Cannes 2016

#13 Compétition officielle

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D’un jour, l’autre

On retrouve Victor Bournerias pour discuter du dernier Jim Jarmusch, que nous avons vu ensemble.

HP - J’ai retrouvé dans Paterson quelque chose que j’aimais bien dans Ghost Dog : les intertitres comme les voix qui citaient des extraits de La Voie du samouraï. Dans Paterson, des poèmes suspendent le récit. Ils ne proposent jamais des envolées, mais plutôt des directions. Ils s’attachent à des objets très prosaïques, comme la boîte d’allumettes qui occupe la première partie.

VB- Malgré le côté précieux de ces poèmes, comme de certains objets chez Jarmusch, la poésie de Paterson n’est pas extraordinaire. On n’admire pas un grand poète, on observe seulement une activité poétique quotidienne, dont la qualité importe peu. A la fin, Paterson ne reviendra à la poésie que par un support matériel, son carnet. Jarmusch ne s’intéresse pas au poète, mais à l’activité créatrice dans ce qu’elle a de très banal et quotidien.

HP - Le film décrit un quotidien, avec ces séquences récurrentes où apparaît le bus. La trajectoire du récit ne fait pas écho aux poèmes ; c’est plus simplement un itinéraire composé par les gestes d’un travail alimentaire.

VB - Comme souvent, il y a des ressemblances avec les films de Chantal Akerman : tout ce qu’on voit est d’une banalité complète. Chaque partie commence par un plan similaire sur le couple qui se réveille, avec le jour de la semaine écrit à l’écran. Le film propose rarement un nouveau lieu dans le déroulement de chaque séquence quotidienne. Les poèmes font écho à ce fétichisme du quotidien, très différent de celui d’Only Lovers Left Alive, qui assénait ses références pour justifier les poses. J’ai été surpris par Paterson, qui est presque une reprise schématique du film précédent, avec un couple seul contre tous, mais lui donne une autre dimension.

HP - Ils ne s’isolent pas. Adam Driver, qui joue Paterson, a un regard sur lequel tout s’échoue. Sa femme est toujours dans un discours de dépassement : par les cupcakes, la guitare, le chant, des trucs assez ridicules, et lui ne répond jamais à ses délires. Même si elle est toujours en train de redécorer la maison, de repeindre les rideaux chaque jour, lui poursuit sa trajectoire. Elle papillonne d’une envie à l’autre, tandis que lui s’en tient à sa pratique quotidienne du poème. Paterson est d’autant plus dévoué à son art qu’il ne croit pas qu’il ira au-delà de sa pratique personnelle. Le geste est pour lui aussi simple et nécessaire que le levier de vitesse qu’il actionne chaque matin pour faire démarrer le bus.

VB - Oui, d’où l’importance du geste de démarrage, d’impulsion. Le poème est circonscrit dans son quotidien, car même si on voit beaucoup le couple, on ne voit jamais ce que la fille fait quand Paterson est au travail. On les voit tous les deux matin et soir, mais on ne voit pas sa journée à elle ; on la devine seulement par les dialogues.

HP - Elle reste extérieure à son travail d’écriture comme de conducteur de bus, et pourrait même ne pas avoir lu ses poèmes. Elle semble parler avec adoration, est peu crédible... Son personnage est très artificiel.

VB - Jarmusch joue de façon humoristique avec ses propositions de design quand elle essaie d’apporter de la poésie dans le quotidien, ce que Paterson semble rejeter d’un mouvement d’épaule. Dans le film précédent, les amants étaient placés sur un piédestal ; ici c’est bien plus attachant car très précis sur le quotidien amoureux et ses défauts. On sent que c’est un couple au long passé commun. Il n’y a par exemple pas de scène de sexe. Ces acteurs sont beaux et en vogue, mais le film n’en joue pas.

HP - Oui, Adam Driver est comme affaissé. Il n’y a pas de tension entre eux.

VB - Le cinéma de Jarmusch a toujours traîné avec lui un lourd bagage culturel : on sait qu’il vient de la scène punk new-yorkaise, de la no-wave. C’est une mythologie moderne qui concerne tous les arts et s’accompagne d’un goût musical très pointu : le drone dans Dead Man, la musique éthiopienne dans Broken Flowers... Jarmusch montre toujours la quintessence de la mode d’une époque. Même s’il y a tous les codes du bon goût underground dans Paterson, casting compris, l’Amérique vue sur le modèle d’une banlieue désaffectée du New Jersey, des jeunes urbains, Williams Carlos Williams et Infinity Jest de David Foster Wallace dans la bibliothèque du personnage, le film semble peu à sa place à Cannes. Alors qu’Only Lovers Left Alive empilait les citations, il y a là une simple contextualisation.

HP - C’est ça. Les jumeaux, par exemple, ouvrent des pistes avec ces conversations quotidiennes qui élargissent l’horizon du bus. Ils ne proposent rien d’extraordinaire mais leur intervention est tout de même plus qu’une trouvaille.

VB - Le projet n’est pas vain. Comme Nichols, Jarmusch filme des choses déjà vues, mais avec douceur, sans violence apparente, comme pour nous dire qu’une autre manière est possible, une méthode différente. Il n’y pas de lynchage dans le sud ségrégationniste de Loving, et dans la banlieue de Paterson, quatre voyous s’arrêtent auprès du personnage en train de promener son chien, pour lui dire de faire attention au vol de chiens.

HP - Idem pour la scène où un personnage sort un revolver qui tire des balles en mousse dans le bar. Le personnage s’est présenté dès le début comme un acteur, et la scène est déjà désamorcée, se déroule sans surprise. A la fin, lorsque Paterson reçoit un nouveau carnet pour écrire, il n’y a rien d’extraordinaire. C’est simplement une manière de continuer, de recommencer la semaine après un week-end un peu particulier. Il était peut-être nécessaire qu’il perde son précédent carnet pour marquer le week-end, de même que ses poèmes ponctuent les jours qui passent. Perdre des poèmes n’est pas plus dramatique que de prendre de l’âge. Paterson est étonnament stable, ne suit ni les excès de sa femme, qui aspire à une vie plus mouvementée, ni ceux de son collègue de la gare routière, qui se plaint sans cesse de quantité de maux.

VB - Le personnage de Golshifteh Farahani ne cesse de dire à Paterson de publier ses poèmes mais lui s’en fiche, poursuit un geste qui ne peut être que quotidien. L’écriture est d’abord affaire de discipline : elle ne tient pas à grand-chose, sans être facile pour autant.

HP - C’est un travail : Paterson écrit, range son carnet, démarre le bus dans ce même ordre, chaque jour. Le carnet a sa place dans son bureau.

VB - Le jour où Paterson subit une panne de réveil qui le fait se réveiller vingt minutes en retard, cela a tout de suite des conséquences sur le déroulement de la journée, mais de manière très douce : un bus qui tombe en panne, le carnet de poèmes mangé par le chien… Je lui mets 8.5.

HP - Je tourne à 6.8. Ça nous fait un 7.6.

par Hugo Paradis, Victor Bournerias
mardi 24 mai 2016

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