Cannes 2017

Un petit cosmos - Quinzaine des réalisateurs #1

UN BEAU SOLEIL INTERIEUR de Claire Denis

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7.0

Isabelle (Juliette Binoche) est étendue nue sur un lit, fixant le vide au-dessus d’elle. Elle seule occupe le cadre. Elle est filmée d’un point de vue zénithal. Cette solitude est vite rompue par l’apparition de son amant, un banquier joué par Xavier Beauvois, massif mais ferme dans son désir et ses mouvements. Le coït étale la dissension physique entre les deux amants, l’un accélère la cadence, plus lourd au fur et à mesure qu’il approche de l’orgasme, l’autre, abandonnée mais peu réactive, attendant surtout que son amant éjacule, poussant jusqu’à l’injonction (allez, allez !). Isabelle voit dans Un beau soleil intérieur plusieurs hommes entrer et venir, autour d’elle et en elle. Aucune évidence entre les deux états, les rapports physiques et amoureux sont constamment étrangers l’un à l’autre. Isabelle aime son banquier mais sans jouir, tandis que lui, qui ne l’aime pas, ou du moins refuse de mettre en jeu sa famille et sa situation, est en même temps plein d’un désir arrogant, honnête dans ses limites aussi — un désir apparent dans son sexe, gonflé sous la flanelle du costume impeccable. Pour l’acteur (Nicolas Duvauchelle), le soir après soir est au contraire épuisant, et le jour après jour aussi finalement, si bien que sa relation avec Isabelle rate parce qu’après le sexe il n’y a plus d’avant, que de l’après, alors que lui, c’est l’avant qu’il aime.

Ce n’est pas un cinéma de vides et de pleins, mais la pesanteur y est palpable, et le marivaudage s’apparente à un changement d’atmosphère constant, qui dérange les personnages et leur interdit le repos. Que ce soit chez le banquier et sa chaise vague où s’affale Isabelle, et qui confère à celle-ci une posture bâtarde, mi-abandonnée mi contrainte, ou lors cette discussion à la table d’un restaurant où l’acteur avoue ces « états intermédiaires » que suscitent chez lui l’alcool, comme si l’image présente d’un homme élégant et affirmé menaçait à tout moment de rompre. Un beau soleil intérieur égrène les discussions comme autant d’échanges intenses mais qui fatalement éloignent toute possibilité de se retrouver en l’autre. La misère affective d’Isabelle, qui désespère de rencontrer l’amour, est ainsi d’abord affaire d’écriture, les mots surgissant entre elle et l’autre. C’est une mécanique inverse à celle des non-dits, ils sont trop nombreux, ils fusent, savoureux souvent, et « ça fait du bien quand ça s’arrête », et alors on fait l’amour ; mais après l’amour on n’a soudain plus rien à se dire, alors qu’on parlait de rien mais aussi de tout avant le sexe. Isabelle est un désir ténu qui glisse, comme cette main qu’elle tient posée sur sa cuisse dans l’espoir que son futur amant la prenne, et qui se voile un temps du reflet rouge d’un feu de signalisation. Tous les signes surviennent à contretemps, le rendez-vous ne devient explicite qu’une fois raté.

C’est dans cet échec même que s’affirment les caractères, les mots vifs. La relation n’est qu’un révélateur passager de la solitude qui traverse chacun. Les personnages d’Un beau soleil intérieur existent dans leur détresse même que déploie chaque situation, même cet échange rieur avec une confidente dans les toilettes d’un restaurant, qu’une voix off vient distancer dans le métro qui ramène Isabelle chez elle. Chacun suit sans dévier ni vaciller la trajectoire d’un quotidien frustrant, et l’on s’enfonce dans la répétition de l’échec comme on affine les traits de l’image qu’on projette de soi. La solitude est ici un principe actif, une réalité plus tangible encore que celle de la lutte des classes, idée récurrente dans le film et qui voue à l’échec — au moins dans le discours — une des relations d’Isabelle. Un ami la presse de trouver quelqu’un de son milieu ; comme si ce milieu exerçait une prédation sur ceux qui l’habitent, se nourrissant d’un désespoir riche de potentiel comique et poétique. Les rivières, les arbres, les paysages, tout est à vous, criera Isabelle à des collègues lors d’une promenade. On est seul en droit de contempler sa détresse comme on est seul à recevoir le silence d’un paysage à un instant donné.

Alors, se désinvestir, se dire que l’autre est un salaud, conditionne l’accès à la jouissance physique, comme si l’échange se faisait seulement au détriment de soi. La mise à distance est continue, la contradiction la seule voie possible.

Jusqu’à cette dernière scène, dans laquelle un voyant joué par Gérard Depardieu joue la pesanteur la plus totale, dans le face à face immobile des personnages enfoncés dans leur fauteuil de part et d’autre d’un bureau. Depardieu, massif et implacable, décrit comme on compare des suspects sur une photo les amants présents et à venir d’Isabelle, pour y démêler, entre les pièges et les aventures sans lendemain, l’écheveau d’un amour toujours à venir. L’homme explique qu’il s’efforce de voir en chacun un beau soleil intérieur. Il s’agit moins de chaleur que de l’existence de la force d’organisation d’un petit cosmos intérieur qui règle les mouvements des astres entre eux. Alors qu’Isabelle semble aspirer en vain à elle toute la matière de son univers social, en un trou noir affectif incapable d’atteindre à l’équilibre, il lui faut bien un marabout pour croire en l’amour comme avenir possible — comme la promesse, sous les feux trompeurs des étoiles, d’un cœur battant de l’univers.

par Hugo Paradis
lundi 22 mai 2017

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