Comment Tsui Hark nous apprend à aimer

...et à nous méfier de l’amour

Un homme, on le sait, ce n’est pas bien compliqué. S’il sait se servir du sabre, il survit. Lorsqu’il trouve sur son chemin un homme plus fort que lui, il meurt et l’autre prend sa place. Cela ne change pas grand chose. On peut avancer comme ça, à l’infini. Une femme, c’est autre chose. On peut la tuer, certes. Mais on peut aussi l’aimer.

Il ne sera, ici, pas vraiment question des prouesses techniques et formelles de Tsui Hark, voire pas du tout. Il ne s’agit pas de s’amuser à rejeter ce que beaucoup de monde assure, avec un peu trop de satisfaction quand même : chez Tsui Hark la forme fait le film. Plutôt se borner à évoquer ce qui retient l’attention - au moins la mienne - dans cette enquête du juge Dee. Pas les bateaux ajoutés numériquement, copiés-collés de la dernière version d’un jeu de stratégie de Sid Meier. Pas les chorégraphies, même s’il y en a des remarquables. Enfin, rien de ce que certains appellent art et d’autres spectacle (tout en entendant la même chose). D’autant plus que, si DD passionne, le « spectaculaire » n’y est pour rien. À l’inverse, l’impression est que tout cela ne se veut que machine, automatisme et standard de qualité. Une platitude très visible d’effets désormais ordinaires pour le public du monde entier. Certes, tout aussi ordinaires qu’une promenade de Cary Grant et Deborah Kerr à l’époque de l’âge d’or des studios. Mais détrompons-nous, là, non moins qu’ici, la technique impeccable n’est que la couleur de remplissage d’un tableau de genre, où la surface est en paix, afin que le trouble puisse s’agiter hors cadre. Dans le scénario en l’occurrence. L’objection, en soi pas fausse, est connue : les chinois écrivent avec un pinceau, la forme chez eux est toujours déjà sens. Encore faudrait-il lire le chinois.

Venons-en donc à ce qui surprend dans DD : son intrigue rivettienne. Une reine veille sur le trône dans l’attente que l’héritier légitime ait l’âge pour gouverner. Lorsqu’elle demande la couronne d’impératrice, les boyards se rebellent. La révolte est étouffée et la reine garde le contrôle de l’État. Mais alors que la cérémonie approche, un sérieux complot se trame contre sa majesté. Detective Dee était autrefois un fonctionnaire fidèle et, cela se devine, un héros au passé harkien – un aventurier qui met son sabre au service du bien et de la justice. Jugeant que la reine avait, prétendant à l’Empire, violé les lois de l’État, il s’était rangé du côté de la rébellion et, tombé en disgrâce, avait été emprisonné. Pourtant, lorsque les conspirateurs déploient leur jeu, la Reine décide de rappeler le Juge Dee de son exil, et le réintègre dans le rangs de l’ordre du Temple où il est immédiatement confronté à une intrigue double comme une lame chinoise.

Une première piste mène à une affaire de flamme mystérieuse qui réduit en cendres les fonctionnaires de la Reine. Une deuxième confronte Dee à des personnages capables de changer d’apparence. La première énigme tourne autour de la construction d’un Colosse qui s’élève en face du Palais royal. Le deuxième dépasse l’intrigue du film, ou bien y intègre une figure traditionnelle de cape et d’épée à la chinoise, celle des filles qui se déguisent en garçon et partent à l’aventure. Dans Reign of Assassins, film jumeau de Detective Dee, signé John Woo et présenté au même moment que celui-ci à la dernière Mostra de Venise, l’héroïne changeait de visage par le biais d’une opération chirurgicale. Déguisement qui (toujours dans la tradition du cinéma chinois) trompait tout le monde sauf le spectateur. Ici, le truc est encore plus simple : des aiguilles pointées dans le cou permettant rapidement de changer d’aspect. La particularité de Detective Dee est que les femmes s’y transforment en hommes. Et prennent leur place. Pourquoi est-ce que cela pose problème ?

Les deux intrigues se réunissent vers la fin. Je ne rentre pas dans les détails. Le Colosse est l’arme que les conjurés utilisent pour éliminer la Reine. Arme phallique, toute sa structure se tenant sur un gigantesque sexe en bois que l’armure de la statue enveloppe. Cette monumentale érection, provoquée par la Reine qui en est la commanditaire, une fois comblée d’un certain fluide chaud, se renversera sur sa résidence et, selon les souhaits des rebelles l’écrasera. A moins que DD ne décide de s’en mêler. Mais pourquoi devrait-il sauver son ennemie d’antan ? En principe, il devrait plutôt adhérer au complot. C’est ce que suggère le dénouement d’une histoire d’amour entre Dee et Shangguan Wan’er, belle et pugnace, bras droit de la Reine : Dee, pas moins que les conjurés, est frustré par l’idée d’une femme au pouvoir. Poussant un peu les choses, voici ce que Hark semble vouloir dire : le pouvoir d’un homme sur ses sujets se fonde uniquement sur sa force. Il le garde tant qu’il est assez puissant pour résister à l’agression de ceux qui entendent prendre sa place. Tandis qu’une femme, mélange de force et de charme, reste un mystère inextricable, même pour quelqu’un d’aussi futé que Dee, l’étreinte amoureuse étant tragiquement plus ambiguë qu’une lutte à mort pour la reconnaissance.

Je ne vous dit pas comment cela se termine. Mais sachez que notre Dee est un vrai héros old school, un revenant d’un monde en voie de disparition. Tantôt son sens du devoir l’amène à protéger le nouveau pouvoir, tantôt son éthique le conforte dans sa méfiance. Un carton nous informe que le règne de la première impératrice de Chine sera au final assez court. Après quelques années, elle remettra elle même les rennes dans les mains de l’héritier. Tsui Hark, cependant, a l’air de nous dire que l’Histoire ne sera jamais plus la même. Une nouvelle forme de pouvoir est en place et le spectateur, pas moins que le juge Dee, devrait s’en méfier. Detective Dee regarde au fond de ses images flamboyantes, de ses longues scènes de combat, la même flamme obscure qui brûle dans l’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu (qui ne fut pas femme, mais parfois un avatar de sa femme) dont il pourrait être le prequel. Cette flamme est celle des démocraties populaires à base charismatique, dont l’autorité ne se fonde pas uniquement sur la puissance mais aussi sur l’amour. Un chef qu’on ne peut pas seulement craindre mais qu’il faut aussi aimer ne peut être qu’un despote. Dee le sait et n’hésite pas à se sauver.

par Eugenio Renzi
lundi 25 avril 2011

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