Parodie

Longtemps attendu, Funny People est arrivé en France. Sur peu de copies hélas. Nous en avons suivi la tournée Européenne à travers des billets aux cinéphiles d’Angleterre, d’Allemagne, d’Espagne, de République Tchèque… Et de France. Le recours à l’anglais a pu surprendre. Il a surpris les States, enfin des amis habitant les States, qui se sont demandés pourquoi soudain « ceux de l’indépendance » parlent en british pour aborder une comédie dont la vocation à l’invention linguistique puise de toute évidence dans la liberté d’expression du cosmopolitisme ultraméricain. Beaucoup nous ont écrit pour soulever des questions d’ordre sociologique, politique, anthropologique. Depuis la côte Ouest, une journaliste a adressé une proposition de mariage à Arnaud Macé. A notre tour de nous laisser surprendre par le caractère intime, relâché, parfois outrancier de cette correspondance suscitée par le dossier Apatow. Ils s’exprimaient dans une langue où les notations personnelles catalysent un usage publique de la raison, où le ton vise un style tantôt oratoire tantôt intime, où les arguments déployés s’attaquent au privé pour déborder volontiers sur des considérations d’ordre général ; et ce, via une écriture raffinée, recherchée, inventive. Une écriture qui se lit moins qu’elle ne se déclame. L’envie est forte de vous montrer ce à quoi cette correspondance ressemble. Ces correspondants étaient fort surpris, ce mot revient sans cesse, qu’on leur propose une publication. Surpris et gênés par ce qu’il considèrent une double faiblesse de leurs discours. Une parole systématiquement abaissée d’un bémol : un message intime, mais diminué d’une prétention à la critique. Une critique cinématographique et par là sociale et politique, à son tour diminuée d’un manque avoué de professionnalisme. Ont-ils compris que tout cela est précisément apatowien ?

Funny People est une sitcom doublée d’un stand-up. La sitcom est une boîte à quatre murs dont trois présentent une famille dans l’intimité du foyer. Le quatrième mur est l’écran ouvert sur le téléspectateur. La sitcom fabrique du privé pour une raison publique. Le stand-up inverse l’architecture de la boite. La scène est celle d’un théâtre, et plus souvent et modestement d’un cabaret ou d’un club. Un cadre publique donc. La quatrième face, ici, s’ouvre vers le public pour le ramener vers l’intime. La salle n’étant pas le public indistinct de la télé, mais cette communauté pour qui un homme se lève et vient parler. Stand-up et sitcom sont deux espaces opposés et jumeaux. Deux contenants qui mélangent à des doses différentes un discours privé voué à devenir public, et une pose publique s’adressant à un cercle privé. Prenons un autre exemple : Facebook. Un réseau d’amis qui discutent entre eux, regardent ensemble des vidéos, vont et viennent dans les conversations de chacun, s’envoient des messages personnels et se ruinent réciproquement leurs walls. Leurs quatrième mur. C’est une sorte de sitcom permanente. Ce qui n’empêche pas d’accueillir de véritables textes, des réflexions importantes, des matériaux précieux. Toujours à l’abri de la spécialisation. Prenez maintenant MySpace. Réseau en décadence, structurellement conçu pour afficher son CV. Plus proche donc du stand-up, d’un communauté pour laquelle quelqu’un se lève et se met en scène, affiche sa force, écrit ce qu’il est, déclare ce qu’il aime et dont il est capable. Pas tout à fait autre chose que Facebook, mais une autre formule obtenue à partir des mêmes éléments. Arnaud Macé suggérait de regarder l’épisode de Freaks & Geeks où Bill rit comme une baleine dans son fauteuil devant les blagues de Johnny Carson. Chez Apatow, la situation de comédie est un stand-up ou le sera. Ce n’est pas un hasard si l’épisode en question est consacré au sport et à la faiblesse des geeks dans ce domaine. Le stand-up est le sport par lequel ces ados bigleux entraînent leur mâchoire. Le jour où il se sentirons assez musclés, ils se lèverons du fauteuil et monterons sur scène. Mais pour dire quoi ?

Deux témoignages américains.

Premier. D’après notre penpall rebaptisée Janet :

« Up, to me, American, I can only deplore the fact that young, male adolescents are ruling Hollywood these days. It is evidenced by the production of TV shows like Cougar Town, Apatow movies, The Hangover, anything masturbatory or scatological. I think that it would be a more appropriate subject for a sociological study of new American Capitalism than the genius of a man who is simply in the right place at the right time. He has made a hero of the masturbating, pimply, fat Mid-Western teenager who spends all of his time in front of his computer in the basement criticizing celebrity’s cankles on his astoundingly popular blog, that, get this, Hollywood producers are reading first goddamned thing in the morning. So, naturally, he himself has become relevant in a time when this strange demographic is hijacking almost ALL of American mainstream cinema production. I wish I were qualified to write a sociological study on this phenomenon as it relates to our times, to our economy, our political crisis, etc. I’m not. In the least. But I certainly hope someone is. Little blogging Johnny, shut in his parent’s basement... An entry might read something like this : « Courtney Cox thinks she’s hot and good enough Cougar material to get even Zac Efron in the sack. But have you seen her elbow skin ? I wouldn’t tap that, » as he proceeds to masturbate to said Cox while sipping his Red Bull.

And, oooo, Hollywood is all ears.

Exit Courtney Cow.

All male, all masturbation, all penis jokes, all self-depricating loneliness, all male bonding, all the time, all now, for all (oops, some) of us.
So, again, to me, it is the sociological oddity termed "Apatowism" that is the real subject here.
Of course, that’s the elephant in the room, and since we’re all 15 year-olds, looking down at our penises, I doubt we’ll be staring that one in the face anytime soon. »

Et d’après Mary from Maryland, américaine francophone :

« Je ne sais pas si c’est documenté, mais très souvent je vois les chiffres du box-office et je suis étonnée de voir les no. 1, 2, 3. La télé est bourrée de Reality Shows qui mettent les participants dans des situations d’humiliation sans précédent. La dynamique sexuelle de ces films et ses shows semble puiser son essence dans les rôles m/f des années 50 ou 60 (dynamique instinctuelle, et bien pauvre à mon sens, de tout adolescent.) La série Mad Men serait intéressante à commenter de ce point de vue, d’ailleurs. C’est peut-être, je pense, la fuite de cette dynamique vers l’Entertainment adulte. Et ma propre « hypothèse » (in quotes because it’s not AT ALL something I feel strongly about enough to have a true hypothesis et je n’y réfléchis pas très souvent) est que c’est un monde vu par les ados du Midwest ou d’ailleurs ; qu’il répresent la démographie que les producteurs cherchent à séduire, en mettant en scène SES fantasmes, qui, encore – pour moi – sont bien bien pauvres et immatures, unidimensionnels. C’est un monde where women are whores or moms (or both ! voir Cougar Town et le term MILF = Mother I’d Love to Fuck) and men are strong, though falsely self-depricating, scatological-loving professionals of this and that, or they’re just simply masturbating teens !
En faisant une recherche sur le net hier, je me suis aperçu que je n’étais pas la seule préoccupée par ce cinéma américain pris en otage par des ados masculins. Il ne faut pas l’ignorer. On trouve ce genre d’opinions partout sur le net, c’est bien qu’on doit en parler depuis plusieurs années. Tu vois ! Je ne connais rien au cinéma. Je suis bien en retard sur cette polémique. »

J’aurais du mal à répondre à Janet et Mary. Sinon qu’en effet, depuis bien longtemps, un certain cinéma américain – Steven Spielberg, Joe Dante, Robert Zemeckis, George Lucas – reconstruit la machine Hollywoodienne en vue d’un public adolescent. Vu d’ici, notamment après Funny People, l’homme apatowien ressemble à un critique. Bien entendu, pas le schnock de l’histoire du cinéma ou le savant journaliste barbu. Il ressemble au vieux critique venu de la cinéphile populaire, des discussions au café, du cinoche de quartier qui n’a pas forcément fait d’école de cinéma, ou qui a raté ses études et rame en intervenant dans les salles. Entre ce personnage et le comique de stand-up les correspondances sont nombreuses. La première est fondamentale : il s’agit de gens qui fondent leur travail sur le passage de l’oral en l’écrit et de l’écrit à l’oral. Les comiques s’appellent entre eux writers. Quand l’un d’entre eux trouve un gag – par exemple Fuck Facebook… in the Face !, il dit : I wrote this. Je l’ai écris, j’en suis l’auteur. Et pourtant il s’agit surtout de parler. Bavarder pour inventer des vannes qui serons ensuite déclamées. Deuxième correspondance, tout aussi importante. Tout comme le critique du cinéma, le comique stand-up doit en premier lieu expliquer au nom de quoi il parle. Souvent les morceaux de stand-up ont un sujet. Parfois il faut tout inventer. Quand c’est flou, le comique parle de soi. D’une maladie par exemple. Mais encore une fois c’est un « je » diminué. S’il évoque directement son malheur, il ne sera pas cru. S’il le sous-entend, le public ne s’en rendra pas compte. S’il est habile, il vous fera rapidement comprendre qu’il parle de vous. Et s’il est très habile il pourra même parler directement avec vous. S’adressant à la salle. Cherchant un rapport direct. Prononçant votre nom. Regardez Judd Apatow dans sa masterclass. Souvenez-vous de Louis Skorecki dans sa chronique Libé, ou dans ses Cinéphiles. Voyez encore David Letterman qui a récemment choisi de raconter au public américain, pour devancer son maître chanteur, ses infidélités conjugales. Sa bravoure : retourner le chantage en chant, annonce, discours. Athlétisme du comique qui saute avec aisance du fauteuil de la sitcom (un message à sa femme) à la scène du stand-up (le gag), en tenant toujours en équilibre les aspects publiques et domestiques de l’affaire. Parce qu’ils n’ont pas de terrain, de savoir, de compétence, de vie ? propres, le critique et le comique de stand-up peuvent tout raconter. Ils ont le monde comme sujet et comme public.
Étranges personnes. Qui passent des heures derrière un ordinateur pour écrire des textes voués à être lus rapidement au retour d’une séance, et souvent pas lus du tout. Peut être plus qu’un regard sociologique, Funny People devrait être vu comme une éthologie absurde. Critique et comique appartiennent au même spécimen. Le funny people serait un animal de genre plutôt masculin. Jeune, il retrouve dans des appartements des compagnons de même genre. Il vit en groupe parce qu’il est atrocement fauché. Et de cette cohabitation forcée tire un bénéfice dans la chasse à la pige ou au gag. Car la discussion aide. Quand ce n’est pas simplement se voler mutuellement les idées. L’organisation par bandes et la présence de quelques filles ne fait qu’exalter l’essence profonde de cet étrange animal par nature et formation individualiste et un peu machiste. Dès que l’occasion se présente il quitte le groupe et cherche fortune tout seul. Souvent il est aidé par un vieux maitre qui a déjà gagné sa place dans le beau monde. Une espèce de Shad Teldheimer. Celui-ci fait miroiter au plus jeune son avenir. Il sera très probablement comme lui. Aura passé ses meilleurs années à intervenir devant un public. A rentrer tard chez lui. À improviser des soirées. À rattraper ses lacunes à coups de Wiki et machin. À sacrifier sa vie privée. D’où une certaine tendresse. Pour le jeune et pour le vieux. Surtout quand le jeune essaie de sauver le vieux de sa maladie, de sa solitude et de toute la bêtise qui va avec.

Pourquoi les funny people sont-ils surtout des hommes ? Il y a un tas de réponses possibles. La première qui me vient à l’esprit est psychologique. À l’origine de la cinéphile comme du comique il y aurait une absence de pères. Inexistants ou invivables. Situation archétype dont on peut penser qu’elle n’a pas forcement de symétrie entre les sexes. On sait que Truffaut et Daney avaient cherché dans le cinéma des substitués. Via l’épisode de Freaks and Geeks déjà mentionné, Apatow suggère que pour Bill, Johnny Carson est sans doute meilleur père que le prof de Gym qui couche avec sa mère. Dans Funny People, Adam Sandler et Seth Rogen explorent d’autres situations similaires. C’est aussi l’occasion pour Apatow de montrer une différence entre les traumas : chaque génération a le sien. Mais, vous l’avez compris, je me suis donné comme contrainte de ne cesser de parler de Funny People, de ce qui s’y déroule, de comment il est construit et pourquoi, sans jamais mettre directement le nez dans le film. Pour ceux qui ne l’ont pas vu, cela peut orienter la séance. Et ceux qui lirons le texte après la séance comprendrons toutes les références sans besoin de les expliciter. Funny People est, avec tout un tas de petits défauts dont on peut tranquillement se passer, un grand film. Ce n’est pas le premier qui tente de raconter le stand up. Il suffit de penser à Annie Hall, le plus beau film de Woody Allen. Funny People est de très loin le seul a avoir cherché une véritable dimension historiographique. Dire théorique ne serait pas faux. Mais réducteur. Apatow raconte deux générations proches, une qui a réussi, l’autre qui grimpe (la sienne et d’Adam Sandler d’un côté, celle de Seth Rogen et de Jonah Hill de l’autre). Son propos sur la comédie reste pourtant un propos de comédien, il ne cherche pas d’autre instruments (théoriques, intellectuels ou autres) pour cette introspection que ceux de l’univers dont il parle. Ce ne sont pas des instrument nobles. Ils ont la spontanéité, la confusion et l’à-peu-prèsisme de ses héros. Dès la vient curieusement une impressionnante précision. Le discours sur n’est jamais séparé de son objet. C’est donc en effet le contraire d’une opération conceptuelle. Elle s’arc-boute sur des ustensiles élémentaires : la sitcom et le stand-up. Et au sommet de la voûte on ne trouve rien d’autre que le point de jonction entre ces deux univers jumeaux. Pierre après pierre le film ne construit ni un musée de la sitcom, ni une cathédrale du stand-up, mais simplement une parodie de deux : un diner où Adam Sandler et Seth Rogen s’attablent pour parler, écrire, discuter, mater le monde, inventer les gags et les situations du film qu’on vient de voir.

par Eugenio Renzi
lundi 19 octobre 2009

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