Cannes 2010 #3

Le poid n’est pas une masse, c’est une force

Compétition officielle

So far, Tournée est le plus beau film de la compétition. Le seul qui sorte du lot, reste dans l’esprit et suscite de vraies discussions. Les avis sont partagés, mais tout le monde se souvient des scènes, parfois même des plans ; signe que cette histoire triviale et lyrique touche. Autre potin : ce n’est pas un film français. Quoi alors ?

Amalric campe Joachim, un producteur de télévision et de théâtre qui a raté sa carrière en France (trop d’ambition ou pas assez, on reste dans le doute). Dans le passé, il fut célèbre et puissant, puis il s’est mis le monde à dos, notamment ceux qui comptent dans le showbizz. Dès lors, il s’est recyclé impresario, américain, agent d’une bande de dolls de la scène New Burlesque tournant dans le nord du continent américain en band wagon. Le film débute par un retour en France. Puis il multiplie les caps, confond les pistes, masque son jeu - avec quelques facilités, note-t-on sur la Croisette. Arnaud Desplechin aime dire que la différence entre un film américain et un film français est que le (scénario du) premier est bien balancé alors que le second boîte. Tournée boite. Mais il avance quand même. Un film pas français est-il un film français réussi ?

Il est question que la tournée vise Paris, et puis non. Les dolls soupçonnent Joachim d’utiliser leur spectacle, le Cabaret New Burlesque, pour régler des comptes et regagner le devant de la scène. C’est peut-être vrai, mais il n’y parviendra pas. On découvre assez vite que cet homme n’a aucune autorité. Ni sur le Cabaret – les dolls ne cessent de revendiquer leur autonomie artistique. Ni sur le monde – à chaque comptoir (d’hôtel, de restaurant...), il teste son pouvoir en demandant qu’on baisse le volume de la musique ambiante, et se voit systématiquement répondre que ce n’est pas possible. Le gimmick s’use vite, mais il donne à Amalric l’une de ses plus belles scènes, quand enfin quelqu’un seconde son désir.

Faire retourner Joachim/Amalric en France est une idée forte. Comme s’il en était vraiment parti. Comme si, en tant qu’acteur, Amalric avait réussi a se débarrasser de son image franco-parisienne – le normalien de Desplechin, l’écrivain des Larrieu. L’idée est encore plus belle quand il apparaît qu’il s’agit d’un faux retour. Ou plutôt d’un vrai tour, à 360 degrés.

Ni triomphale ni ratée, la tournée n’est pas l’occasion d’une reconquête du vieux continent. Les chemins se séparent vite, et facilement. Joachim part en direction de Paris dans une bagnole de location. La bande des dolls écume les trains régionaux, arpentant un territoire plus proche du midwest que de la vieille France. Ce retour n’est dès lors une deuxième chance pour personne. Ni une renaissance. Plutôt, l’occasion d’une confrontation parallèle entre deux manières d’aller vers la vieillesse.

De plus en plus, les cinéastes du nouveau continent font appel à la générosité physique des acteurs. Leonardo di Caprio dans Shutter Island. Mickey Rourke dans The Wrestler. Les dolls ici, et en particulier celle qui ramène l’impresario sur la route du burlesque, Mimi Le Maux (Miranda Colclasure). Elle est à Marilyn Monroe ce que Rourke était à Hulk Hogan : un corps alimenté par la scène. Qui transforme les cris du public en chair. Une mise en chair.

La vie, les batailles gagnées et perdues (notamment celle qu’on ne cesse de perdre, contre l’âge) amaigrissent les français et épaississent les américains. Le corps des premiers prend cicatrices et blessures, tandis que celui des seconds utilise les coups qu’il reçoit pour se bâtir et se décorer. C’est vrai ici comme dans le film de Ridley Scott, où le héros jadis joué par le mince danseur Errol Flynn revient avec les muscles de Russell Crowe, corpulent et alourdi d’une armure pesante. Comme le note justement Jean-Marc Lalanne dans les Inrocks (pour une fois, son obsession pour les corps tombe juste), le scénario enchaîne toutes sortes de retournements, de trahisons, de complots. Le champ de Robin et ses compagnons d’armes Little John et Frère Tac ne se définit que par la joyeuse massivité des rebelles, et inversement par la maigreur inquiétante de ses ennemis (français).

Joachim Amalric aimerait peut-être lui aussi s’enrober de la chair de ses dolls et partir ainsi au casse-pipe. Finalement, ce sera l’inverse. Il ne pourra toucher cette chair que par un geste de désertion, se laissant conduire par Mimi à travers la Bretagne jusque dans une île dont j’ai oublié le nom. Peu importe d’ailleurs, c’est celle de Scorsese et de Polanski. C’est aussi la forêt de Scott. Un endroit à la fois vide et généreux. Une vraie machine à spectacle : pure, absolue, pleine de possibles.

Le film de Scott se termine sur un carton qui dit : ici commence la légende. Un peu comme le cartographe dont parle Plutarque en entame de ses Vies parallèles, qui aux limites des territoires connus écrivaient : ici seulement lions et bêtes féroces. Le cinéma entame sa refondation en s’abritant dans un classicisme fordien : raconter l’histoire qui précède la légende. Retourner n’est donc pas renaître, mais trouver ses fondations. Poser des bases solides à la coquille légère du mythe à venir.

par Eugenio Renzi
jeudi 13 mai 2010

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