"Le Portugal attend"

Entretien avec João Salaviza

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Montanha met en scène trois enfants qui forment un étrange triangle amoureux. David, le protagoniste, est amoureux de Paulinha, mais reste mutique face aux tentatives de son ami pour la séduire. Ensemble, les deux garçons vont multiplier les frasques et se partager la fille, en même temps qu’ils vont grandir, à des rythmes très différents. Montanha inquiète, d’abord. Sa description du désoeuvrement des trois adolescents dans un Portugal dépeint à moitié en ruines, à moitié ensommeillé, paraît peu précise. Ce n’est en effet pas tant un film qui observe finement, en anthropologue scrupuleux, qu’une tentative de faire se superposer des vitesses et des rythmes tantôt enfantins, tantôt adultes. João Salaviza résiste aux injonctions du récit initiatique, suit un personnage qui brûle les étapes, s’invente un nouvel âge, dépasse l’adolescence. David se découvre marginal, et plus ce sentiment est prégnant, plus il va chercher à couper les ponts entre le centre et la périphérie, devenant alors ce protagoniste moins attentif qu’attentiste, que João Salaviza considère typiquement portugais.

Independencia – Tu as travaillé comme critique avant ?

João Salaviza – Non, j’aimais seulement regarder les films.

INDE – Tu fais des films depuis combien de temps ?

JS – J’ai joué dans quelques petits films, mais mon père était le monteur de Paulo Rocha, qui est mort il y a deux ans. J’ai commencé à filmer à l’école de cinéma. Je suis clairement un privilégié, le matériel de montage était à la maison.

INDE – Tu as donc commencé comme monteur ?

JS – Oui. J’ai fini l’école à Lisbonne, puis je suis parti étudier à Buenos Aires. C’était une excellente expérience. J’aime beaucoup le cinéma argentin : Lucrecia Martel, Lisandro Alonso, même les premiers films de Pablo Trapero. J’ai également été assistant monteur sur Singularités d’une jeune fille blonde de Oliveira, pendant que je tournais mon premier court-métrage.

INDE – Ton film semble être le portrait d’un jeune garçon qui grandit plus vite que les autres, qui fait même tout plus vite qu’eux.

JS – Le film est la combinaison de deux désirs : puis-je faire un film sur mes souvenirs d’adolescent, mais sans nostalgie ? Dans Montanha, je voulais que les souvenirs soient flous, « fatigués ». Ce n’est pas autobiographique, même si ce sont mes souvenirs. Mais ils ne concernent pas des histoires du passé, seulement des sensations que j’ai pu éprouver. En même temps, il s’agissait de parler du Portugal de la crise économique et de l’austérité. Quand j’ai rencontré David, l’acteur qui joue le héros, je me suis débarrassé de mon scénario. Le film devait raconter une histoire autour de ce garçon, mais progressivement, c’est devenu son portrait. Je ne sais même pas si David est vraiment devenu un personnage. Il a grandi très vite pendant le tournage, je crois que le film reflète ce changement. J’ai vu 300 gamins au casting, et David était le cinquième, mais je le trouvais trop jeune, il ressemblait trop à un enfant. Pourtant, il semblait aussi anticiper son devenir d’adulte. Aucun autre n’avait cette capacité à capter l’enfance et l’âge adulte en même temps. David ne voulait pas faire le casting, sa mère l’a forcé. Il faisait moins le malin que les autres enfants. Pendant le tournage, il résistait encore, voulait partir. Trois mois après le casting, il était métamorphosé, très véloce, il furetait partout. J’ai arrêté le tournage pendant deux mois avant de tourner la dernière séquence, quand il passe la nuit avec Paulinha, la fille dont il est amoureux. J’avais besoin qu’il grandisse encore pour la jouer.

INDE – Le tournage l’a fait grandir ?

JS – Deux mois pour un enfant de 14 ans, c’est énorme. On se métamorphose vite.

INDE – Pendant une heure de film, on ne sait pas quel âge il a. Il est difficile de lui en donner un, d’autant plus qu’il ne cesse de plaisanter à ce sujet. Il pourrait aussi bien avoir 10 ou 18 ans. Quand il embrasse Paulinha pour la première fois, on dirait que c’est un petit garçon.

JS – Oui, il a un comportement très infantile.

INDE – Tu disais qu’il y avait deux désirs dans ce film, mais il y a aussi deux rythmes qui cohabitent dans ce personnage. C’est à la fois un enfant paresseux, qui s’ennuie, et un adolescent extrêmement rapide, dont les gestes sont précis et évidents. Le film est très lent au début, comme s’il vivait au rythme de son père, alité à l’hôpital.

JS – C’est accidentel, j’ai suivi le comportement de David. Au milieu du film, il y a une scène où David discute avec sa prof. En fait, il parle vraiment de lui dans cette séquence, il improvise à partir de sa propre expérience. A partir de ce moment, le personnage bascule : il sort de cette attitude qui exclut toute compréhension des autres, toute empathie. Dans le film, il ne dort jamais, mais au début, on le voit dans une sorte de demi-sommeil. Il pourrait tout aussi bien avoir traversé tout le film endormi.

INDE – Tu filmes souvent la nuit, mais dans les scènes de jour, on a l’impression qu’on est toujours au même moment de la journée, en fin d’après-midi. On retrouve ça dans certains films de Hong Sang-Soo, notamment Hill of Freedom, sélectionné à Venise l’an dernier [en 2014] , ou Outsiders de Coppola. Quelque chose est en train de se terminer, mais ça ne va jamais vraiment à son terme. On a le sentiment que tout se répète, alors même que l’enfant est au tout début de sa vie. Cela ne te rendait pas anxieux, ce que ton film finissait par raconter de l’enfance ou de l’adolescence ?

JS – Je me concentrais sur les sensations de l’enfant, qui d’ailleurs était un vrai cauchemar pendant tout le tournage. Il voulait sortir tout seul le soir, il se battait avec des gens de l’équipe.

INDE – A l’écran, il paraît très calme.

JS – Il est aussi comme ça. A l’image de la scène avec son beau-père, le père de sa sœur, où il se cache et soudain explose. Je crois qu’à l’adolescence, l’angoisse et le bonheur vont de pair. La seule scène tournée le matin est en effet à la fin. Lle reste du temps, je voulais qu’on sente que pour lui, la journée finissait, qu’il sombrait toujours dans ce demi-sommeil.

INDE – Le film s’achève quand le soleil se lève enfin.

JS – Je pensais à la fin de Printemps tardif de Ozu, quand le professeur s’assoit et épluche une pomme. C’est trop difficile à reproduire, alors j’ai choisi de laisser David regarder la ville, mais on ne la voit pas dans cette scène, on l’observe juste la regarder.

INDE – Ce n’est pas tout à fait un film d’initiation. Il n’a pas à passer des étapes. Comment as-tu pensé l’évolution du garçon, comment devait-il grandir ?

JS – L’idée était de partir de l’archétype des rites de passage. Je voulais les filmer, mais pris dans le flux d’une vie urbaine. Il fallait les montrer comme des moments faibles, dépourvus de dramaturgie. Pour David, il ne s’agissait pas de se dire : « sois un homme ! » On a commencé à tourner sans scénario. La maison était disponible pour la totalité du tournage, je ne m’inquiétais donc pas, quand le récit ne progressait pas, je filmais David dans la maison. Je savais que les première et dernière scènes, avec la mère au réveil, seraient liées. Deux ou trois autres moments importants devaient selon moi absolument être tournés. Mais pour le reste, je filmais les enfants quand l’envie m’en prenait. Quand ils parlent du suicide, c’est parce qu’ils en discutaient avant que je les filme, puis je leur ai demandé d’en faire une petite histoire dialoguée. Si le film paraît intuitif, c’est aussi parce que j’en avais les moyens. Il ressemble à du théâtre fauché : vous avez deux ou trois acteurs, une chaise, un flingue, quelques lignes de dialogue.

INDE – Le protagoniste paraît aussi rompre les liens avec la ville, comme s’il lui était étranger. Lors du trajet en scooter, ils vont très vite, ils s’adaptent à sa géographie, profitent des longues avenues, mais ils sont ailleurs. David ne parle pas vraiment aux autres, et quand il parle, l’adresse n’est jamais claire. La scène à l’école crée alors une rupture : pour la première fois, il discute vraiment avec quelqu’un.

JS – Au début, l’enfant était une métaphore du Portugal contemporain, éreinté par la crise, vide de tout lien social. Mais ça ne marchait pas du tout. Son attitude ne dépend pas de facteurs socio-économiques. Il est détaché de l’extérieur, le film parle plutôt de tourments intérieurs. Ce que ces enfants, inconsciemment, ont de politique, c’est qu’ils tournent le dos à l’idée même de nation, de pays, de patrie. Ils ne sont pas politisés, ne savent pas ce qui se passe. Ils détestent l’école et les lieux de socialisation en général. Ils grandissent sans rien attendre de l’avenir. Peut-être attendent-ils que quelque chose se passe, je ne sais pas. Cette passivité est pourtant très portugaise. Pour moi, cela a un lien avec l’histoire du roi Sébastien, mort lors d’une expédition en Afrique, dont le Portugal attend éternellement et en vain le retour. Je viens d’un pays où les gens attendent, mais n’espèrent plus.

INDE – Un autre film sorti cet été [en 2015] tente de mêler l’histoire du Portugal contemporain à quelque chose de plus distant et détaché, il s’agit des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes.

JS – Je n’ai vu que le premier volume. Gomes est à l’opposé de ce que je fais. Je l’aime bien, mais il est fantasque à sa manière : ça ne lui fait pas peur de laisser dans son film vingt minutes très mauvaises.

INDE – Je voudrais parler d’une scène précise dans ton film, quand David et Paulinha s’embrassent pour la première fois. Ils sont dans une chambre dont tu livres une description très précise. Le plan-séquence commence sur eux, assis sur le lit, puis il va vers une télévision posée dans un coin de la chambre qui diffuse une compétition de natation. Le plan s’attarde ensuite sur une série d’objets avant de revenir aux deux adolescents, en train de s’embrasser. Je me demande ce qui dans ces deux minutes change, ce qui a basculé dans le temps de la scène.

JS – Je l’ai filmée ainsi par pudeur [JS dit le mot en portugais]. J’ai pris de la distance par rapport à eux pour qu’ils me proposent quelque chose. Je suis un peu conservateur, on ne peut pas tout montrer : les moments avant le baiser, où ils se touchent, se cherchent... C’est comme s’ils fermaient la porte parce qu’ils ne veulent pas qu’on les voie. En même temps, ils ne disent pas ce qu’ils ont à cacher. On ne peut pas tout décrire, il y a des choses trop difficiles à montrer. Je voulais qu’on comprenne ce qu’ils veulent, surtout Paulinha, parce que c’est sa chambre, mais je ne sais pas faire de plans subjectifs. J’ai seulement montré son monde. C’est pareil quand les deux garçons volent la moto et se retrouvent dans la piscine. Ils restent immobiles puis l’un d’eux se met à chanter une chanson. C’est leur monde, différent de celui que je veux montrer, alors je m’éloigne. Je ne peux de toute façon donner une idée de l’intérieur qu’en filmant la surface des choses.

INDE – A un moment, les trois personnages regardent un film qui ressemble à une vieille série B.

JS – On l’a tourné nous-mêmes ! Je ne voulais pas citer d’autres films ni être dans la référence cinéphilique. David est le seul personnage à ne pas le regarder, d’ailleurs.

INDE – C’est donc un “faux” film. Mais les personnages pourraient-ils s’y projeter, s’y imaginer une autre vie ?

JS – Peut-être, mais certainement pas David. Il ne regarde pas, il réfléchit sans arrêt, mais je ne peux pas filmer les pensées. Je ne sais que montrer la différence entre ceux qu’on voit regarder et d’autres qu’on regarde penser. David peut parfois observer son environnement avec acuité, mais il n’est jamais dans la contemplation, c’est l’inverse d’un romantique. Il ne fait que penser, il semble imaginer la suite plutôt que regarder le présent.

Entretien réalisé à Venise le 3 septembre 2015 et traduit de l’anglais

par Aleksander Jousselin
vendredi 13 mai 2016

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