sorte de refuge…

SG : D’une certaine façon, mais sans pour autant tomber dans l’idée de « l’art total » cher à Wagner. J’avais ce sentiment que le cinéma pouvait être le médium, l’outil, le creuset à même de pouvoir explorer, mettre en jeu, faire émerger différentes lignes ou configurations politiques et esthétiques. J’ai toujours raisonné comme cela.

AG : Tu as parlé de la place du livre, mais quelle était la place de l’image dans ta vie d’enfant et d’adolescent – et d’adulte ? Quel serait ton premier rapport au visuel, à l’image ? Est-ce que c’est « quelque chose » qui t’a intrigué, que tu as voulu comprendre, autrement ?

SG : Pendant très longtemps mon rapport à l’image n’était pas du tout théorique mais pratique et empirique. J’ai toujours beaucoup dessiné, fais un peu de gravure, de peinture, un peu de photo en argentique (je développais et effectuais mes propres tirages au lycée, en utilisant des bains très anciens par exemple, qui permettait de « creuser » davantage l’effet aléatoire de la prise de vue argentique), de la sculpture… J’ai toujours été intéressé par le jeu avec les matériaux, et les différentes modalités d’expression qui pouvait en découler. Par ailleurs j’ai beaucoup fréquenté les musées, eu différentes périodes, classiques ou plus contemporaines : Goya, Le Greco, Van Gogh, Bacon, Rembrandt, Giacometti, Beuys…

Pendant ma période de « maturation cinématographique », je crois que je raisonnais, et c’est toujours le cas, en terme d’ensemble : idées, sentiments, images, sons…, et me suis dans le même temps, et durant mes études, intéressé à des approches plus théoriques et conceptions diverses de l’image : Auerbach, Warburg, Riegl, Benjamin, Deleuze, Damisch, Didi-Huberman… Ayant beaucoup travaillé sur l’œuvre de Walter Benjamin, je me suis notamment interrogé sur son concept d’image dialectique.

par Adrien Genoudet
mardi 24 mars 2015

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